5 Septembre 2727« OUAIIIS !
— Allen, sérieux, t'as pas intérêt de... »
La suite de la phrase fut coupée nette par un fracas du tonnerre, à peine couvert par un cri qui fit office d'épilogue. Difficile de savoir, du rire convulsif qui résonnait entre les plaques de préfabriqué et des grommellements qui s'y mêlaient, lequel était le plus fort.
« SULLIVAN BORDEL. Je te hais, va crever.
— Oh allez, Dess, c'était rien qu'une petite blague !
— Ouais, et un jour tes blagues elles vont coûter la vie de quelqu'un ! Et comme la chance sourit aux imbéciles, c'est sur moi que ça tombera. »
Le brun se remit en équilibre sur ses deux jambes, envoyant une nouvelle insulte dans la direction de son ami, qui avait trouvé bon de s'accrocher à sa cheville, mimant parfaitement la mort. « Redresse-moi », qu'il faisait semblant de souffler dans son agonie. Desmond Reed l'aurait laissé baigner dans son sang s'il avait pu.
« Que dalle, redresse-toi tout seul, mec. Et il est où, l'autre ?
— Il...
— YOLOOOO ! »
Le pauvre garçon reçut sa réponse sur le champ, mais pas sous la forme qu'il aurait aimé.
Cordell était grand, pour ses douze ans, ce que ne manquaient pas de lui faire remarquer ses amis quand il s'amusait à s'écraser sur eux – c'était presque devenu un hobby. Allongé entre deux morceaux de polystyrène (franchement, il savait pas ce que ça faisait là mais il les remerciait d'avoir amorti sa seconde chute), Desmond ne fit pas exception. Il envoya un poing désespérément faible taper contre le dos du garçon qui restait avachi sur lui à rire de sa bêtise.
Il faisait de son mieux pour ignorer les hoquets hystériques d'Allen, juste à côté.
« Cordell, t'es encore plus lourd que ton frère alors vire avant que je décide de prendre ta philosophie de vie à l'envers.
— Hun, je sais pas, je suis bien là. »
Il croisa les bras pour le lui montrer, sourire en coin. Avant que Dess ait pu le retourner pour lui prouver qu'on ne mourrait aussi qu'une fois, la porte du réduit qu'ils étaient censés nettoyer coulissa, révélant une petite afro-américaine de quatorze ans. Celle-ci franchit le pas puis s'immobilisa, yeux acajous grands ouverts.
« Mais qu'est-ce que vous avez fait, les gars... »
Un boulon vint rouler jusqu'à ses pieds tandis qu'elle balayait la scène d'un regard mortifié.
« C'est pas moi, râla Dess en virant finalement Cordell de son estomac, c'est eux qui ont décidé de jouer à Tarzan ou je sais pas quoi. »
Allen s'exclama bruyamment dans le fond.
« C'est pas beau la délation, Dess ! Tu peux courir pour que je te couvre, la prochaine fois !
— Qu'est-ce qui se passe ? »
Ce fut au tour d'une blonde au visage mangé de taches de rousseur de faire son apparition. Elle zieuta l'intérieur de la pièce par dessus l'épaule d'Olivia, sur la pointe des pieds.
« Wah, j'ai l'impression que c'est encore moins rangé que quand vous êtes entrés.
— Peut-être parce que c'est le cas. »
Non contents d'avoir rameuté l'équipe voisine, ils avaient même réussi à alerter le surveillant avec tout leur raffut. Lionel les dépassait tous d'une tête ; le grand frère d'Olivia avait dix-neuf ans et avait beau être une sorte de figure paternelle bien amicale, il n'en restait pas moins attaché à son travail. Dans son uniforme, calepin en mains, il les jaugea avec un sourcil levé en guise d'interrogation. Allen et Cordell se redressèrent, couverts de poussière et bons pour des bleus dès le lendemain.
« Je pensais que vous aviez pour ordre de ranger la pièce, pas de tout mettre par terre.
— Siiii, mais... comment dire...
— Y'a eu...
— Un gros accident, et il était volontaire. Ne protestez pas, vos têtes vous trahissent. »
Les deux fautifs laissèrent s'échapper un grognement pour la forme. Les punitions, ils y étaient habitués ; ils se tenaient tranquilles pendant quelques jours et les âneries reprenaient de plus belle. C'était un fait connu de toute la base, quasi universel. Allen et Cordell Sullivan étaient des fauteurs de trouble.
Dess prit le plafond gris à témoin de son exaspération qu'il avait tenu silencieuse jusque là.
« Genre ça étonne encore quelqu'un !
— Bha t'aurais pu nous retenir si tu savais que ça allait se passer comme ça, monsieur le devin. »
Le « prophète » fusilla Cordell du regard. Il y avait vraiment des moments où on se disait qu'il aurait mieux valu changer d'amis.
La blonde empêcha une énième dispute de voler en éclats, interpellant Lionel d'une voix claire et aiguë.
« Sinon, nous on a fini de ranger ! Pas vrai, Live ? »
Son amie acquiesça, laissant Lionel griffonner un mot ou deux sur son calepin. Il leur sourit en relevant la tête de ses notes.
« Bien, vous au moins, on peut vous faire confiance.
— Nell, à nous aussi tu peux nous faire confiance !
— Désolé Allen, mais une fois sur dix, ce n'est pas assez. »
Le jeune homme s'accrocha à son bras, alignant voyelles et consonnes désespérées à la vitesse de la lumière. Cordell, occupé à taquiner Dess qui ne quittait plus sa moue vexée, fut le premier à repérer la petite silhouette qui s'agitait derrière les adolescents. Il leva bien haut le bras ; il n'y avait pas trente-six gamins qui aimaient nager dans des bleus de travail trop grands, un casque à demi enfoncé sur les yeux. Un seul, pour être exact.
« Je crois que Sammy essaye de nous faire comprendre quelque chose, là. »
Les intrus s'écartèrent sur le champ, vissant des yeux étonnés sur l'enfant aux joues rondes qui, loin d'être ravi de cette subite attention, grogna délicatement.
« Ils auraient dû me voir d'eux-mêmes et t'aurais pas dû leur dire.
— Excuse Sammy, je le referai plus. »
Sceptique, Sammy posa le plot qu'elle tenait à bout de bras à terre.
Samantha Julia Sullivan, de son nom complet, ne cachait pas du haut de ses six ans qu'elle aurait mille fois préféré s'appeler Samuel Julien. A défaut de pouvoir défier Mère Nature, elle interdisait à quiconque de prononcer son prénom. Le diminutif affectueux « Sammy » était de rigueur, et selon ses propres mots, elle « tolérait Sam et Sullivan ». Par affection ou crainte de représailles, tout le monde se pliait à ce caprice d'enfant.
