Les jambes battant dans le vide, Emrys tire une bouffée de sa cigarette. Le carton, sous lui, émet un drôle de craquement. Plutôt que de s'en préoccuper, il préfère ajuster avec soin une mèche de ses cheveux qui refuse de rester en place. Ses talons heurtent de temps en temps le bord du coffre dans un 'clang' sonore qui résonne étrangement dans la rue vide ; bientôt, il cale le mouvement de ses jambes sur une musique à la mode.
Son père voit les derniers détails avec le propriétaire de l'appartement, au troisième : en attendant, il reste ici. Ça commence à faire long mais il attend.
Après avoir calmement expliqué à son père qu'il avait des problèmes dans son école et ne voulait plus y retourner, ils avaient eu une petite discussion : elle avait concrètement mené à deux choses. La première, quelques mensonges pour réussir à justifier son envie de changer d'endroit. La deuxième, une attente inconfortable. Il avait du rester enfermé chez lui pendant plusieurs semaines avant que son père, toujours aussi efficace et prévoyant, ne réussisse à recontacter un ami qui lui avait proposé un appartement et du travail quelques mois plus tôt. Par chance les deux offres tenaient encore et, dès que les différents papiers furent signés, la voiture avait été de nouveau remplie.
Ça commence à faire loin de sa ville natale, de sa mère, de Lindsay. Tant pis.
Il n'a même pas dit au-revoir à Charlie. C'est peut-être mieux comme ça, dans le fond. Il n'allait quand même pas lui expliquer le fond du problème, si ?
« Je t'aime beaucoup, Charlie, mais finalement les garçons c'est pas trop mon truc. »Et puis il aurait tout compris de travers.
Évidemment.
« Hey, mec ! »
Emrys ne lève pas tout de suite le nez de ses baskets, trop occupé qu'il est à souffler un joli nuage de fumée.
Il est passé au coiffeur la semaine précédente ; pour la première fois depuis des années, il s'est reconnu dans le miroir. Ces cheveux coupé courts, sans maquillage ni artifice, c'est lui. Lui. Pas elle, lui.
Ça va faire un an qu'il y pense, des semaines qu'il en est sûr. Pourtant, impossible d'en parler à son père.
Il va bien falloir faire quelque chose.
Et soudain, c'est la nuit. Ennuyé par la baisse significative de lumière, il regarde devant lui.
Un garçon le dévisage avec curiosité, trop près pour son propre bien. Ou celui de ses poumons, en tout cas.
Pris de panique, il manque de grimper totalement dans le coffre et de s'enfermer dedans.
Heureusement pour sa crédibilité, l'autre parle avant qu'il n'ait eu le temps de replier ses jambes à l'intérieur de l'habitacle.
« Ah, tu m'écoutes ! Tu viens d'emménager ? Moi c'est William. »
Emrys acquiesce, un peu hébété, et serre sans y penser la main qu'on lui tend. Il en mord presque son filtre.
« C'est cool. »
Pendant quelques secondes, le silence s'installe entre eux.
...
'Mec' ?« Bref. C'est quoi ton nom, à toi ?
-Emrys. »
William plisse les yeux derrière ses larges montures noires, visiblement en pleine réflexion ; son regard finit de gêner le brun. Il se concentre sur sa cigarette, un bras croisé sur sa poitrine, et prie le ciel pour que son père descende le plus vite possible.
Il sait bien que sa voix n'est pas très grave. Il sait bien que dans sa nouvelle école, dès que son père l'aura inscrit, sa jupe finira de noyer les ambiguïtés. Il ne sera même plus une fille un peu brusque : il sera une fille qui ressemble à un garçon.
Il aurait peut-être mieux fait de s'habituer au carré soigné, finalement.
« C'est marrant, je connais une fille qui s'appelle comme ça ! C'est casse-pied, les noms mixtes. Toujours un crétin pour te dire que t'as un nom de nana. »
Le rire grave du jeune homme en face de lui manque de vraiment le faire fondre en larmes. Pourtant, il décide de rire avec lui. Doucement, pour éviter de partir dans les aiguës.
« Je te jure. Tu vas aller dans notre
charmante école, hm ? »
Il va pour répondre, mais la porte d'entrée de l'immeuble s'ouvre brusquement. Son père le cherche des yeux ; hausse un sourcil surpris en voyant qu'il est accompagné.
Mourir. Il aimerait mourir, s'enterrer quelque part. Cette ville n'est pas très grande mais il doit bien y avoir un cimetière, non ?
Il va y avoir un bug, bien sûr qu'il va y avoir un bug. Abruti.
« Bonjour Monsieur ! Je faisais connaissance avec votre fils, vu que vous venez d'emménager. Enfin vous le savez, ça, vu que c'est... Vous, mais, ouais. »
Enterré six pieds sous terre, loin, loin, loin.
« … Ah. D'accord. Mais on va devoir monter les cartons, maintenant.
-Je peux vous aider ? Si je rentre chez moi, ma mère va me forcer à faire la vaisselle. Je préfère monter des cartons.
-Comme tu veux. Tu viens nous aider,
fils ? »
Tout son visage brûle. Même en remontant sa capuche sur sa tête il peut sentir le regard de son père posé sur lui.
Il voudrait disparaître. Ne pas avoir à affronter son air amusé, ne pas avoir à entendre la fin de la plaisanterie. Parce que bien sûr, il ne conçoit pas que son père puisse être sérieux. Il va le dire à ce type, non ? Qu'il s'est trompé. Que ce n'est pas son fils mais sa fille. Qu'il devra mettre une jupe dès qu'il ira en cours. Il va le lui dire, il en est persuadé.
Alors il évite son regard quand, d'une main tremblante, il lâche sa cigarette au sol et s'empare d'un carton.
« Il est inscrit à l'école du coin, Monsieur ? Notre uniforme est très classe.
-Oh, mais Emrys détestait ses anciens uniformes. C'est un garçon très... pointilleux. »
Leurs regards se croisent enfin ; bleu sur bleu.
« Mais notre uniforme est
vraiment trop classe. »
Au moment même où William quitte le petit appartement – en priant pour ne pas avoir à faire la vaisselle – le silence retombe chez les Sulwyn. Les cartons, disposés çà et là dans le salon/salle à manger, font presque autant de bruit que les deux habitants, debout chacun de leur côté. Tant et si bien qu'Emrys, dos à son père, ose à peine respirer.
C'est insupportable. Il doit bouger.
« Je vais... Aller ranger mes affaires. Dans ma chambre. »
Il n'a pas le temps de faire un pas.
« Oh que non. Assied-toi. »
En d'autres circonstances il aurait répliqué ne pas être un chien. Là, il en serait incapable.
Il s'assoit sans protester.
Son père tire une chaise à côté de lui, pose ses lunettes sur la table. Ses cheveux bruns, sa légère barbe, sa solide mâchoire ; autant de détails qu'il a retenu par cœur et que, pourtant, il ne parvient pas à regarder. Même ses mains, dans un coin de son champ de vision, le stressent à s'en rendre malade.
Comme avant l'hospitalisation de sa mère, l'angoisse le fige sur place. La panique brise ses jambes en deux. Et si, et si, et si... Et ça n'en finit pas.
On en a, du temps pour penser, en quelques secondes.
« Je dois te prendre un uniforme masculin, c'est ça ? »
Les larmes montent dans ses yeux bleus. Il ouvre la bouche, cherche à s'expliquer, à répondre ; rien ne vient. Il a tout préparé, pourtant, a tout mis au clair dans sa tête en prévision du jour où il devrait s'expliquer à voix haute.
« Je suis un garçon, c'est tout. Je veux juste être considéré comme un garçon. »Mais sous le regard attentif de son père, une fois face aux faits, il n'y a plus que sa panique qui accepte de sortir. Sa gorge brûle.
Et si, et si...
Un soupir fend l'air.
« Tu tiens vraiment ton côté prise de tête de ta mère, toi. » De surprise, Emrys lève les yeux. « Je t'ai pas demandé de disserter, je t'ai demandé si oui ou non je devais te prendre un uniforme masculin. Donc ? »
La panique, l'incrédulité ; autant de sentiments qui rendent muet. Alors il acquiesce, le cœur sur le point d'imploser sous le poids du stress.
Son père lâche un 'hmm' dubitatif.
