La pluie… le jeune homme sentait cette eau froide glisser sur son visage ; Comme des larmes.
… Pourquoi il pensait à ça, lui ?La première chose qu’il vit en ouvrant les yeux, ce fut le ciel, rempli de nuages noirs et menaçants. Avant de se prendre de la flotte dedans.
En jurant, le garçon se couvrit le visage de la manche et roula sur le coté. Posant une main à terre, il sentit sous ses doigts de la terre humide. Des herbes détrempées.
Et merde, il était allongé dans la boue.
Avec un autre juron étouffé, le jeune homme s’assit et grimaçant, courbaturé comme s’il avait couru la veille un marathon après avoir gagné un championnat de boxe. A son poignet, la chaîne brisée d’une menotte cliqueta. Surpris, il lui jeta un regard interrogateur. Qu’est-ce que ça fichait là, ça ?
Minute qu’est-ce que
lui, fichait là ?
Le jeune homme relança un regard au ciel qui pleurait – sur lui. Puis ses yeux redescendirent sur terre. Il se laissa retomber en arrière, les bras en croix. C’était dégueulasse mais il s’en foutait.
Il ressentait un grand vide intérieur. Comme si tout, passé son enveloppe charnelle, était blanc… plus blanc que neige, plus blanc que la lune ou qu’une feuille vierge. Il n’y avait rien. Son esprit était comme effacé d’un coup de tampon. Confusément, ne ressentant plus qu’à peine le tapotement de la pluie sur son visage, il chercha à rassembler ses esprits et à recoller sa mémoire en miettes. Mais peine perdue. Rien. Tout n’était que vide.
Comme à travers un écran de brume, le jeune homme sentit une profonde lassitude s’emparer de ses membres et son esprit s’en aller… dériver sur des eaux marécageuses et troubles…
On peut savoir à quoi tu penses, crétin ?
Surpris, le jeune homme rouvrit les yeux. Rien que le ciel. Péniblement, il se redressa et jeta un coup d’œil autour de lui. Personne. Rien qu’un champ d’herbes hautes couchées par le vent. Et la bouillasse sur laquelle il était assis. Et ses fringues trempées.
Ouais, si tu restes assis là, tu vas attraper la crève.
Okay. Voilà qu’une partie de son cerveau s’était mise à lui parler. Ça voulait dire quoi, déjà, quand on se mettait à entendre des voix ? Ah, oui, c’était qu’on devenait cinglé.
…
Il se demanda comment il pouvait savoir ça, alors qu’il ne se souvenait de rien.
Mémoire sémantique, mon vieux. Bon, tu comptes rester assis là longtemps ?
Comme pour donner raison à « la voix », le garçon fut soudain pris d’une quinte de toux automatiquement suivie d’un éternuement.
Et voilà, qu’est-ce que je te disais ?
Je deviens taré. Songea le jeune homme.
Remarque, vu que je me souviens pas ce que je faisais avant, c’est peut-être pas étonnant. Est-ce que les amnésiques ont souvent ce genre de problèmes ? La voix dans sa tête ne répondit rien, mais il sentit qu’elle était toujours là. Enfin… c’était assez difficile à expliquer. Disons plutôt qu’elle était là, matérialisée par son imagination, mais que contrairement à l’opération effectuée lorsqu’il pensait quelque chose pour lui-même, il était incapable de la faire disparaître complètement.
Ben oui, forcément. Qu’est-ce que tu crois ? C’est pas si simple, David. Kevin. Max.
Le jeune homme écarquilla les yeux et se demanda si « la voix » se foutait de lui. Ou peut-être que son nom était l’un de trois qu’elle venait d’énoncer ? Après tout, il ne s’en souvenait pas. En jurant, il enfonça une main dans la terre molle pour se relever. Il se remit sur ses jambes, chancelant ; il se sentait étrangement faible… pourtant, il n’avait pas l’impression d’être blessé, malade ou sous-alimenté. Encore un truc qu’il ne pigeait pas.
Ben voilà, quand tu veux. Alors, on fait quoi maintenant, on prend racine ? Enfin, toi, Liam. Jonathan. Ou peut-être Allen ?