Difficile de dire non aux yeux noisettes qui étaient devenus la mascotte du petit groupe. Allen et Cordell aimaient leur sœur sauf quand, comme dans l'instant présent, elle tendait un index accusateur dans leur direction.
« Maman, commença-t-elle de son ton plein d'autorité, m'a dit de venir vous chercher parce qu'elle veut vous parler. »
Autant demander à un cheval de sauter dans le ravin. Les deux garçons reculèrent, grimaçants – et à juste titre.
« Quoi ? Mais pourquoi ? »
Lionel se rendit compte qu'ils regardaient dans sa direction ; il étouffa un rire moqueur.
« Je sais que vous me pensez tout-puissant, mais je n'ai pas encore de capacité de télépathie.
— Ça doit être pour un truc que vous avez fait avant, déclara Dess, sûr de lui, vu que vous en faites tous les jours, y'a l'embarras du choix. »
Sa remarque plongea les deux frères dans une réflexion angoissée qui les empêchèrent de lui retourner une aimable pique pour se venger. Voyant qu'ils hésitaient à se défiler, Sammy ajouta, reprenant son fardeau en mains d'un geste très professionnel :
« Elle m'a aussi dit que je pouvais casser vos guitares si vous veniez pas avec moi. »
Et à travers cette menace, toute la douceur d'une mère habituée aux débordements de ses adorables rejetons. Le sourire éclatant et débordant de plaisir que leur renvoya la petite acheva de les sortir de leur transe. Ils baissèrent les bras dans un bel ensemble, incitant Olivia à leur tapoter l'épaule lorsqu'ils passèrent près d'elle.
« Ça va aller, c'est qu'un mauvais moment à passer.
— Un très mauvais moment.
— Dites pas que vous le cherchez pas, non plus.
— Si vous crevez, comptez pas sur moi pour fleurir votre tombe.
— J'irai danser sur la tienne, Reed. »
Allen tira Cordell qui se chamaillait avec Dess par le col, insensible à ses piaillements indignés.
« Allez, plus vite on y sera, plus vite ce sera fini. »
Sammy adressa un salut militaire en bonne et due forme à ceux qui restaient, le visage emprunt d'un sérieux indéfectible.
« Je me charge de les surveiller, mon commandant ! »
Et pour lui donner la réplique, Lionel porta la main à sa tempe, laissant la fillette trottiner derrière ses ainés, penchant sous le poids de la lourde charge qu'elle s'échinait à trainer à travers le couloir.
« Putain ça craiiiint...
— Ça aurait pu être pire, on s'en tire à bon compte au final. Tu connais maman... »
Cordell concéda ce point à Allen dans un soupir, traître de son agacement. On ne plaisantait pas avec Rachel, et la base toute entière était sous ses ordres, comme elle avait été sous les ordres de son père bien des années auparavant. Ses fils ne pouvaient pas se plaindre d'un quelconque traitement de faveur : ils étaient considérés comme n'importe quel des apprenti. La lampe et les outils à la ceinture, le jeune homme aux cornes posa un pied sur l'échelle qui descendait aux étages inférieurs, avec l'ingrate tâche de réparer et vérifier quelques installations mineures et « potentiellement » défectueuses. Aller faire un tour dans la poussière et la semi-obscurité n'emballait pas Cordell, mais il n'avait pas le choix. Accoutré de la même blouse bleue que lui, Allen attendait qu'il soit descendu pour rejoindre son poste, quelques couloirs plus loin.
Sentence correcte, et inévitable, mais Cordell aimait bien grogner pour le plaisir de se plaindre et être écouté.
« Je vais chopper une allergie à la poussière et gonfler comme une barrique. Faudra péter le sol pour me remonter.
— Bien sûûûûûûr, le railla Allen en tirant sur une de ses cornes, qu'il lui enleva prestement des mains d'un coup de tête habitué, ce serait plutôt cool mais y'a peu de chances que ça arrive. T'auras juste besoin d'une bonne douche.
— Et toi donc. »
Le garçon jeta un coup d'œil au vide sombre et béant dans lequel il allait devoir se jeter. Résigné, il adressa un petit signe de la main à son frère.
« Bon, j'y vais. On se retrouve pour dîner.
— Ça marche. Si tu te fais pas bouffer par une blatte entre temps. »
Le temps qu'ils échangent une grimace, Cordell s'était laissé glisser le long de l'échelle en fer.
Il posa le pied sur un sol terne et poussiéreux, accompagné par le cliquetis de ses jambes. Il alluma immédiatement sa lampe, qui diffusa une lumière forte et vive, éclairant les contours et détails des machineries. Il eut à peine besoin de regarder le plan pour savoir de quel quartier il devait s'occuper. Les salles étaient vastes, mais les punitions plus ou moins les mêmes ; sa mère n'aurait pas été lui confier une aile importante, au risque que son inexpérience sabote tout et prive la base d'oxygène, par exemple. Les apprentis se faisaient la main sur les mêmes zones, où une erreur, même majeure, n'entrainait que de très légers dysfonctionnements. Les outils battant la hanche, la lumière maintenant en mains, il la lança en l'air par jeu, la rattrapa et se mit en marche.
Un bruit curieux le fit s'arrêter à mi-chemin. Sourcils froncés, il porta son regard sur les tuyaux et la ferraille luisante, les particules de poussière qui dansaient dans l'air. Les ombres s'étiraient, suivant avec fidélité les caprices de la seule source de lumière. Cordell regretta, saisit par une crainte sans fondement, que les boutons des lampes se situent si loin. Ils auraient quand même pu les mettre à l'entrée... Voyant que rien ne se manifestait, il se persuada que le bâtiment faisait craquer ses vieux os comme il lui arrivait de le faire de temps à autre, et il reprit son chemin, sifflotant quelques chansons pour chasser sa frayeur.
Derrière lui, deux yeux ambrés suivirent sa progression jusqu'à ce qu'un tournant ne l'avale tout entier.
« Les risques... vous ne... il faut...
— Pensez... dangereux... et vous... enfant... »C'était toujours la même scène, une parodie sombre de la table ronde. Assis à une table aux drôles de gravures, des silhouettes aux proportions différentes discutaient de choses dont il ne saisissait pas le sens. La moitié des mots parvenaient à ses oreilles alors qu'il se tenait derrière un rideau, caché à la vue des autres. Le ton lui laissait pourtant deviner une grave affaire. Le rêve s'arrêtait toujours au moment où la plus grande des ombres le remarquait et se dirigeait vers lui. Il écartait le rideau, offrant à l'enfant ses traits. Mais Cordell avait beau lever les yeux vers lui, son visage était obscurci par une brume noire.