« Je m'en doutais. J'écrirais une lettre à ton lycée. Sachant que ça implique deux choses, au moins : un, que tu ne dises rien à ta mère. Pour des raisons évidentes. Deux... »
Son père lui paraît à présent presque soucieux : et le silence qui s'infiltre dans ses oreilles, sentencieux, ressemble à s'y méprendre à un avertissement.
« Que tu l'assumes. Que ce soit une phase, une... Lubie ou un choix de vie, peu importe. Moi je m'en fiche complètement, mais ce ne sera sûrement pas le cas de tout le monde. Ça risque d'être difficile par moments.
-Je sais ! »
Sa voix, cassée par l'inquiétude, sonne plus aiguë que d'ordinaire.
Et là, face à son père qui agit comme si on venait simplement de lui avouer un secret vaguement gênant, il ne sait plus quoi faire. Il avait imaginé le drame, le rejet ; les cris, l'incompréhension. Cette discussion n'a même pas l'air d'en être une. C'est ridicule.
Il a peur.Et peut-être que, dans le fond, il aurait préféré qu'on l'en dissuade. Qu'on lui donne une raison de rester au chaud derrière ses certitudes, qu'on l'empêche de sauter le pas.
Parce que si aujourd'hui il saute...
« J’espère bien. J'ai pas envie de m'habituer à dire 'il' si tu comptes rechanger dans un mois.
-Ça va pas, non ? Je sais ce que je fais ! »
Demain, il tombe.
« Her, Emrys ! C'est toi, hein ? »
Jambe tendue, cheville posée sur la barre en face de lui, il se retourne vers le grand brun qui vient de l'aborder. Un sourire maladroit étire ses traits.
« Oui, William. C'est moi. »
Yeux plissés à presque les en fermer, le jeune homme semble se détendre au son de sa voix.
Du peu de temps qu'il a passé dans sa nouvelle école, Emrys a eu le temps d'apprendre deux trois choses fondamentales. Un, qu'il ne pourrait pas avoir un meilleur père que le sien. Deux, qu'aucun de ses professeurs n'a fait de remarque à son propos jusque là – ce qui confirme le premier point. Trois, que tant qu'il porte l'uniforme masculin, personne ne se pose vraiment de questions. Quatre, que William n'y voit
vraiment rien sans ses lunettes et est gentiment considéré par ses camarades comme 'le cinglé qui harcèle tous les nouveaux'.
Comme il n'est que dans son cours de sport, ça ne le dérange pas trop. Pour l'instant.
« Je t'ai pas vu dans les vestiaires, je croyais que je m'étais trompé du coup. T'aimes pas te changer en public, hein ? Je te comprends. Non, sérieux – il descend d'un ton et se penche vers lui, l'air soudainement très concerné – c'est malsain, les vestiaires. »
Malsain ? Pour ça, il veut bien le croire. Ils n'ont sûrement pas les même raisons en tête mais, au final, seule la conclusion importe. Il acquiesce donc, mimant l'air conspirateur de son presque-ami pour bien lui montrer à quel point il est d'accord avec lui.
Pour une raison qui lui échappe, son approbation sincère semble réellement toucher son camarade.
Il va pour lui demander si quelque chose le tracasse – parce qu'Emrys étant Emrys, il ne
peut pas accepter d'ignorer ce genre de regards – mais un coup de sifflet du professeur l'en empêche. A peine a-t-il reposé ses deux jambes au sol que la longue silhouette de William s'est déjà échappée plus loin, au milieu des autres élèves.
Il les rejoint en trottinant et écoute les instructions d'une oreille attentive. Sa brassière trop serrée le comprime bien, oui – mais elle le blesse aussi plus que nécessaire. Sa respiration, déjà un peu abîmée par la cigarette, n'est vraiment pas aidée. Il tire toutes les deux minutes sur la fabrique de son t-shirt, passe d'un pied sur l'autre en espérant que ni sa stature trop fine, ni ses formes ne le trahiront. Physiquement, c'est...
Éprouvant.« Emrys, tu rêves ? Le prof a dit de courir. Tu viens avec nous ? »
Ses doigts, repliés sur le bord de son haut, glissent doucement vers les poches de short. Il esquisse un sourire aux deux filles qui viennent de l'aborder ; leur répond par l'affirmative. Elles semblent satisfaites et se mettent à avancer, doucement, à un rythme qu'il assimilerait plutôt à de la marche rapide. Pas à de la course, en tout cas.
Mais ce sont ses premiers jours ici, il ne s'est pas encore fait de vrais amis ; insulter les autres n'est pas dans ses priorités. Refuser une main tendue non plus. Comme quand un an plus tôt il a essayé de s'intégrer en devenant la fille-type, il essaie à présent de se normaliser en tant que garçon : il n'a pas le droit à l'erreur. Pas la moindre. Au premier faux-pas, ce sera la chute.
Il a déjà eu suffisamment mal comme ça. Du moins le pense-t-il.
Quand William les dépasse pour la deuxième fois, manquant de renverser la petite blonde qui l'a interpellé quelque minutes plus tôt, Emrys ne peut empêcher son regard de le suivre. Ce qui n'échappe pas à l'autre fille, sur sa gauche.
Son soupir est méprisant.
« Oui ben, il court vite. Il faut bien qu'il soit doué à quelque chose, vu que sinon il est bizarre.
-Vraiment trop nul. »
Et il acquiesce, cet imbécile. Devant ces regards inquisiteurs, malgré ses jambes qui brûlent d'envie d’accélérer, il acquiesce. Bizarre ? William, bizarre ?
Sa gorge le brûle.
Si William est bizarre, alors lui il est quoi ?
Il est juste...
« Tu peins ? »
Ses yeux bleus dérivent jusqu'à la fille qui s'est assise à côté de lui.
« Ah. Oui. Qu'est-ce que tu fais là, Jane ? »
Jane ; la petite blonde du cours de sport. Étant dans la majorité de ses classes, il est normal qu'elle se soit un tant soit peu rapprochée de lui. Maintenant qu'il a quelques amis et s'entend bien avec à peu près tout le monde, son stress a commencé à, doucement mais sûrement, s'évaporer en une fine couche de tranquillité : il respire. Enfin façon de parler, vu le peu d'air qu'il réussit à inspirer avec cette stupide brassière, mais c'est déjà mieux que rien. Son père lui achètera quelque chose d'un peu mieux. Bientôt.
Et Jane continue de le fixer.
Qu'on puisse s'intéresser à lui – sentimentalement – est un fait qu'il n'a pas encore osé admettre, en tant que garçon en tout cas. Les filles, jusque là, ne l'avaient regardé que comme une bizarrerie au mieux attachante, plus généralement chiante ; plaire ne fait pas partie de son vocabulaire.
Alors là, il fait vraiment de son mieux pour ignorer la façon dont elle enroule ses cheveux autour de son index. Elle pourrait tout aussi bien écrire 'regarde moi' sur son front.
« Je peux regarder ? »
Il acquiesce ; elle ne bouge pas d'un pouce, ses jolies mains sagement posées sur sa jupe bleue. Et il lui dirait bien qu'il n'arrive pas à dessiner ou peindre en public, qu'elle l'ennuie, mais...
Elle est jolie. C'est bien ça, le problème.
Alors il étouffe un rire, tâche sa joue de rouge du bout de son pinceau. Elle glapit, l'insulte ; il recommence.
Parce que dans ses yeux vert de gris, il espère trouver un reflet qui lui convienne.
Mais ça ne dure pas.
Rien ne dure, de toute façon.
« Emrys, sors de là.
-Jamais.
-T'es ridicule. Je t'avais dit que ce serait pas toujours facile.
-Laisse moi crever. »
Il entend son père étouffer une exclamation exaspérée, de l'autre côté de la porte, et serre un peu plus fort ses genoux contre son torse.
Jane lui est tombé dessus ; c'est aussi simple que ça. Juste un contact de trop, un bête... Contact. Il suffit d'une main qui effleure trop longuement un torse censé être plat ; il le savait, en plus. Il le savait. Il l'a juste oublié, l'espace d'une seconde. Oublié qu'il devait faire attention, mentir, se cacher.
Elle l'a senti. Et lui, il est parti.
Et c'est fini. La peinture sèche sur son visage et ses vêtements, tout comme les restes de joie que ces quelques mois à être lui-même lui ont apporté. Tout sèche, s'écaille, s'en va.
Reste juste la colère, la frustration, le profond sentiment d'injustice qui jamais ne disparaît.
Rien que ça.