Elle se foutait de lui. « Qui t’es, toi ? », eut-il envie de lui demander, mais il se retint – chose stupide, d’ailleurs, si elle était dans sa tête, logiquement elle devait aussi entendre ses pensées.
Jackpot mon vieux ! Bon, c’est pas tout ça, mais t’as pas l’impression de louper un truc ? Moi j’l’ai vu depuis un bout de temps…
Ah bon ? Le jeune homme redressa la tête et secoua ses mèches mouillées – blondes, nota-t-il – avant de jeter un coup d’œil circulaire.
Il était debout dans un champ et… et devant lui, au bout de la route qui longeait ce dernier, se dressait un immense bâtiment. A l’air lugubre. Tout autour – enfin, sur les cotés parce qu’il ne voyait pas le fond, ça devait être grand - s’étendait une forêt touffue, qui longeait également la route et enserrait le champ dans un étau de verdure. Verdure peu colorée, parce que sous la pluie, tout prenait une teinte grisâtre peu attrayante.
Le garçon grimaça en sentant ses muscles protester et inspira une grande bouffée d’air froid. Soudain, comme lorsqu’une crampe claque après le déploiement d’un membre, il sentit un frisson courir le long de son échine. Un sentiment bouillonnant, proche de l’adrénaline l’envahit sans prévenir et sans qu’il puisse l’identifier. Il déglutit, les oreilles sifflantes, alors qu’une boule de feu prenait vie dans son estomac.
Kill…La pluie. Froide. Mouillée. Le jeune homme éternua une deuxième fois.
Bon alors, tu bouges ? Kyle.
La sensation disparut aussi vite qu’elle était venue. Surpris pour la énième fois en quelques minutes, le garçon se redressa… et décida de faire abstraction de ce qui venait de se passer pour se concentrer sur quelque chose de plus concret :
- Kyle ?
- Mais non, abruti ! John, pour Jonathan. Ou alors, Ralph. Ou bien peut-être Thomas.
- Ta gueule. Marmonna le jeune – au fait, quel âge avait-il ? - homme en extrayant ses baskets de la boue pour patauger en direction de la route en plongeant d’instinct ses mains dans les poches de son jean et son menton dans les plis de sa veste pour se protéger de la pluie.
Bordel. Comment il s’était fourré dans un pétrin pareil ? En quelques minutes, le jeune homme parvint au bout du champ et foula la route bétonnée de la semelle plastique de ses godasses. Il shoota dedans d’un air pensif. Le béton, c’est moche, c’est pourri, et ça pue.
Et il ne savait même pas pourquoi.
Agacé, il marmonna un juron entre ses dents et traîna les pieds sur la route en direction de la grille d’entrée. Surtout, ne pas réfléchir. Il sentait une certaine apathie s’emparer de son cerveau ; de toute manière il n’aurait pas été en mesure de le faire. Il alternait les secondes « éveillé » et « dans le cirage le plus sombre et le plus gluant ». Merde de merde.
Traînant les baskets sur l’asphalte détrempé, le jeune homme se dirigea donc vers ladite grille en écoutant la voix dans sa tête lui énumérer une litanie de prénoms diversifiés.
- Mais la ferme, bon sang ! Jura-t-il en s’arrêtant.
La sensation de fureur inconnue le cueillit au creux de l’estomac. Encore une fois, un malaise à la fois glacé et bouillant. Froid comme une stèle de marbre et chaud comme un tison chauffé au fer blanc. Merde. Son esprit se troubla ; sous ses paupières, un enfer rouge se déchaînait. Et toujours un mot qui revenait.
Kill, kill, kill…Le jeune homme se sentait à la limite de vomir sur ses chaussures. Mais vomir
quoi ? Il ne savait même pas ce qu’il avait mangé au dernier repas. Ni même l’heure qu’il était, d’ailleurs. En plus, il n’avait pas de montre.
La sensation de malaise passa avec plus de lenteur que précédemment. Se rendant compte qu’il était plié en deux, le jeune homme se redressa et retira son bras de son ventre pour se passer la main sur le front. Bon sang, il était en manque de drogue ou quoi ? Il ne pouvait pas le savoir, vu qu’il ne se rappelait pas avoir pris quoi que ce soit. Il ne savait même plus où il avait entendu parler de la drogue pour la première fois.