Cordell se réveillait avec une drôle d'impression au ventre. Pour se rendormir, il devait écouter la respiration lente et régulière d'Allen, sur la couchette du bas. Yeux au plafond, il empêchait ses lèvres de trembler.
Quelle drôle de sensation de déjà-vue.
8 Septembre 2727« On s'emmeeeeerde...
— Tu veux que je te passe mon jeu ?
— Nan, pas envie de faire sauter un piaf attardé sur des nuages.
— Dommage, parce que c'est pas un piaf mais un chamois. »
Cordell plissa les yeux, à la recherche de ce que pouvait être un chamois dans un coin de sa mémoire. En face de lui, Krystine et Olivia tenaient une discussion régulièrement animée de petites exclamations et de mimiques ravies ou déçues ; Allen, juste à sa gauche, pinçait d'un air absent les cordes de sa guitare. Dess ne quittait pas sa console, comme toujours quand l'ennui pointait le bout de son nez.
La pause du midi se prolongeait, les apprentis consignés à la cafétéria le temps que les ascenseurs, en panne, soient de nouveau opérationnels. La salle se faisait l'écho de conversations, de cris et de murmures mêlés, soulignant de temps à autre l'impatience des adolescents de se voir libérés. Surtout que la cantinière refusait de distribuer des portions supplémentaires – et que rester assis à une table qu'on utilisait d'ordinaire pour manger sans pouvoir manger, c'était une torture. Un clown aux cheveux multicolores en avait fait la démonstration un quart d'heure plus tôt en se roulant par terre, avant de se faire sèchement réprimander par les surveillants en uniforme militaire. Maintenant, tout le monde se tenait plus ou moins à carreau, personne n'ayant envie d'aller faire un tour par le bureau d'un chef agacé par la « mauvaise saison ».
Cordell se souvenait avoir souvent entendu sa mère râler contre les ascenseurs qui tombaient en panne pour justifier la suite de calamités qui ne tardait pas à suivre. Ils avaient l'air d'avoir un compte à régler. En attendant, sans eux, ils étaient parqués comme des bêtes et s'ennuyaient comme des rats morts.
La sonnerie victorieuse du jeu de Dess servit de prétexte aux garçons pour interrompre le silence.
« Sinon, vous avez entendu que le bloc A projette d'aller au-delà du repère d'Aiden ? Genre près des montagnes et tout ça. Histoire d'élargir le champ de recherche ou je sais pas quoi. Ce sont de grands malades. »
Dess haussa les épaules, jetant à Allen un regard morne.
« Bha, ça les regarde. S'ils veulent se faire pincer par les reptiles et les sales bêtes des sables, c'est comme ils veulent. »
Le menton contre ses bras croisés, Cordell offrit un maigre sourire pour toute contribution au débat. Parler des reptiles le mettait mal à l'aise. Ces sales créatures mangeuses de chair, mangeuses de tout ce qu'elles pouvaient trouver ranimait une sorte de peur et de haine au fond de son estomac. Ça remontait le long de son œsophage et mourrait sur sa langue, putain de cachet brûlant qui ne passait pas. Ces sales bêtes avaient beau ne pas s'aventurer dans la zone protégée, il avait été tout secoué d'en apercevoir la grosse silhouette lors d'une expédition l'an dernier.
Cours, cours, ne t'arrête pas. D'où est-ce qu'elle pouvait venir, cette litanie persistante ?
« Hey, voilà les jumeaux ! Connie, Ronnie, par là ! »
Les deux petits garçons qui venaient d'entrer, interpellés, leur firent de grands signes des bras avant de se précipiter vers eux. La table fut assaillie et les deux filles, tirées de leur discussion, saluèrent avec enthousiasme les nouveaux arrivants. Ils se laissèrent embrasser de bon gré sur les deux joues.
« Qu'est-ce que vous faites là ? Demanda une Krys toujours heureuse de pouvoir tirer les joues des gamins, votre père vous a lâché ?
— Tatie est arrivée et a dit à papa qu'il devait réparer les ascenseurs et qu'on devait pas rester là.
— C'était plus rapide de passer par le réfectoire B, alors on est venu là. »
Ils sourirent dans un bel ensemble, jusqu'aux oreilles. Avec leur tignasse et leurs yeux dépareillés, les fils de Lenny avaient autant l'air de jumeaux que Cordell et Allen. Sans leur caractère qui se faisait écho, rien ne les rapprochait l'un de l'autre : Connor ressemblait à son père, et Ronald à sa mère. Cette dernière ne comptait plus le nombre de fois où elle avait dû assurer que « oui, ils sont bien sortis en même temps ». Les garçons semblaient s'appliquer à rester collés l'un à l'autre, de telle sorte qu'on les voyait rarement séparés.
On se poussa pour faire de la place aux deux intrus, que la cantinière couvait d'un regard dubitatif. Cordell la soupçonna de ne pas les renvoyer d'où ils venaient uniquement car ils étaient sages et que leur père faisait parti de la famille du chef ; ils avaient beau se tuer à la tâche comme tous les autres, ça dissuadait parfois les adultes un peu trop sévères d'abuser des remarques et du règlement.
Après leur avoir dit que Sammy continuait de trainer la matraque dans le couloir en compagnie de Jared, Ronald jeta un regard par dessus l'épaule d'Allen, leur adressant soudain une moue remplie de désapprobation.
Il baissa la voix, même si le bourdonnement des conversations la masquaient largement.
« Elizabeth nous regarde. »
Effort qui fut ruiné par la discrétion naturelle de l'ainé des Sullivan, qui passa le bras par-dessus son dossier et fixa ses yeux bleus dans la direction désignée par son cousin.
La jeune fille en question détourna son visage juste à temps, du mépris dans ses lèvres pincées et sa queue de cheval arrangée au millimètre près.
Allen lui offrit un clin d'œil qu'elle ne vit heureusement pas.
« On lui fait toujours autant d'effet, c'est pour ça. »
Dess râla quelque chose qui fit rire Krystine et soupirer Olivia. Cordell jeta un très vague regard à la fille au dos droit qui discutait avec ses amis derrière eux.
Son insertion dans la base, presque huit ans auparavant, ne s'était pas faite sans émoi ni protestations. A vrai dire, la moitié du projet ne voulait rien avoir à faire avec lui – et il se faisait régulièrement bousculer. Il savait que bon nombre d'entre eux l'auraient préféré sur un billard plutôt qu'à flâner dans les couloirs. « Danger », « Monstre », « Bizarre », « Barre-toi », autant de gentillesse qu'il avait appris à retourner avec les années. Pas toujours calmement. Il remerciait pour ça ses amis, qui prenaient systématiquement sa défense, que ce soit contre les adultes ou les autres adolescents.