« Je t'ai déjà dit que tu étais ridicule ? C'est pas en restant enfermé dans ta chambre à pleurer sur ton sort que tu vas aller mieux. Dis leurs que tu t'en fiches. Fiches-toi en.
-Mais j'y arrive pas, moi ! J'y arrive pas, d'accord ?! »
Son cri et la colère qu'il véhicule laissent derrière eux un long silence.
Il n'y arrive pas, non. Son cœur à lui est mou et fragile et plein d'eau. A la moindre fissure, il pleure à torrent. S'écroule.
« On ne pourra pas partir avant l'été. J’espère que tu en as conscience. »
Emrys étouffe un autre cri dans sa couverture banche.
S'il doit supporter le regard des autres, il va en mourir. En mourir, en mourir.
Et c'est fou ce qu'on dramatise, à quatorze ans.
C'est aussi fou ce qu'on est cruel, à quatorze ans.
Quelle école d'abrutis.
Son casque sur les oreilles, il récupère ses affaires de sport qu'un idiot a cru bon de mettre dans la poubelle. A travers le brouhaha ambiant, il perçoit l'écho de rires moqueurs.
Règle numéro un : ceux qui s'en fichent perdent contre ceux qui se moquent.
Règle numéro deux : se plaindre ne sert à rien.
Il commence à comprendre. Tout à l'heure, il en entendra grommeler quant-au niveau intellectuel de ceux qui ont cru bon de jeter ses affaires à la poubelle ; tout à l'heure, il verra ces même personnes regarder faire sans rien dire. C'est comme ça.
Il faut juste tenir. Encore quelques mois et ce sera bon.
Juste quelques mois.
« Tiens, Emrys, j'ai retrouvé ton cahier !
-... Merci, Will. »
A peine est-il sorti des toilettes, son sac en travers de l'épaule, qu'un petit groupe d'élèves posté à quelques mètres de là s'arrête immédiatement de parler. Il grincerait bien des dents, mais là il est juste fatigué ; il se contente de leur adresser un regard noir et d'aller poser ses affaires près de la barrière.
Il a séché plusieurs cours de sport, depuis que la nouvelle s'est répandue ; et puis il a fini par décider que, de toute façon, ce n'est pas un cours en plus ou en moins qui va changer quoi que ce soit à sa vie.
Pour la énième fois de la semaine, Jane quitte son groupe d'imbéciles et se dirige vers lui.
Pour la énième fois de la semaine, il lui adresse une grimace de dégoût et va s'étirer plus loin.
« Emrys, t'abuses ! Je veux juste parler, quoi. »
Plus pour pouvoir en finir avec cette histoire qu'autre chose, il s'arrête brusquement et se tourne vers elle. Et même quand il la voit garder une distance de sécurité, l'air soudain un peu inquiète, il ne parvient pas à radoucir son expression. Il faut dire qu'il fait déjà son bon mètre soixante-dix ; elle, elle frôle le mètre cinquante.
Niveau athlétisme, leurs différences de capacités est pire que flagrante.
« T'es pas obligé de me regarder comme ça ! A cause de toi, y'en a qui m'évitent. Tu pourrais au moins leur dire que c'est pas de ma faute si on te traite comme ça.
-T'es sérieuse ? »
Et elle acquiesce. Sérieusement, en plus.
Mon Dieu.
« T'es vraiment conne ou tu le fais exprès ? »
Pour le coup, Emrys ne saurait dire qui d'eux deux est le plus surpris par la méchanceté dans sa voix. Mais impossible de faire marche arrière.
« Que tu penses pas à un seul moment que je puisse vouloir garder ça pour moi, d'accord. Mais tu sais quoi ? – et il hausse le ton en disant cela – Si tout le monde se met à te détester parce que t'es qu'une abrutie sans cervelle, eh ben tant mieux ! J'en ai strictement rien à foutre ! »
Rien, rien, rien du tout. Qu'elle se retrouve seule, elle aussi, ça lui apprendra.
Il s'en contrefiche.
« Maintenant j'aimerais courir. »
Et personne ne dit rien. Ni l'enseignant, ni les quelques élèves qui ont pu l'entendre élever la voix. Ils le regardent un moment puis retournent vaquer à leurs occupations quand il s'éloigne à grandes enjambées. Jane reste là ; peut-être qu'elle pleure, il n'en sait rien et ne veut pas le savoir.
Ses foulées s'allongent sans retenue, sans contraintes ; il n'a plus personne à qui adapter son rythme, de toute façon. Il se contente de courir jusqu'à en avoir le souffle coupé, les jambes paralysées, les mains tremblantes. Courir pour oublier, s'en moquer, se vider la tête.
William ralentit, cale ses foulées sur les siennes.
« Emrys ! J'étais sûr que tu courais vite, tu vois ! Allez allez, tu gères là ! »
Ses poumons vont éclater. Il n'est plus habitué à courir si vite.
Il s'en fiche de tout, de rien, de tout, de tout. De rien du tout. Et ça fait toujours, toujours aussi mal. Toujours.
« N'empêche. Quand je disais que c'était casse-pied, les noms mixtes ! T'aurais du changer de nom, style, Arthur. C'est super viril, Arthur. Tu trouves pas, Arthur ? »
Il s'étrangle de rire.
L'année se termine ; il emballe ses affaires sans entrain. Ça commence à devenir fatiguant, cette manie de partir au moindre problème. Mais comme son père semble trouver ça bien pratique 'pour trouver un meilleur travail', il n'a pas l'occasion de revenir sur sa décision.
Juste avant de partir, William vient lui dire au-revoir. Un échange de numéros plus tard, Emrys en est à lui adresser des sourires anxieux. Et si son autre école est pire, hein ? Et si...
« Fiou, j'ai quand même cru que j'allais te rater. 'fin maintenant que j'ai ton numéro, c'est par-fait. » Et vu le ton joyeux de sa voix, impossible de le contredire sur ce point. « Comme ça je pourrais te rappeler dans dix ans, voire ce que tu es devenu. Enfin avant aussi, hein, mais dans dix ans quand même. Genre ouais ! Dix ans quoi. C'est pas rien. »
Son sourire se fait plus pâle encore. Dans dix ans, vu sa capacité à faire face aux problèmes, il sera sûrement plus mort que vif.
Et depuis quand est-il devenu si pessimiste ?
William lui lance un violent coup de poing dans l'épaule, le sourire aux lèvres ; suffisamment fort pour qu'il laisse s'échapper une exclamation de douleur et que son père, derrière eux, hausse un sourcil.
« Mais arrête de déprimer, j'hallucine ! T'as même pas quinze ans et t'es mignooon comme tout, tu devrais sourire ! »
La grimace que William imprime sur son visage en tirant ses joues ne ressemble absolument pas à un sourire ; ce qu'il en reste quand il le lâche, en revanche, si.
« Tu vois, tes amis sont bien plus intelligents que toi. » Et cette remarque-ci vaut une véritable grimace à son père. « Tu devrais prendre exemple sur lui. »
Il lève les yeux au ciel, se perd un instant dans la contemplation d'un nuage. Peut-être bien qu'il devrait, oui ; peut-être qu'il peut. Peut-être qu'il en est capable. S'il s'en donne la chance, il se pourrait même qu'il y arrive.
S'il rate, tant pis. Mais s'il gagne ? S'il court, encore et encore et encore et réussit à gagner la course ?
Maintenant qu'il a sauté, le plus dur est fait. Il doit juste tenir la distance.
Juste ça.
« Hey, Emrys ! Ça va ?
-Oui. Je m'intègre moyen mais, bon, ça va.
-Ouais, cool alors ! Tu peux m’appeler et tout si tu veux parler, hein. Genre ''William pitié je suis triste'' et je dirai ''Okay Arthur, bouge pas j'arrive''. D'ailleurs en fait je devrais être Arthur et toi Merlin, c'est absolument pas logique. Mais tu le feras hein ? »
Un rire amusé résonne dans la pièce.
« Je t'appellerai, promis. »
« Her, t'es une gonzesse en fait ? »
Ignore, ignore, ignore, ignore, ils sont stupides, ignore, ignore.« Mais fous lui la paix, à la fin ! »
« Je suis désolé, Emrys, mais tu ne peux pas faire partie de l'équipe masculine. C'est une histoire de papiers, tu comprends... »
Tout va bien. Tout va bien, tout va bien, tout va très bien.