Il avait mal au crâne.
Pour la première fois, « la voix » avait perdu son ton ironique et moqueur pour se faire… conciliante ? Inquiète ? Il ne savait pas.
D’ailleurs, il ne lui répondit pas, et elle reprit son intonation précédente d’elle-même.
- Anglais, tu crois ? Ou Américain, peut-être.
- Je t’ai dit de la fermer… Marmonna-t-il, les yeux dans le vague. Comment tu veux que je le sache ?
D’ailleurs il ne savait même pas de quoi elle parlait. La voix se tut, et le jeune homme se dit qu’il devait avoir l’air bien con à parler dans le vide comme ça. Enfin, de toute manière, au point où il en était…
Donc, le garçon soupira et se mit en devoir d’emmener ses fichues godasses jusqu’au portail de l’entrée du… manoir. Oui, en fait c’était un manoir, pas un château. Lorsque ce fut chose faite – enfin, il s’arrêta à l’entrée. C’est-à-dire au pied de la grille. Soupira. Bon, les gens qui habitaient là n’allaient peut-être pas être super contents de recevoir un amnésique dégoulinant sur le pas de leur porte, mais bon, ils allaient faire avec. Parce qu’il n’allait pas passer la journée – ou la nuit, selon l’heure – sous la flotte.
Cette idée bien en tête, le jeune homme leva la main dans l’intention de pousser la grille – et voir si elle n’était pas fermée, lorsque « la voix » reprit la parole sous son crâne.
Le garçon sentit une certaine tension mais n’y prit d’abord pas garde ; parce qu’il en avait marre de passer par tous les noms possibles et imaginables. Dans le but de stopper cette liste interminable, il en piocha un au hasard parmi les précédents cités par « la voix ».
- Ralph, c’est bien. Grogna-t-il donc.
- Ok. Dis… elle est bizarre, cette bâtisse.
- Ben voyons, maintenant tu fais détecteur de trucs strange ?
- Non mais…
- Ben alors viens pas me gonfler.
Et sans tenir compte des protestations de son cerveau – ou plutôt du truc matérialisé par son cerveau, le jeune homme poussa la grille pour entrer dans le parc. Les deux battants grincèrent lugubrement et se refermèrent lourdement dés qu’il fut entré. L’empressement avec lequel l’issue s’était scellée derrière lui lui donna la chair de poule. Secouant la tête, il s’avança vers la grande porte du manoir.
Vraiment une grosse porte, tiens. Mais il s’en foutait. Il avait mal à la tête il était trempé, perdu. Et le pire de tout, c’était ce vide dans sa tête, que la voix inquiète ne parvenait pas à combler… il avait besoin d’un endroit où faire une pause. Et de faire le point sur sa situation. Parvenant au pied de ladite porte, il posa une main dessus. Un frisson courut le long de son bras jusqu’à la naissance du cou.
- Eh, Kyle.
- Ralph, j’ai dit. Souffla-t-il, pas assez en forme pour grogner réellement.
- D’accord, Ralph… franchement, je le sens pas…
Le jeune homme soupira avec lassitude et suspendit son geste. Maintenant, cette saleté voulait qu’il crève de froid sous la pluie. Il fallait savoir ce qu’elle voulait.
- Pourquoi je devrais t’écouter, d’abord ?
- Cette porte est bizarre…
- En quoi ?
- ... Je sais pas…
Le jeune homme lâcha un juron étouffé et donna un coup de pied dans le mur. Non seulement il se mettait à répondre à la voix qu’il entendait, mais en plus il l’écoutait à un point donnant qu’il n’était toujours pas entré dans cette bâtisse pour se mettre à l’abri et au chaud. Y avait de l’abus, là.
Et merde, il avait un de ces mal de crâne...
Décidé à ignorer désormais les avertissements, il posa deux mains sur la porte et la poussa.
- Ralph, attend !
- Laisse tomber.
Le jeune homme ouvrit la porte qui s’entrebâilla sans grincement, et pénétra à l’intérieur du manoir.
Et la porte se referma sur lui avec un claquement sinistre.