Elizabeth Lincoln, c'était déjà une « vieille ». Elle avait dix-huit ans et faisait parti de ses plus farouches détracteurs. Elle en avait contre lui et par extension contre tous ceux qui partageaient son quotidien. Elle avait beau être modérée par son père, que Cordell appréciait et qui avait été un grand soutien tout du long, elle n'en restait pas moins insultante et méprisante dès que l'occasion se présentait.
Une petite mélodie s'échappa de la guitare d'Allen, qui fit sursauter le garçon à la peau grise ; il reconnut leur vieille plaisanterie à travers les notes simples. Immédiatement, il se mit à sourire et taper des mains. Olivia leur lança un regard scandalisé.
« Les mecs, non, vous allez pas...
— Sissy, oh Sissy... »La moitié des paroles se perdait dans les ricanements des deux garçons. La concernée venait de se lever, une boisson entamée à la main, et marchait dans leur direction. Connie et Ronnie se serrèrent l'un contre l'autre, et Krys se mordit les joues dans l'expectative.
« Siss-... OHW EH CA VA PAS ?! »
Le rire de la blonde partit en même temps que l'éclat indigné d'Allen. Il lâcha prudemment sa guitare et passa une main dans ses cheveux dégoulinant de café tiède.
« C'est dégueulasse !
— Tu n'as eu que ce que tu mérites, Sullivan. Si j'étais toi, je tiendrais mes amis en laisse, Stewart. »
L'afro-américaine tendit ses lèvres en une grimace indéchiffrable. Partagé entre l'envie de rire et s'offusquer, Cordell soutint avec toute l'effronterie du monde les yeux clairs d'Elizabeth, qu'elle finit par détourner pour retourner à sa place. Ça faisait longtemps qu'il avait appris à ne plus se laisser faire, depuis le jour où Henry lui avait pris le visage entre les mains et l'avait consolé des moqueries des autres. Depuis le jour où Rachel lui avait dit de ne laisser passer les insultes à aucun prix. C'était vital de ne pas s'écraser – sans quoi on allait le faire suffoquer jusqu'au manque critique d'oxygène.
Et Cordell n'avait pas pour projet, dans un futur plus ou moins proche, de finir sur une table d'autopsie.
« Je sais pas pourquoi, mais j'ai soudain envie de vous faire un gros câlin, à tous. »
Allen haussa des sourcils équivoques. Krys et Olive reculèrent sur leur chaise et Dess fit la grimace. Cordell repoussa la main qu'il tendait vers lui comme si son frère avait été le dernier des pestiférés.
« Mec, je t'interdis de m'approcher tant que tu t'es pas lavé.
— Pourquoi je me laverais ? Ça prouve qu'elle est folle de moi, non ? »
Entre les reproches moralisateurs d'Olive s'intercalèrent les cris des deux jumeaux, dont Allen s'était emparé malgré l'interdiction. Il n'en fallut pas plus à la cantinière pour renvoyer les enfants d'où ils venaient et ordonner au « cochon qui ne savait pas manger correctement alors qu'il allait avoir quinze ans » d'utiliser la douche de service pour rincer tout ce gâchis (si ce n'était pas malheureux). Allen se retira avec le V de la victoire sur les doigts, lequel lui renvoya Cordell qui se fit aussitôt assassiner du regard par un surveillant agacé du désordre. Pour une raison ou une autre, quand il se tourna vers ses amis, le jeu de Dess avait atterri entre les mains d'Olivia qui le tournait et le retournait. Il interrogea Krys du regard mais ne reçut qu'un haussement d'épaules pour réponse.
Ah, ce qu'on s'emmerde ici... pensa-t-il avec sourire.
Ding.« Ah, ça remarche ! »
Accroché au câble, Lenny adressa un sourire victorieux à son frère et sa belle-sœur. Pouce levé d'un côté, soupir de l'autre, foule d'applaudissements dans le fond.
« C'est pas trop tôt. »
Bip, bip, bip...
Calé au fond de son lit, entortillé dans ses couvertures blanches, le petit garçon tournait les pages d'un livre qu'on avait retrouvé dans une remise quelconque. Les lettres imprimées n'évoquaient à son esprit que de vagues formes sans sens, mais il saisissait pleinement toutes les couleurs dont éclataient les images qui les accompagnaient. Des paysages verts à n'en plus finir, des arbres colossaux, des chutes d'eaux aux reflets irisés, des étendues de neige et de sable doré... Et dans cette flore exceptionnelle, parés de majesté, des animaux au poil chatoyant et aux yeux fauves. Passionné par ce monde qui ne ressemblait en rien à tout ce qu'il avait pu voir chez lui du haut de sa montagne, il avalait les contrastes et les splendeurs sans un mot. Il peinait à imaginer que de telles merveilles puissent exister, loin, très loin de son monde. Les limites de sa petite terre, autrefois si grandes, lui semblaient tout à coup restreintes... Et le ciel malade de rouille, les collines sèches et arides, tellement laides en comparaison de la diversité qu'offraient les pages de l'ouvrage. Parfois, des silhouettes semblables aux gens qui allaient et venaient à son chevet se détachaient de la masse ; quelques fois encore, des visions déplaisantes remplaçaient les trésors du ciel et de la terre. Un champignon de fumée qui s'élevait haut et barrait l'horizon le fit frissonner. Des poignées de mains, des visages fermés en noir et blanc, des soldats alignés... D'autres traits plus récents, d'autres conflits, d'autres armes. Des paragraphes entiers, illisibles. Puis le vert et le bleu de nouveau, des drapeaux côte à côte, et plus jamais de mauvaises couleurs.
Pourquoi rien n'était aussi beau ici ? Tout ce dont il se souvenait, c'était les pans gris et ocres d'une montagne frappée par la chaleur constante des astres lumineux. Des mètres et des mètres de vide sous ses pieds, les rideaux de perle qui séparaient les pièces de sa maison. Le ciel n'était jamais bleu, et possédait deux boules de feu au lieu d'une.
Plein d'interrogations percluses de sentiments, le garçon ouvrit grand ses yeux à la vue d'une étrange demoiselle aux crocs énormes et à la robe noire et orange. Bien à l'abri de sa toile, elle le fixait, comme prête à sortir à n'importe quel moment du papier glacé. Il y passa la main avec un soupir d'admiration.
Désert d'Ibshalm
« Qu'est-ce que tu regardes, Ivizh ? »
La jeune femme abaissa ses mains couturées de cicatrices. Doucement, elle se tourna vers Badalh qui la fixait. Le vent soufflait à peine, projetant quelques gerbes de sable de-ci de-là ; il faisait toujours aussi chaud dans cette plaine où rien ne daignait pousser. Elle secoua la tête, agitant sa longue tresse brune.
« Je pensais à Rawah. »
La mention du jeune homme tira une grimace pensive à l'autre. Il posa un long bâton tranchant à son côté, les doigts serrés autour du drôle de matériau.