« Hey, Miss Emrys ~
-On t'a dit de lui foutre la paix, sérieux. »
Ignore, ignore...« Mais ! Je suis sûr qu'il serait mignonne en jupe, c'est tout ce que je -
-LA FERME ! »
Ses phalanges heurtent violemment une mâchoire carrée ; surpris et sonné, l'autre titube.
Recule, Emrys.
Recule.« Putain de – ! »
Recule, recule, vas-t-en. Fuis, comme d'habitude.
Déménage, pleure et vas-t-en. T'es bon qu'à ça.
Vas-t-en.
« Her, pourquoi tu parles comme ça ? Y'a un problème ? »
Un bras autour de ses genoux repliés, Emrys inspire profondément. Sa lèvre et sa joue lui font mal, mal, mal.
Tellement mal.
« Je me suis juste pris la tête avec quelqu'un, marmonne-t-il. Rien de grave.
-Oh ? Tu. Ah, t'es dans les toilettes, c'est ça ? Ça résonne bizarrement ! »
Ses yeux bleus se posent sur la porte en bois, les murs blancs. Doucement, il clôt ses paupières et tente d'ignorer les bruits qui résonnent à l'extérieur.
Tellement mal, mal, mal. Une larme roule le long de sa joue bleuie.
« Non. Je suis dans le bureau du CPE. On s'est un peu battus mais ça va, je me suis pas laissé faire. Mon père va arriver bientôt.
-Oh wow, okay ! Ça va aller, hein ? »
Il acquiesce de nouveau, les mains tremblantes. Ça va aller ; bien sûr que ça va aller.
William raccroche enfin. Le portable glisse au sol et, sans un mot, Emrys plonge sa tête entre ses bras. Recroquevillé sur lui-même comme un enfant effrayé, il laisse s'échapper un sanglot. Il a mal, mal, mal. Il a mal. Il ne veut pas sortir des toilettes et il a mal.
Je veux juste être normal.
Allongé sur son lit, Emrys fixe le mur. Pas la fenêtre, pas les quelques dessins qu'il a accroché de-ci de-là ; juste le mur. Sa teinte ocre, ses détails gris, sa frise bleuâtre qui court près du plafond... Il le fixe dans les moindres détails, yeux à demi-clos. Il espère réussir à y faire un trou, parvenir à oublier. Il n'a pas envie d'aller au lycée, pas envie de manger, pas envie de peindre. Il ne saurait dire depuis combien de temps il n'a pas réussi à sourire.
Il a mal.
A défaut d'une autre solution, il s'insensibilise. Comme ce mur, comme ces rideaux ; sans émotions, pas de douleur. Sans émotion, pas de pleurs. Tout irait bien, plus rien ne le toucherait. Ce serait... Le paradis sur terre, non ?
Allongé sur son lit, Emrys ne pleure plus.
Il ne pleure plus du tout.
« Alors, ça va toujours ?
-Oui, oui. Je m'en sors.
-T'as encore déménagé, nan ? Mec, t'en vois du pays ! T'as de la chance, moi je dois rester faire la vaisselle dans mon patelin. C'est cool là-bas ?
-Oui, assez. »
Le pinceau glisse sur la toile ; Emrys contemple le résultat d'un regard terne. Par la fenêtre, il peut voir le ciel gris ; son tableau est encore trop bleu. Trop bleu, trop bleu. Ça lui rappelle ses yeux, l'espoir d'un jour voir le beau temps de nouveau. Ça ne va pas, non, ça ne va pas – c'est trop bleu, il déteste ça. D'un mouvement lent et fatigué, il mélange les couleurs sur sa palette jusqu'à obtenir un brun noir mat, indifférent, qui ne veut absolument rien dire. Une couleur qui ne lui inspire rien. Juste ce qu'il lui faut.
Dans sa chambre, les vêtements s'entassent au pied du lit et les crayons, les gommes et les feuilles ne sont que rarement ramassés. Il n'a pas été chez le coiffeur depuis un moment ; ses cheveux commencent à vraiment le gêner et il doit régulièrement les repousser derrière ses oreilles. Distraitement, Emrys se regarde dans la glace de l'armoire. Il a toujours été fin, ce n'est pas inquiétant. Ses traits sont tirés et ses cernes s'agrandissent de jour en jour, mais là encore rien d'inquiétant. Rien d'inquiétant, rien d'inquiétant. Il n'y a rien d'inquiétant, rien d'alarmant dans sa silhouette si ce ne sont ses formes, ses absences et ses trop. Féminin, masculin. Las, il n'a pas même la force de jeter son pot de crayon contre le miroir ;
je ne ressemble à rien.« Her, t'es sûr que ça va ? Ta voix a l'air bizarre.
-Juste un peu fatigué. T'en fais pas, William, on se verra dans dix ans. »
Il n'y croit même pas ; de lourds traits foncés viennent recouvrir le paysage qu'il s'est appliqué à peindre toute la semaine pour, sur conseil de son père, se changer les idées. Dans dix ans il sera mort, mort et enterré. Dans dix ans il ne sera pas plus heureux de vivre que maintenant. Dans dix ans il coulera toujours, alors honnêtement – à quoi ça sert, tout ça, hein ? A quoi ça sert de peindre, de s'amuser, de se faire des amis si c'est pour... Se prendre des insultes, être incompris, avoir mal et avoir peur et vouloir partir, s'enfuir le plus loin possible de tout et tout le monde ?
Ça ne sert à rien. Il en a voulu à Jane et maintenant, il se rend compte que tout le monde est comme elle. Plus personne ne s'ennuie à rester ami avec lui puisqu'il rejette toute les mains tendues et s'isole dans son coin.
Courir, hein ?
Il courra seul. Tout seul. Il n'a besoin de personne.
« Je vais. Dormir. Rappelle moi plus tard, tu veux ? »
Il n'attend pas la réponse de William avant de rabattre le clapet de son portable, coupant court à la conversation. Son tableau est couvert de noir et de mélancolie ; il ne ressemble plus à rien. Paupières à demi-closes, il esquisse un sourire sans joie. Ça lui ressemble mieux, ça. Raté, raté, moche. Personne ne veut d'un tableau raté. Et lui, il est tellement...
Fatigué. Comme répondant à une sonnette d'alarme, son père frappe à la porte. Malgré le « non » qu'on lui adresse, il ne se gêne pas pour rentrer dans la pièce. Son regard se pose sur la toile ; il fronce les sourcils. Pas fâché, non. Pas même ennuyé ou agacé par les élans dramatiques de son fils comme il a pu l'être par le passé. Juste mortellement inquiet.
Ces derniers temps, le regard d'Emrys est complètement vide.
« Tu viens manger ?
-Pas faim.
-D'accord, je reformule : tu viens manger. Il faut que tu manges, mince ! Tu peux pas passer tout ton temps libre à... Dormir et ruminer. »
Le jeune homme pince les lèvres. Indifférent aux critiques, il étale la peinture brune sur la feuille blanche.
« J'ai pas faim. »
'Le plus dur est fait. Il faut juste tenir la distance.'
Il y a cru, au début. Il a couru, couru, couru. Mais à force de trébucher, de tomber, de se relever et de s'écorcher, de heurter le sol à chaque croche-pied –
Ses jambes ont fini par... Casser. Se briser. Ses chaussures et sa volonté sont usées, il n'en peut plus de s'élancer sur une route dont il ne voit pas le bout. Emrys est fragile, Emrys est faible. Plus il s'enfonce et plus il perd de force ; les regards le transperce et il aimerait se cacher derrière les jambes de sa mère. Elle ne sait même pas ce qu'il vit. Personne ne sait.
Il voudrait juste...
« D'accord. »
Ethan sort son portable d'un geste sûr. Il ne peut pas rester sans rien faire ; ne compte pas attendre les bras croisés. Le jour où Emrys est passé des crises de larmes à l'indifférence pure et simple, il s'est dit que ce n'était qu'une phase passagère. Qu'il se relèverait.
Mais là, son fils ne s'en sort pas.
« J'appelle un psy. Ce sera l'occasion de lui parler de tes hormones, de toute façon.
-Hein ? J'ai pas besoin d'un – !
-Ce n'était pas une question ! » La violence dans la voix de son père le fait taire aussi sec. « J'appelle le psy et je te traîne jusqu'à son bureau si besoin est. Fin de la discussion. »
La porte se referme sans violence, en silence.
Il ne descend pas manger.
Une, deux, une, deux ; inspire, expire, inspire, expire.