« Il reviendra.
— Assoka n'est pas revenu.
— Ni Abayh, je sais. Il faut être patient. Ça finira par marcher. »
Rien n'était moins sûr, et dans le camp de fortune, on commençait à perdre patience. La seule raison pour laquelle ils essayaient et essayaient encore était qu'ils n'avaient pas d'autre choix. Ils s'acculaient dans une impasse et s'écorchaient les ongles sur sa surface. Mais c'était ça ou se laisser mourir, et ils ne s'en étaient pas sortis à ce prix pour servir de nourriture aux charognards. Jamais.
Les cornes oranges de Badalh reflétaient le soleil qui s'y jouait, sournois. Ivizh perdit son regard dans l'air brouillé où dansaient des visions d'un autre temps, perdues à jamais. Dans les grains de sable soulevés par la brise brûlante, elle voyait une femme tendre les bras à son petit garçon et l'homme qu'elle aimait passer un bras autour de ses épaules.
Sa gorge se noua douloureusement. Badalh le remarqua, sans faire de commentaire pour autant. Saisie par un élan désespéré comme chaque fois que les sueurs froides de la nuit ramenaient les cauchemars avec elles, Ivizh fit un ample mouvement du bras qui ne rechignait pas à l'effort.
« Tu as raison, et nous devons tout faire pour que personne ne perde espoir. »
Comme si le sort l'avait entendue, une rumeur parcourut le campement jusqu'à eux. Badalh se tourna vers l'agitation qui dessinait des formes mouvantes entre les dunes. Bientôt, la clameur leur parvint, nette et distincte :
« Rawah est revenu ! »
Les yeux d'ambre des deux camarades s'écarquillèrent. Aussi vite que le leur permirent leurs jambes rafistolées, ils rejoignirent l'émissaire de retour au bercail.
12 Septembre 2727Cordell sursauta largement et faillit en rater sa soudure ; il éteignit rapidement le fer et sortit un rectangle gris de sa poche. Il l'alluma avec humeur, prêt à hurler sur son interlocuteur que s'il voulait qu'il se soude les doigts en passant, il avait presque réussi. L'air préoccupé de Dess l'en dissuada, remplaçant la colère par une inquiétude glaciale. La dernière fois qu'il avait froncé les sourcils comme ça, c'était quand il avait dû lui annoncer qu'Allen avait fait une chute et qu'il avait dû être hospitalisé. Il retint son souffle quand la voix résonna à travers l'appareil électronique, s'attendant au pire.
« Mec, ta mère pique une crise de nerfs dans la salle de réunion et vaudrait mieux que vous rappliquiez direct.
— Maintenant ?
— Ouais, genre, là tout de suite. Grouillez, en attendant on est en train de se faire incendier. »
Le visage de Dess se dissipa en même temps que sa voix, accompagné de quelques grésillements. Cordell sauta sur ses jambes et se laissa tomber à bas de la structure métallique, s'attirant un regard interrogatif de James, lequel venait de rabattre le masque sur le haut de son crâne multicolore. Un coup de coude l'empêcha d’ouvrir la bouche et, devancé, il écouta ce que Cordell avait à lui dire.
« Allez mon oiseau des îles, la reine mère crie et on va se faire zigouiller si on se bouge pas jusqu'à la salle de réunion.
— Maintenant ?
— Ouais. »
James abandonna à contrecœur l'outil qu'il tenait en mains, dégageant pour de bon son visage. La blouse remplie de taches brunes et ocres, percée en quelques endroits, il emboîta le pas au plus jeune, qui s'était engagé dans le couloir le plus proche, celui qui faisait la navette entre le bâtiment principal et les annexes.
Le silence ne rythma leurs pas que quelques secondes seulement.
« Tu sais, on va se faire zigouiller dans tous les cas.
— Je sais, mais autant choisir l'option « mort rapide », hein ? »
Ils rirent pour se donner du courage, redoutant toujours autant les crises de Rachel qui, souvent injustifiées mais plus terribles encore lorsqu'elles l'étaient, ne manquaient jamais de mettre la base sans dessus-dessous comme si on y avait fait passer un lourd troupeau de rhinocéros en colère.
...Quand Cordell et James débarquèrent dans la salle de réunion, ils furent soulagés de voir, aux rangs clairsemés que Rachel dominait, qu'ils n'étaient pas les derniers. Ils ne s'en réjouirent pas longtemps puisqu'Allen, figé et grimaçant, n'osa même pas leur renvoyer un sourire. Le chef tançait les techniciens depuis un bon moment et était passé par les militaires de garde avant d'arriver aux apprentis. Son regard gris, couleur de l'acier, s'arrêta soudain sur Cordell au milieu d'une diatribe cinglante.
Le jeune homme déglutit difficilement.
« Cordell Sullivan, je vous avais assigné la réparation de chaudières déficientes dans le quartier A-311 du sixième sous-sol le 8 Septembre. Correct ? »
Qu'elle utilise son nom et son prénom et l'assortisse à un vouvoiement de procédure ne l'enchantait pas ; c'était la méthode qu'elle utilisait quand quelqu'un faisait une grosse bêtise. Et quand il disait grosse, c'était vraiment grosse, pas juste foutre le bazar dans un réduit qui ne servait plus à rien. Il se racla la gorge pour annoncer d'une voix claire, entrecoupée par le bruit des portes qui s'ouvraient sans cesse pour laisser passer une marée de retardataires :
« C'est correct.
— Et vous n'avez rien vu d'anormal ce jour-là ?
— D'anormal ? »
Elle le foudroya du regard ; il baissa les yeux, cherchant dans les intercalaires de sa mémoire si quelque chose l'avait perturbé ce jour-là. Qu'importe son insistance, seules lui revenaient des images de métal brillant sous la lumière de la lampe. Et de la poussière, beaucoup de poussière.
« Pas que je sache. »
Henry serra le bras de son épouse pour prévenir une nouvelle salve de cris et d'injures. Elle se mordit l'intérieur des joues pour ne pas exploser, lançant un regard à la ronde ; la salle était à présent pleine à craquer.
« Bon, maintenant que vous êtes tous réunis, j'ai une annonce de la plus haute importance à faire. »
Les yeux des plus anciens, qui avaient connu la terrible nouvelle de la perte de contact avec la Terre vingt ans plus tôt, se voilèrent instantanément d'inquiétude. Les plus jeunes laissèrent une curiosité mal placée étirer les traits de leur visage auparavant tendus à s'en faire mal.
Ces figures penchées vers elle, Rachel les passa au peigne fin, une par une. Elle les connaissait toutes. Il fallut qu'elle croise le visage de Cole et son sourire rassurant pour se lancer, enhardie par l’urgence et la fureur.