Malgré la chaleur et son binder qui lui colle à la peau, Emrys ne ressent aucune gêne, aucune douleur dans la poitrine ou le cœur. Il court, une deux, une deux, concentré sur la régularité de ses foulées et le poids rassurant qui pèse sur ses bras nus. Les maisons se succèdent aux maisons, éparses et devancées par de petits jardins décorés pour la plupart sommairement ; il lève la tête, soupire ce ciel trop bleu. Ça fait plusieurs mois déjà qu'il habite dans les environs et, pourtant, il n'est jamais allé aussi loin. Le village lui paraît tranquille, comme endormi sous la chaleur de plomb de ce mois d'août, et ce silence lui convient. Parce que même si ça va mieux, même si cet endroit lui plaît et qu'il fait beau, Emrys n'a pas envie de croiser qui que ce soit. Il ne connaît encore personne et, quelque part, cette situation lui semble enviable. Il redoute septembre, la rentrée, la ré-scolarisation et tout ce qu'elle implique. Les adolescents, les explications, l'année à rattraper. Les adolescents. Surtout les adolescents.
Le souffle court, le jeune homme ralentit sa course et s'arrête devant le portail d'une énième maison. A côté de la plupart des villes où il a été ces dernières années, cet endroit est ridiculement petit : s'y retrouver n'est pas bien compliqué. Calant son invité surprise contre son épaule, il sort un papier froissé de sa poche. Normalement il n'aurait pas dévié de sa trajectoire habituelle pour faire son jogging, mais...
« Bon, c'est là hein ? »
Le chat ronronne contre sa joue – pour acquiescer, peut-être, songe-t-il en poussant prudemment le portillon. L'animal, en plus d'être parfaitement calme dans ses bras, correspond exactement à la photographie imprimée sur l'avis de recherche : ça n'aurait pas pu être une coïncidence. De là à savoir comment il s'est retrouvé près de chez lui, c'est une autre histoire. Cette fichue bestiole a dû décider de voir du pays. Faire une petite fugue sur un coup de tête. Crise d'adolescence.
En attendant, ses maîtres doivent être inquiets. Sous médicaments ou non, Emrys reste Emrys ; si ce n'est pas leur chat, il se contentera de le ramener chez lui. Son père ne dira sûrement pas non.
Légèrement anxieux, il appuie sur le bouton ébréché de la sonnette. Un sifflement désagréable retentit dans ses oreilles par-delà la porte close : si ça n'a pas réveillé tout le quartier, ce sera un miracle. Il attend, une, deux, cinq secondes ; puis, enfin, la porte s'ouvre.
Sur une petite demoiselle aux cheveux châtains, les yeux ronds comme des soucoupes.
« Carneeeeeey ! S'exclame-t-elle, tournée vers l'intérieur. Ton chat aura pas besoin de cercueil. Carneeeey ? » Semblant se rendre compte de la présence du jeune homme, elle esquisse une grimace gênée. « Oh, euh, rentre, je t'en prie !
-Non, ça ira, je suis...
-Où ça mon chat ? Oh, mon chat ! »
Emrys a à peine le temps de tendre les bras que le chat lui est littéralement arraché des mains ; et s'il y a quelque chose d'amusant dans la façon dont ce garçon serre la petite bête contre lui, il n'en reste pas moins pressé de partir.
Les adolescents, surtout les adolescents. Crispé de la tête aux pieds, mal à l'aise dans ses tennis, il enfonce ses mains dans les poches de son short. Il n'a plus qu'à reculer doucement, effectuer une retraite stratégique. Hisser le drapeau blanc, clamer qu'il doit s'en aller et ne pas leur laisser le temps de lui proposer de rester une seconde fois.
Le problème étant que, parfois, réussir à s'enfuir est plus compliqué qu'il n'y paraît.
Il n'a pas non plus envie de faire mauvaise impression. Doucement, ses yeux bleus se reportent sur la jeune fille.
« Merci merci merci. Tu te rends pas compte, j'étais au bord du suicide là. » Emrys sourit ; ça se voit, si. « Mais je te connais pas ! Tu t'appelles comment ? Tu courais ? T'as emménagé récemment ? Tu vas à quelle école, je t'ai pas vu dans –
-Err, si tu es pressé, tu sais, tu peux y aller. Je le retiens ! »
Opportunité inespérée. C'est le moment où jamais : recule et rentre vite chez toi, à l'abri, au chaud, dans un endroit familier et rassurant. Prends tes médicaments, vas voir le psy et dis à ton père que oui, tu vas toujours mieux, non, tu ne comptes pas te remettre à broyer du noir. Oui et non, oui mais non – oui je fais ce que je peux, non je ne me suiciderai pas. Je crois.
Elle a de jolis yeux noisette.
Et lui, il reste planté là sans rien dire.
« Tu me l'as cassé, Elly. »
Le gémissement plaintif du garçon réveille Emrys : il secoue la tête de gauche à droite.
« Non, je ramenais juste le chat. Je voudrais pas vous...
-Tu déranges pas ! Rentre, rentre. Alors attends, normalement doit y avoir... »
La dénommée Elly pousse un glapissement indigné quand son ami traîne littéralement Emrys à l'intérieur, la bousculant au passage – et s'il ne l'avait pas entendu fermer la porte derrière eux, il aurait presque pu croire qu'elle était restée bloquée sur le perron.
En suivant tant bien que mal son guide jusqu'à la cuisine, il se dit que son sourire lui rappelle celui de Charlie. Cette maison est fraîche et respire le propre : tout les rideaux sont ouverts et la lumière s'engouffre sans crainte par les fenêtres. Il y fait bon, le chat part se prélasser sur une table en bois sombre. C'est joli, c'est net et chaleureux : c'est vivant. Il y a des objets qui traînent de ci de là, la vaisselle n'a pas été entièrement faite et, posés sur un buffet, deux verres de sodas attendent que l'on accepte de s'intéresser à eux de nouveau.
C'est... Vivant, oui. Vivant.
« Voilà, une chaise ! T'as soif ? Et ton nom, d'ailleurs, c'est quoi ? On voit pas souvent de nouvelles têtes ici ! »
Emrys papillonne des yeux sans comprendre. Son père fait tout pour rendre le salon plus joyeux, bien qu'il n'y passe guère plus de quelques heures par jour. Il doit travailler.
Il fait ça pour moi, avait-il songé à plusieurs reprises en voyant les tentatives – pitoyables – de ce dernier pour faire des pochoirs correct sur les murs ; jusque-là, pourtant, il n'avait pas compris. Ou pas complètement. A quoi bon faire des pochoirs, mettre des bibelots et des jolis rideaux puisqu'ils ne restent jamais longtemps où que ce soit ? Ses propres cartons ne sont même pas complètement défaits. Ça ne sert à rien.
Mais peindre non plus. Le ciel non plus. Le soda non plus. Les amis non plus. Les jolis vêtements non plus. L'école non plus. Vivre non plus et, en définitive, mourir non plus.
Il baisse les yeux vers ses jambes repliées sous la chaise.
Depuis combien de temps n'avait-il pas eu l'impression d'habiter dans une vraie maison ?
« Emrys ! lance-t-il finalement. C'est Emrys. »
Depuis combien de temps ?Trop longtemps. Ça faisait beaucoup trop longtemps.
Mais ça va mieux, maintenant.
« Emrys, d'accord ! Moi c'est Elly, lui c'est Carney. »
Un coude sur la table, Carney esquisse un large sourire.
« Dis, moi, tu es céliba – ohw, Elly ! »
Ça va mieux.
Elly a quinze ans. Elle a de beaux cheveux châtains qui caressent ses épaules, d'adorables fossettes et un petit nez qui se plisse quand elle sourit. Quelques tâches de rousseur, de jolies formes, et aussi cette drôle de manie de mettre sa main devant sa bouche chaque fois qu'elle rit. Dans le bus pour se rendre au lycée, elle est assise juste devant lui ; et quand elle se retourne pour lui demander comment ça va, qu'elle pose ses lèvres sur sa joue et lui dit bonjour, la couleur du ciel ou la date n'ont plus grande importance.
Elly est belle, belle, belle. Depuis qu'il l'a rencontrée, Emrys n'a d'yeux que pour les siens ; il ne voit rien d'autre, rien.
« Emrys, atten- ! »
A commencer par la balle qui le heurte en plein front.
Sonné par la violence du choc, il finit le coccys en miettes ; visage caché derrière ses mains, il replie ses genoux vers son torse et lâche une suite d'insultes étouffées et incompréhensibles.