« Des dégradations ont été repérées ce matin-même dans le sixième sous-sol. »
Un murmure fit frissonner l'assistance.
« Des dégradations qui auraient pu facilement avoir de désastreuses conséquences si elles n'avaient pas été repérées à temps. »
Poings sur les hanches, elle recommença à durement sermonner les agents de maintenance, dont certains se tordaient les mains de gêne. Cordell fronça les sourcils, observant son père qui pianotait nerveusement sur un ordinateur.
« Si vous ne voulez pas qu'un jour l'air se retrouve saturé en particules toxiques dans un quelconque bâtiment, il serait de bon ton de faire correctement son travail. »
Plusieurs têtes s'inclinèrent en signe d'assentiment.
« La zone concernée va être placée en quarantaine en attendant la fin des réparations. Je ne veux voir personne s'en approcher. Me suis-je bien fait comprendre ? »
Les balbutiements qui firent office de réponse la rejetèrent dans une colère noire. Elle prit sa tête des mauvais jours et se mit à hurler, si fort qu'on devait l'entendre depuis l'autre bout de la base :
« ME SUIS-JE BIEN FAIT COMPRENDRE, OUI OU NON ?
— Oui, madame ! »
L'appel, unanime, sembla la satisfaire. Laissant l'écho de ses imprécations mourir contre les murs gris, elle laissa tout le monde repartir non sans les disputer à nouveau à la sortie. Dess rejoignit Cordell et Allen, l'air de porter tout le poids du monde sur ses épaules.
« Je suis arrivé dans les premiers. Elle m'a tellement engueulé que j'ai cru qu'elle allait finir par me foutre dehors, avoua-t-il en soupirant, dépité, elle est pire qu'énervée, là, tout le monde en a eu pour son grade.
— On plaisante pas avec les installations. »
Allen avait débité cette évidence sur un ton tout naturel. Il accusait encore le coup comme le montrait sa mâchoire crispée mais ne tremblait pas comme Dess. Il n'avait pas tort ; sans un travail d'équipe minutieux et régulier, tout pouvait gripper. Un seul grain de sable, et c'était tout le mécanisme qui déraillait. Rien d'étonnant, en théorie, à ce que Rachel hurle ainsi pour une erreur qui aurait pu leur coûter la vie.
La base était vivante, elle avait besoin d'une attention soutenue pour respirer. Malgré tout, les yeux fixés sur la main qu'Allen avait posé sur l'épaule de leur ami, Cordell repérait les tics qui agitaient son frère quand son cerveau tournait à plein régime. Il se retourna assez vite pour saisir, entre deux portes automatiques, l'image de son père et sa mère, discutant avec un air grave qu'on ne leur voyait pas souvent. Il clôt ses lèvres sur une réflexion muette.
Y'a quelque chose qui cloche.
« Ça va mal finir.
— On n'a pas le choix. C'est quitte ou double.
— Tu es vraiment prête à tout perdre ?
— Je n'ai plus rien à perdre. »
Il sourit, masqué par la nuit que n'éclairait qu'un maigre feu de camp.
« Si, la nostalgie des jours passés. Mais je savais que tu me répondrais ainsi. Nous t'accompagnerons. Et nous verrons ce que le sort nous réserve. »
Une poignée de sable jetée sur le brasier réduisit la conversation à quia et laissa l'obscurité, vorace, engloutir à nouveau les contours du désert en nuances sourdes et grises.
Quelque part en 2715, date Terrienne« Pour avoir violé la troisième loi, vous êtes condamné à errer dans la montagne grise jusqu'à ce que vos jambes vous perdent ; cette sentence est irrévocable. »
La dernière syllabe tombée des lèvres de l'homme qui dominait l'assemblée, le condamné fut saisi ; et au contraire de bien d'autres, son visage ne trahissait pas la plus petite émotion face à ce verdict. Il se laissa emporter sans un mot, un bruissement de paroles étouffées à sa suite. Lorsque ses cornes noires eurent disparues par le premier boyau à droite de la salle, la clameur s'effaça par la grande entrée, vidant la salle de ses occupants. L'Ancien descendit alors de son piédestal comme il convenait, son conseiller à sa suite. Mais à peine eut-il posé un pied sur le sol de pierre qu'un jeune homme lui barra le chemin, sourcils froncés. Il n'en parut pas surpris. Il en rit même, de l'ironie dans ses yeux plissés de rides.
« Voyez-vous ça. Toujours là à m'attendre pour contester les décisions que je rends, Eshete ? »
Leurs yeux ambrés s'affrontèrent, les uns emplis d'une assurance tranquille, les autres de rage contenue. Aucun ne semblait vouloir laisser la victoire à l'autre, quand bien même la scène mille fois répétée qu'ils jouaient n'avait toujours trouvé qu'un seul gagnant.
Une queue agacée frôla le sol poussiéreux.
« Vous n'aviez aucune preuve contre lui. Votre jugement est arbitraire.
— Vous croyez vraiment ?
— Vous le détestiez. »
Le vieil homme hocha la tête, agitant les tresses blanches qui pendaient par centaine de son menton.
« J'ai en horreur ceux qui attentent à la paix de ma Cité.
— Il n'avait rien fait de mal.
— Et vous vous l'aimiez, oh, je ne vous en blâme pas ; Badalh est votre oncle, après tout. Ou plutôt devrais-je dire,
était. Ne me regardez pas comme ça, ça devait arriver... »
Il fit claquer le bâton sculpté qu'il tenait sous sa paume et qui, plus encore que ses cheveux blancs et sa face vieillie, marquait l'autorité dont cette ville l'avait affublé.
« Votre famille ne donne naissance qu'à des fauteurs de troubles. Je suis surpris que vous n'ayez pas déjà rejoint votre père et votre sœur. Et à présent, votre oncle... Je déplore que ma petite-fille vous ait choisi, c'est malheureux pour elle. »
Eshete serra les poings à s'en faire mal, les bras douloureux. L'Ancien savait qu’il n'aurait pas été jusqu'à le frapper : porter atteinte à l'homme qui représentait le cœur de la ville était trop dangereux. Il dépassa le jeune homme qui ne répliquait rien d'un pas insolemment nonchalant, s'arrêtant au bout de quelques mètres pour se retourner vers lui, un sourire à la bouche.
« Ah, j'ai appris que vous étiez récemment devenu père. Mes félicitations. J'ose espérer que votre fils n'aura pas à rougir de vos actions. »
La menace à peine voilée s'effaça doucement dans le silence du tribunal troglodyte. A l'extérieur, les rayons meurtriers du soleil perçaient une chaleur étouffante. Il n'y avait que dans les habitations et le ventre de la montagne qu'on pouvait espérer trouver cette fraîcheur bienvenue.