Carney et Elly se dirigent vers lui à pas pressés.
« Ça va ? Fais voir. »
Hébété mais encore trop conscient à son goût, il laisse la jeune fille tourner son visage du bout des doigts pour vérifier qu'il n'a rien.
Elly est vraiment parfaite. Elle sourit, elle rayonne : elle déborde de gentillesse et de rires à n'en plus finir.
« Ça a l'air d'aller... »
Ça a l'air d'aller, oui, dans tout les sens du terme. Il va mieux. Son père en soupirait la veille encore, les épaules lestées d'un poids qu'il en avait assez de devoir porter. Emrys va mieux et, plus important encore, il est amoureux. Le voir s'intéresser à nouveau aux autres fait plaisir à voir ; pour l'instant, c'est tout ce qui compte pour Ethan.
Sourcils froncés, le jeune homme saisit les deux mains d'Elly entre les siennes. Elles sont petites et douces ; si petites qu'à côté d'elles, les siennes semblent presque d'une taille acceptable.
« C'est bon. Tes yeux m'ont guéri.
-Emryyyys. T'es bête.
-Ah oui, complètement. »
Emrys lance un regard ennuyé à Carney – qui fait des... mouvements de poignets qu'il ne saurait interpréter (et peut-être qu'ils sont inutiles, tout compte fait) – avant de ne saisir la main qu'Elly, un sourire gêné aux lèvres, lui tend pour l'aider à se relever. Son front le lance et son dos est douloureux, mais cette pression familière autour de ses doigts vaut tout l'or du monde. Même les rires et les mimiques de l'autre idiot, les exclamations étouffées d'un de ses amis, le mauvais temps qui menace de reprendre ses droits – tout ça, chacun de ces infimes détails reprend peu à peu sens à ses yeux. Le vent souffle, le ciel est bleu. Il fait encore beau, il a mal et il est heureux.
Il est heureux.
D'un coup de pied agile, il envoie le ballon jusqu'au groupe d'adolescents que Carney est parti sermonner à grand renforts de gestes soignés.
Il est heureux, il est heureux – heureux, juste heureux.
Ils ne savent pas mais il est heureux.
Il est heureux parce qu'ils ne savent pas.
Son père se cognerait la tête contre un mur, s'il entendait ça.
« Dis ! T'as l'air plutôt bon en sport, tu devrais essayer.
-Ah... » Emrys lance un regard perplexe à Carney, qui a littéralement sauté sur Quade, un de leur ami commun. « Euh, je suis juste bon en course. Le reste, c'est pas...
-En course ? Oh, il y a un club ! Tu veux que je demande pour toi ? »
Elle lui adresse un sourire adorable.
Ce que ça peut être mesquin, ça.
« Non, enfin, si, mais c'est... Compliqué, parce que...
-Mais non ! Rosie est dedans. Elle adorerait t'avoir avec elle, j'en suis sûre. »
Rosie ? Le visage d'une fille d'à peu près sa taille à la silhouette tonique et aux courts cheveux blonds lui revient en mémoire. Elle n'est pas dans leur classe et doit habiter un peu plus loin de leur village ; résultat, il ne lui a pas encore parlé outre mesure – et surtout pas sans Elly au milieu. Elle est intimidante, Rosie, très honnêtement.
Mais c'est une fille. C'est une fille.
Les mots de son ancien professeur résonnent en boucle dans sa tête.
« Je suis désolé, Emrys, mais tu ne peux pas faire partie de l'équipe masculine. C'est une histoire de papiers, tu comprends... »Non ?
« Mais c'est une fille. »
Elly bat des cils, comme si elle cherchait à comprendre le sens de son affirmation ; puis, indifférente, elle hausse les épaules.
« Ben, oui. C'est mixte. »
Mixte ; le cerveau d'Emrys assimile lentement, le cœur au bord des lèvres d'être trop près de son amie. Leurs manches frottent l'une contre l'autre, c'est mixte, il est heureux. C'est mixte.
Un large sourire étire ses lèvres, découvrant pour quelques secondes ses dents blanches sur une joie qu'il n'a pas le droit d'expliquer.
« D'accord, je le ferai.
-Super ! »
Elle plisse le nez, bouche fermée.
Et il s'en veut, de lui mentir. Il s'en veut vraiment.
Sans doute l'accepterait-elle sans le considérer différemment ; Carney est gay, Rosie l'est aussi. Elle milite pour un peu tout et n'importe quoi, prône toutes les égalités possibles, défend ce en quoi elle croit... Alors peu importe l'angle sous lequel il regarde les choses, Emrys ne peut se résoudre à penser qu'Elly est comme Jane, comme tout les idiots qui se sont amusé à lui gâcher la vie. Elle l'accepterait. Ça paraît évident. Ça paraît logique.
Mais Emrys a peur. Il est fragile, faible, son cœur est mou et plein d'eau, recollé avec peine par un père patient et attentionné.
Je ne mens pas vraiment ; on finit par s'en convaincre.
Je ne mens pas vraiment.
« Oh, tu viens chez moi cet après-midi ? Avec Carney et Quade, on a prévu de... »
Et il sourit, incapable d'écouter vraiment.
Parce que ces yeux noisettes sont la seule certitude dont il ait besoin.
Precious and fragile things need special handling ; My God, what have we done to...« Uh – »
Doucement, comme à regret, les paupières d'Emrys se crispent puis s’entrouvrent ; aussitôt, les grésillements de la radio inondent ses oreilles d'un million d'insectes bourdonnant. Son bras droit, coincé contre la portière, est engourdi et parcouru de désagréables frisson : sa tempe lui fait mal, et il devine que sa tête a dû heurter la vitre au dernier stop. Son père n'est pas le meilleur conducteur d'Angleterre. Loin de là, même. Étonnant qu'il n'ait jamais eu d'accident, à toujours freiner au dernier mo –
Une accélération brutale le plaque contre son siège.
Son cœur rate plusieurs battements et, à l'avant, il entend distinctement Rosie pousser une exclamation ravie.
A se demander où sont les mecs, ici, grommelle-t-il en tournant la tête sur sa gauche. Peut-être que la laisser à côté de son père n'avait pas été une si bonne idée que ça, finalement. Aussi... Aussi eux l'un que l'autre.
Délaissant les pilotes du dimanche, Emrys retient son souffle une seconde, rien qu'une, pour ne pas troubler la respiration tranquille qui frôle sa nuque. Les cheveux d'Elly, profondément assoupie contre son épaule, caressent sa joue et frôlent son oreille ; sa frange trop longue, ses cils pâles, ses petites tâche de rousseur... C'est juste là, tout proche, sans importance – ce ne sont pas des détails qui cherchent à se faire remarquer, pas des évidences, quelques ratés. C'est simplement beau à regarder.
Et si Carney l'avait entendu, il aurait sûrement rétorqué avec un grand sourire que « cette chère Elly est encore plus moche de près ». Pas que l'avis de cet abruti d'ho – garçon ait une grande importance, heureusement. Elle en rit de bon cœur, sans s'en offenser, et lui s'abstient d'intervenir. C'est leur façon de se taquiner, mieux vaut ne pas s'en mêler.
Tout en prenant bien garde à ne pas réveiller son amie, Emrys pivote pour voir comment vont les passagers à l'arrière. Ses yeux bleus se posent sur la silhouette élancée de Carney, affalé sur celle plus sportive de Quade. Ils sont presque mignons, comme ça. C'est reposant ; d'habitude, au moindre mouvement vaguement trop affectueux du premier, le second appelle à l'aide et le tient à bout de bras en menaçant de casser ses lunettes – et
« ce serait trop atroce », qu'il disait,
« je ne pourrais plus te voir si tu fais ça ». Au début, il a vraiment cru que Quade allait tabasser son ami jusqu'à ce que mort s'ensuive ; et puis avec le temps, il a appris à ne plus faire attention à leurs chamailles incessantes.
En attendant, les voir dormir est sacrément agréable pour les oreilles.
Lorsqu'il reporte son regard vers l'extérieur, le jeune homme est frappé par la nette familiarité des lieux. Il est venu camper ici quelques fois avec Lindsay, plus jeune, quand ses parents habitaient encore ensemble ; les arbres, le lac, tout est toujours exactement comme dans ses souvenirs. Presque comme s'il n'était jamais tout à fait parti. Le bâtiment dans lequel son père entre est plus neuf, peut-être, et toutes les peintures ont été refaites – mais que les murs soient bleus ou verts, et peu importe le nombre de tentes plantées sur le terrain, ça reste un lieu qu'il apprécie.