Il en avait presque froid. Des frissons remontèrent le long de son dos, lui arrachant un soupir frustré. Il garda les yeux rivés vers le couloir par lequel on avait emmené son oncle. Dans quelques heures, il serait impitoyablement jeté au labyrinthe qui creusait ses courbes maladroites dans la plus grande montagne contre laquelle s'appuyait la ville.
Et comme pour tous les autres avant lui, personne ne le reverrait jamais. Telle était la punition des ennemis de la Cité.
« Eshete ? »
Il sursauta et se tourna vers la silhouette qui s'avançait dans l'entrée, un bébé dans les bras. Il sourit sans s'en rendre compte.
« J'arrive, Ivizh. »
15 Septembre 2727La sirène d'alarme avait tiré la base toute entière du lit et fait hurler les scientifiques encore au travail ; les militaires qui faisaient leur ronde au moment où elle avait lancé son cri strident s'étaient rués vers la zone que le plan leur désignait et qui clignotait, épileptique, en rouge. La panique était générale car les alertes de ce genre restaient du domaine de l'exceptionnel. Aucun réel danger n'avait menacé le Wandering Leia au point qu'on déclenche les mesures de sécurité ; d'où l’affolement de la moitié du personnel, qui se demandait ce qui pouvait bien se passer.
Impérieuse dans sa blouse blanche, Rachel fendit l'agitation, le pas lourd et décidé. Elle happa quelques comptes rendus au passage, hélant de ci de là les militaires responsables de la zone concernée. Fort heureusement, lui dit-on, le problème se situait dans le compartiment d'ores et déjà placée en quarantaine. Les portes verrouillées, quel que soit le problème, il ne pouvait pas en sortir. Seules quelques personnes l'accompagnèrent jusqu'à la plaque métallique qui en fermait l'accès, munie d'une large glace. Tous ceux présent laissèrent passer un cri de surprise et de peur mêlés.
Seule Rachel resta de marbre face aux yeux ambrés qui la fixaient depuis l'autre côté de la vitre.
« Appelez-moi Cordell sur le champ. »
...« Mais dis-moi ce qui se passe, à la fin !
— Tu verras quand on y sera.
— Woh, Jared, sérieux ! Tu me kidnappes comme ça, genre, comme un psychopathe sorti d'un placard et tu refuses de me dire pourquoi !?
— Ordre de ta mère.
— Maiiiis, repose au moins par teeeeerre... »
Le grand baraqué refusa de laisser partir le gamin qui se débattait pour rien sur son épaule : le colosse de deux mètres vingt le tenait en respect aussi facilement que s'il s'était agi d'un fœtus de paille. Il ne daigna le déposer que lorsqu'ils furent en vue du couloir où les attendaient Rachel et Henry. Llorsqu'ils s'approchèrent, Cordell vit avec surprise que Marshall et Alexia se trouvaient également là. Il les considéra et, dubitatif, leur adressa un signe de la main.
« Yoh... On fait une réunion secrète, là, ou... ? »
Ils lui retournèrent un visage bouleversé qui acheva de l'inquiéter.
« Bordel, qui est mort ?
— Personne n'est mort, soupira Alexia en lui ébouriffant gentiment les cheveux, je dirais même qu'on a plutôt le problème inverse. »
Cordell haussa les sourcils et, décontenancé, se tourna par désespoir vers son père. Henry se contenta de lui désigner la porte du doigt et Rachel, qui se tenait devant. Un coup rageur lancé contre le métal fit sursauter le jeune homme.
« Quoi, on a enfermé Elizabeth dedans ? No offense, hein, Marshall, mais... »
L'homme à lunettes avait éclaté de rire avant qu'un regard assassin de Rachel ne le ramène sur terre. Il secoua la tête, presque déçu.
« J'aurais préféré. Je crois que c'est un peu plus grave que ça. »
Rachel fit signe à Cordell de se rapprocher. Tout doucement, comme par peur de susciter un nouveau déferlement de coups contre la porte, le garçon posa un pied devant l'autre. Curieux de savoir ce qui provoquait tout ce raffut, ça oui : pourtant, il n'avait qu'une envie, c'était faire demi-tour et retourner se cacher sous ses couvertures.
« Dis-moi ce que tu vois. »
Il eut l'impression de déglutir de l'acide plutôt que sa salive. Il laissa néanmoins ses appréhensions de côté pour zieuter le couloir éclairé qui serpentait derrière la porte close.
Six silhouettes très hautes y marchaient comme des lions en cage, piétinant et s'agitant, à l'exception de l'une d'entre elle qui semblait réfléchir, adossée au mur. Cordell avisa les cornes, la peau, les yeux, la queue, l'allure. Il recula précipitamment et faillit trébucher. Henry le retint juste à temps.
« C'est...
— Ce qui a déclenché la sirène d'alarme, et probablement aussi ce qui a causé les dégâts du sixième sous-sol. »
Un nouveau coup accompagna les paroles de Rachel, qui frappa en retour son propre poing contre la surface grisâtre. Dix soubresauts et des paroles étrangères, proférées sur un ton agressif, lui répondirent. Cordell tilta et redressa la tête.
« Ah...
— Tu comprends pourquoi je t'ai fait venir ? Nous sommes incapables de traduire ce qu'ils peuvent avoir à nous dire. Sans compter qu'ils ont l'air particulièrement énervés et pas vraiment enclins à la conversation.
— Ce qui est un comble, sachant que ce sont eux qui se sont introduis par effraction. C'est nous qui devrions crier. »
Alexia et Rachel croisèrent les bras en même temps. Henry et Marshall se turent. Et Cordell, perdu, ne savait plus ni quoi dire ni quoi faire. Ce fut finalement un mot que laissa s'échapper Marshall qui le fit réagir ; il posa des yeux perçants sur lui et lui demanda de répéter.
« Tu l'avais dit plusieurs fois quand je t'avais interrogé, il y a huit ans. Je me suis dit que ça avait sûrement de l'importance.
— Je ne sais plus où je l'ai entendu, mais, oui... »
Il passa une main pensive le long de ses cornes oranges.
« Des bannis... »
Si le mot ne semblait pas tout à fait correct sur sa langue, il n'en avait pas de plus proche. Il se rapprocha de la vitre, scruta un peu plus longuement les intrus qui épuisaient peu à peu leurs forces et se calmaient. Celui adossé au mur pivota soudainement dans sa direction, attrapa la seule femme du groupe par le bras et lui confia quelque chose que, même audible, il n'aurait de toute façon pas compris. Il plaqua ses mains sur son crâne pour essayer d'y faire le vide, yeux fermés dans un effort intense de concentration. Il ne vit que d'infinies étendues de sable derrière ses paupières.