Ils ont pris plein de belles photos, ici.
Suivi par une Elly encore un peu dans les nuages, Emrys saute de la voiture et aide les garçons à sortir les bagages du coffre.
Ça faisait longtemps qu'il n'avait pas été en vacances avec des amis.
Qu'il n'avait pas été en vacances tout court, en fait.
« J'emmène ça, lâche-t-il avec bonne humeur après avoir enfoncé un bonnet noir sur sa tête, un gros sac au bout de chaque bras. La voiture doit rester par là, du coup il faudrait que vous –
-Arthuuuuuur ! »
A peine a-t-il fait volte-face que deux longs bras se sont refermés autour de sa taille ; pas même une seconde pour crier ou se débattre – juste le temps de tout lâcher et d'accrocher les épaules du garçon qui vient de le soulever de terre. C'est fou, la facilité avec laquelle il l'a hissé dans ses bras : il n'est pas si léger que ça, pourtant. Ce type est juste beaucoup, beaucoup trop grand.
Heureusement qu'il n'y avait rien de cassable là-dedans, songe-t-il en jetant un coup d’œil en biais aux sacs tombés à terre. Son père l'aurait tué.
Soudain ennuyé par la proximité que William a induit entre eux, il tente vaguement de battre des jambes. Tentative rembarrée par la fermeté extatique avec laquelle son ami le tient contre lui.
« Lâche moi, je suis pas une princesse, bredouille-t-il bêtement. Je dois installer les trucs, je te sign –
-Mais tu m'as manquééé ! Et t'es léger comme une demoiselle, Arthur, tu devrais manger plus. Je m'inquiétais, quoi, avec tout ça tout ça et je pouvais même pas vérifier que tu mangeais correctement,
Sir. C'est nul d'habiter si loin. »
Tentant au mieux d'ignorer les piaillements de Carney, Emrys n'est pas mécontent d'être reposé au sol. Revoir les épaisses lunettes de William lui tire un pincement au cœur ; parce qu'il lui associe le début des problèmes, qu'il repense à Jane, au sport, aux crises de larmes et aux coups de téléphones qu'il a laissé filer pendant des mois par peur de devoir lui expliquer qu'il a craqué, qu'il n'a pas réussi.
Mais maintenant que tout va mieux, il est content de le revoir ; vraiment. Ce type est du genre indispensable.
« Alors, c'est laquelle ta cop –
-Bieeeen William je te présente des gens, les gens voici William, maintenant on doit installer les tentes et tout et tout alors on se dépêche, allez, allez... »
Alors même qu'il appuie de l'épaule contre le dos du grand brun pour le faire avancer, il voit Elly rire dans sa manche ; se dit que c'est stupide, au fond, parce qu'elle sait.
Évidemment, qu'elle sait. Pas tout, non. Mais le plus important, elle l'a parfaitement compris.
C'est tout ce qui compte, non ? Le reste...
Le reste, on s'en moque.
Quoi qu'ils en disent, moi je sais bien qu'on s'en moque. Elle s'en ficherait. Ça ne fait aucune différence.En silence, agile et discret, Emrys ouvre la tente des filles et fait signe à Elly de le suivre, sans se préoccuper des remarques de Rosie concernant l'heure ou leur conversation hautement intéressante – ce dont il ne doute pas un seul instant, comme il le lui précise gentiment, mais il a besoin d'Elly là tout de suite et non, ça ne peut pas attendre.
Le vague stress qui perce dans sa voix, s'il fait fleurir un sourire amusé sur les lèvres de la grande blonde, a au moins l'effet positif de la museler : après avoir donné une petite tape dans le dos de son amie et l'avoir aidé à retrouver ses chaussures, elle se laisse aller dos contre son matelas gonflable et s'empare d'un livre qui repose sur sa gauche. Bien. Ça ressemble à un « bonne chance » silencieux, ça. Pas plus sûr de lui qu'avant de se décider à passer la porte en toile, le jeune homme s'éloigne de l'entrée et aide la demoiselle à en faire autant. Son cœur bat à cent à l'heure sous le tissu fin de son gilet, ses cheveux réussissent à le gêner malgré son bonnet et – comble de l'horreur – il doit composer avec une Elly en chemise de nuit et ballerines. Il pourrait jurer que ces dentelles ne sont pas bonnes pour son cœur.
Mais vu l'heure, il aurait dû s'y attendre. Sa montre indique vingt-deux heures passées : si la lune n'éclairait pas si violemment le camping, ils n'y verraient probablement rien du tout.
« Oui ? Tu voulais me dire quelque chose ?
-Euh, oui. Mais pas ici. Viens. »
Sans lui laisser le loisir de protester ou de poser la moindre question, Emrys referme ses doigts glacés sur les siens. Ses petites mains sont encore tièdes d'avoir été enveloppées sous son épais sac de couchage ; et lui aussi aurait chaud, s'il n'avait pas passé dix minutes à se ronger les ongles dehors. William l'a à proprement parler jeté de la tente pour le forcer à se bouger un peu. Ce n'est pas comme s'il avait eu le loisir de protester.
Et puisqu'Elly et lui se tiennent la main, ce n'est sans doute pas la pire décision qu'il ait réussi à prendre de sa courte vie.
Ils marchent un moment en silence, sur l'herbe et les gravats. La seule chose que son amie ose demander concerne son inquiétude quant-à leur sens de l'orientation ; Emrys n'a pas besoin d'insister longtemps pour la convaincre qu'il connaît cet endroit par cœur et serait capable de les ramener sains et saufs aux tentes ou à la voiture sans le moindre problème. Il en est sincèrement convaincu.
Une fois arrivé près du petit lac, les adolescents s'arrêtent. Le vent froid fait glisser des frissons par dizaines jusque dans leurs mains jointes, entre leurs doigts moites. Emrys passe d'un pied sur l'autre, mal à l'aise ; se demande s'il devrait lui donner son gilet, ne le fait pas.
On ne sait jamais, hein ? Ça n'a aucune importance, pourtant. Sa bouche se tord dans un angle gêné tandis qu'il réfléchit à quoi dire, quoi taire, comment le formuler et de quelle manière. Un million de phrases toutes plus cotonneuses les unes que les autres tourbillonnent dans son esprit, aucune plus intelligente que les autres : toutes lui semblent belles, aucune ne lui paraît juste.
Au final, est-ce qu'on ne ferait pas mieux de se taire ? Dis-moi.
« Bon. Tu le demandes, ou pas ?
-Hein ? »
Ils sont aussi embarassés l'un que l'autre : lui d'avoir pu être si transparent, elle par crainte d'avoir mal interprété. Peut-être qu'il aurait mieux fait de se taire.
« Tu tiens vraiment ton côté prise de tête de ta mère, toi. »Un rire gêné rompt le silence ; et Emrys ne saurait dire à qui d'eux deux il appartient mais, vraiment, ça n'a pas grande importance. Il n'a vraiment aucune raison de s'en faire. Parce qu'elle sait, non ?
Pas tout, papa, pas tout. Pardon.« Non, attends. Je sais pas encore comment formuler ça. »
Devant son air sérieux, elle frissonne et éclate de rire ; il en perd le fil de ses pensées.
« Emryyyys.
-Je voulais parler de tes yeux et des fleurs, ou...
-Ou juste dire 'je t'aime', ça marche aussi. »
Le visage empourpré, gêné, Emrys esquisse une moue perdue.
« Non, c'est trop...
-Je t'aime, moi. »
… Trop banal.« Ouh ~ que vas-tu faire maintenant que je t'ai volé ta réplique, beau prince charmant ? »
Son exclamation frustrée se perd contre les lèvres qu'Elly appuie contre les siennes, et s'il l'entend le traiter d'idiot trop sentimental dans un souffle, il ne l'écoute pas.
C'est trop banal ; je voulais des fleurs et des violons.Le souvenir d'un sourire brisé, persistant, est définitivement remplacé par l'éclat de rire or argent qui se perd entre ses bras.
« Cé ~ li ~ ba ~
-Ta gueeeeule bordel ta gueule ta gueule.
-... taaaaaire ~
-Hhhh ! »
Loin de se préoccuper des grognements de Carney, Emrys exécute une énième danse de victoire. Quade, assis devant les jeux-vidéos avec Rosie, pousse un soupir exaspéré. Ça va faire deux mois que les deux garçons se battent à coup de grimaces, de « célibataaaire » ou autres « la ferme » ; deux mois qu'Emrys et Elly sont ensembles, donc, et deux mois qu'on le laisse plus ou moins tranquille – ce dont il ne se plaint pas. Il est habitué aux ponctuelles baisses de morales de son ami, puisqu'ils y ont aussi eu droit quand Rosie leur a parlé de sa petite copine à peu près un an plus tôt : dans ces moment-là, il est bien placé pour savoir qu'interférer entre lui et sa mauvaise humeur est idiot.
Ce qu'Emrys n'a pas l'air de comprendre, évidemment.
Quand Ethan arrive dans le salon, il doit enjamber les deux garçons qui tentent de se crayonner le visage, par terre, à mi-chemin entre éclats de rire et agacement réel. Parfois, ils finissent par se reparler comme si de rien n'était ; d'autre fois, l'un ou l'autre dit le mot de trop et c'est la catastrophe.
Sourcils froncés, Rosie leur envoie un bonbon à la figure.
« Arrêtez de faire autant de bruit, bande d'abrutis ! J'essaie de gagner, je vous signale ! »
Un ricanement s'échappe des lèvres de Carney ; malgré sa petite taille, il réussit toujours à avoir le dessus sur son ami. Assis sur son estomac, il contemple sa victoire avec un petit sourire en coin qui n'est pas sans énerver sa victime.
Quelque part dans la salle, le téléphone sonne. Trop occupé à tenter de renverser – sans succès – le célibataire installé sur lui, quitte à donner des coups de pieds dans la table basse au passage, Emrys ne pense pas un seul instant à aller décrocher. Son père s'en occupe toujours, pas de raison que ça change : il l'oublie déjà.
« Argh, okay, j'abandonne. Je dirai plus que t'es céli –
-Un mot de plus et je te viole. »
L'air sincèrement ahuri d'Emrys tire un rire clair au jeune homme. Et s'il se relève, un sourire mutin aux lèvres, c'est uniquement parce qu'Elly est sortie de la salle de bain et qu'elle le fixe avec des yeux ronds.
« Eh, celui-là est à moi ! »
Quelqu'un aurait répliqué quelque chose – une ânerie, un rire, une insulte, tout ou n'importe quoi – si un vent de panique n'avait pas brusquement soufflé sur la petite maison joliment décorée.
Une poigne forte soulève Emrys par les aisselles pour le remettre sur pieds. La gravité dans la voix de son père, quand il s'adresse à lui, broie son cœur en mille morceaux.
J'ai peur.« Ta mère a eu un problème, on doit y aller. »
J'ai peur.
Bip. Bip. Bip.
Le docteur m'a dit qu'elle allait bien. Elle dort, mais tu peux aller la voir si tu veux.Bip. Bip. Bip.
Je ne veux pas dormir chez lui.
On a pas le choix.Bip. Bip. Bip.
Ne fais pas l'idiot, c'est pas le moment de la mettre au courant.Bip. Bip. Bip.
L'esprit en vrac, Emrys passe de l'eau sur son visage. Une dame d'un certain âge entre et le regarde un peu de travers ; elle doit penser qu'il s'est trompé de toilettes, il pourrait en jurer. Un bref coup d’œil vers sa jupe la dissuade de tout commentaire tandis qu'elle s'enferme dans une des cabines, indifférente. Foutue jupe. Lèvres serrées, il observe son reflet dans le miroir. Ça le ramène plusieurs années en arrière, tout ça : à l'époque où il n'était pas sûr de grand chose, quand il était sorti avec Charlie et avait essayé de se maquiller pour faire comme tout le monde. Il s'en est passé des choses, depuis. Ça pourrait tout aussi bien s'être produit dans une autre vie.
Pas le moins du monde nostalgique, il passe une main nerveuse dans ses cheveux sombres. Sa mère a l'air d'aller mieux, mais c'est encore loin d'être ça : elle a besoin de l'avoir à ses côtés, alors ils restent dormir chez son... fiancé, pour la semaine. Avec tout ce remue-ménage, il n'a même pas eu le temps de prendre ses affaires, de rappeler ses amis ou de réviser ses cours. C'est un immense bordel dans lequel le copain de sa mère lui a gentiment prêté les affaires de sa propre fille, si gentil et prévenant –
mais on ne peut rien lui dire, Emrys, tu le sais très bien. Alors il se retrouve avec un haut blanc et une jupe claire un peu trop courte pour lui, mal à l'aise dans ses baskets, pire qu'un acteur avant de rentrer sur scène. Il n'a... Plus grand chose d'une fille, dans son comportement. Et pourtant elle ne se rend compte de rien.
Ça lui fait plaisir, ça l'énerve. Appuyé au lavabo, il retarde inconsciemment le moment de retourner dans cette chambre blanche pour vérifier qu'ils ne l'ont pas tuée à la morphine entre temps.
Ce n'est pas à elle, qu'il en veut. C'est à lui-même. Incapable d'être...
Normal, ou de s'assumer autrement. C'est le genre de milieu qui blesse tout le monde.
Arthur.Les semelles de ses tennis traînent contre le sol crème lorsqu'il sort de la pièce, heurte l'épaule d'une fille qui y entre ; il s'excuse machinalement, bras serrés contre sa poitrine. Si sa mère dort, au moins, il pourra se reposer à son tour. Il a mal dormi, cette nuit. Comme celle d'avant. Ces retours dans le passé lui font mal à la tête ; cette ville lui fait mal à la tête.
Il a mal et, comme trois ans auparavant, une main se pose sur son épaule.
Et merde.« Em... rys ? »
Fais chier fais chier fais chier fais chier fais chier – Il va pour répondre « non », baisser la tête et s'en aller à grands pas, mais il sait que ça ne servirait à rien. Alors il se contente de se retourner, hébété ; de faire un pas en arrière, juste au cas où. D'ouvrir la bouche, prêt à s'expliquer.
Mais face au regard complètement vide d'Elly, il se rend compte qu'il n'a aucune idée de ce qu'il est censé dire. D'habitude, il fuirait.
Seulement là c'est impossible. A ce stade, c'est impossible.
« … Uh – »
Ils sont dans un hôpital. Il ne s'en rend pas tout de suite compte mais, à travers ses poings serrés et sa grimace incrédule, c'est peut-être la seule raison qui l'empêche de lui hurler au visage. Il la regarde, terrorisé ; bredouille des mots et des phrases sans le moindre sens. Merde, merde. Il a peur, il voudrait pleurer.
Ça la calme un peu. Peut-être.
« Tu – » Elle inspire profondément ; croise les bras, plisse le nez. « Tu. Qu'est-ce que tu... »
Elle souffle, impuissante. Et est-ce qu'elle a vraiment compris ? Peut-être qu'elle croit juste que... Peut-être, et si, je ne sais pas, pardon,
j'ai peur, j'ai peur – C'est sans importance, hein ?
Abruti.
« Attends, je peux... T'expliquer, marmonna-t-il en fermant la fermeture éclair de sa veste. C'est –
-T'es une fille. »
Non, non.« Non, enfin –
-Physi... quement, biologiquement, je sais pas, ce que tu veux. T'es une fille ? »
Non.« Je –
-Réponds ! »
La violence dans sa voix le surprend ; il acquiesce, trop inquiet pour chercher à mentir. Elle soupire. Passe une main sur son visage. Il ne sait pas ce qu'on est censé dire dans ce genre de cas ; ce qu'on est censé faire. S'excuser, patienter, rire, dédramatiser ? Attendre de voir si elle le prend au sérieux ou pas ? Lui demander si elle ne s'en doutait pas déjà un peu ? Ou...
Ou quoi, au juste ?
Elly a l'air vraiment, vraiment énervée. Et il aimerait lui dire que ce n'est pas le moment, qu'il a d'autres problèmes, qu'il ne peut émotionellement pas gérer ça tout de suite ; seulement ça ne ferait qu'empirer les choses, sa voix est coincée dans sa gorge et il y a du monde qui passe régulièrement près d'eux pour aller aux toilettes. Il ne veut pas faire un scandale dans l'enceinte de l'hôpital.
Il veut qu'elle oublie et que Dieu le répare.
« Et ça t'es jamais... » Elle serre les dents. « Passé par la tête de m'en parler, depuis qu'on est ensemble ? »
Il baisse la tête.
Tais-toi, tais