Il avait menti.Il les rouvrit et vit ce visage gris encadré par de longs cheveux bruns penché sur lui. Il fut étonné d'y distinguer comme une tristesse, qui se moirait dans les yeux dorés à la manière des larmes. Perturbé, il s'en détourna et recula de quelques pas. Tous les regards étaient fixés sur lui. Il se prit à détester cette sensation de picotement qui lui mordillait les doigts.
« Je vais aller chercher un truc dans ma chambre, je reviens tout de s-... »
Prêt à partir, un cri dans lequel se noyait des appels aigus le figea sur place. L'inconnue maltraitait à nouveau la porte, prise de panique. Elle répéta un mot peut-être dix ou quinze fois sans discontinuer, plongeant les quatre autres protagonistes dans la plus complète perplexité. Elle ne se calma qu'une fois le jeune homme de retour devant la porte. Elle sourit même, rendant cette face étrangère presque belle malgré la poussière qui la maculait.
Il n'avait pas tout oublié.« Qu'est-ce qu'elle dit ? »
La question de Rachel s'échoua sur un silence réflexif.
« Elle répète un nom. »
Que même la réponse de Marshall ne parvint pas à briser tout à fait.
Henry se demanda s'il avait jamais vu Cordell plus perdu qu'à cet instant précis où, tournant la tête vers eux, il laissait couler comme une bille de plomb :
« … C'est ma mère. »
Les intrus avaient été parqués dans un compartiment à l'écart, des pièces à vocation de « prison » temporaire que personne n'avait jamais utilisé mais qui avaient l'avantage d'être sécurisées ; ils s'étaient laissés emmener de bonne grâce puisque les deux meneurs n'avaient pas protesté contre le traitement qui leur était infligé. Rachel devinait que c'était en grande partie grâce à la présence de Cordell, et elle s'arrangeait pour l'avoir toujours sous la main au cas où les choses se gâteraient.
Allez savoir pourquoi, malgré tout, elle détestait les voir se confronter des deux côtés de la vitre. En ce moment-même, doigts crispés sur le moniteur, elle regardait les hommes s'échanger des paroles dans cette langue qu'elle ne comprenait pas tandis que la femme restait là à regarder dans la direction où elle devait les deviner.
Cordell, près d'elle, n'avait pas bougé d'un millimètre depuis qu'il s'était assis. Il écoutait Marshall parler, ne le suivant néanmoins pas du regard dans ses déambulations en long et en large de la pièce.
« Des bannis, expliquait le scientifique sans cette emphase théâtrale dont il raffolait d'ordinaire, des individus jeté hors de leur « lieu de vie » pour une raison quelconque. C'est tout ce qu'on a pu tirer d'eux. Ça et le fait qu'ils vivent dans un campement de fortune dans le désert ; et je ne suis même pas sûr d'avoir réussi à tout interpréter correctement.
— Tu as déjà fait plus qu'on ne pouvait t'en demander, tu n'as pas à te blâmer.
— Ils ne rendent pas la conversation facile, grogna Marshall en se laissant finalement choir sur une chaise, en fait, ils pourraient pas être moins coopératifs que ça.
— On les garde prisonniers.
— C'est ce qui arrive quand on entre par effraction quelque part, en général. »
Dite sur un ton parfaitement ironique, cette réplique laissa la sensation d'un coup de savon acide sur le cœur de Cordell. Il remua sur sa chaise, mal à l'aise. Quelques mètres plus loin, des yeux insistants cherchaient à accrocher les siens sans répit. Cette impression de garder tous les regards braqués sur lui ne l'avait plus quittée depuis que les intrus avaient été découverts. Même les moqueries des autres, il avait appris à s'en défaire et ne plus s'en préoccuper avec les années.
Cette fois-ci, tout était différent – et il aurait presque souhaité se fondre dans le sol quand ceux de Marshall et Rachel s'arrêtèrent sur lui.
« Cordell, si tu te souviens de quoi que ce soit qui puisse nous aider, c'est maintenant ou jamais. »
Il savait à quel point c'était important. A quel point baisser la tête pour ne plus voir le visage de Rachel était puéril.
« Je sais. Mais je... Je ne me souviens pas. »
Tout se mélangeait dans son esprit, odeurs et images d'un passé flou dont il n'était jamais parvenu à rassembler toutes les pièces. Il en avait oublié des détails importants, gardé en mémoire des anecdotes sans le moindre sens. Une main passée dans ses cheveux. Des bras fermes autour de sa taille. Des bribes de voix et de rires. Un nom qui laissait derrière lui un écho à la fois étranger et affectueux. Rien de tout ça ne les intéresserait. Il ne pouvait pas replacer des mots sur les goûts qui venaient parfois lui chatouiller le palais.
Ne pleure pas, maman. Même ça, ça ne voulait plus rien dire.
« Peut-être que si on le laisse leur parler, quelque chose lui reviendra. »
Toute la raison de Cordell s’arc-bouta contre cette idée. Il n'eut pas le courage de refuser à voix haute. Il acquiesça, raide comme une statue.
Et la mort dans l'âme, Rachel donna son accord.
29 Août 2720« Bon, je t'ai mis des livres, des images, des trucs et des machins... Bref, de quoi t'occuper un moment. »
Le petit garçon lui lança un regard interrogatif depuis la pile de jeux, d’électronique et d'ouvrages sous laquelle l'avait enterré Rachel. Il hésitait entre hocher la tête et faire les signes des mains auxquels il était habitué. Dans le doute, il ne fit rien et ouvrit un des des rares livres non encore numérisé de la base qui avait atterri entre ses mains. La jeune femme le regarda faire, un léger sourire aux lèvres. Elle n'arrivait pas à comprendre qu'on puisse le vouloir sur une table d'opération. C'était un enfant comme un autre, curieux et ouvert, rempli de bonne volonté. A peine avait-elle posé ses yeux sur lui la première fois qu'elle avait su qu'elle se ferait un devoir de le protéger. Henry l'avait deviné – mais Henry devinait toujours tout, il avait une longueur d'avance sur elle et devançait la moindre de ses pensées. Raison pour laquelle le petit avait été arraché à l'infirmerie pour être placé dans une chambre individuelle. Toujours surveillée, toujours plus ou moins isolée, mais nettement moins impersonnelle.
Là, elle pouvait lui procurer tout ce dont il avait besoin, et qui ne se résumait pas à trois tubes et des piqûres comment on en faisait aux animaux de laboratoire.
« Et si t'as faim, t’appuies sur le bouton là (elle tapota le renfoncement dans le mur et le bouton nacré qui s'y nichait), okay ? Ou si quelque chose va pas. N'hésite pas. »
Elle savait pertinemment que le petit ne la comprenait pas et que les hochements de tête ne ponctuaient ses déclarations que par politesse ou automatisme ; il n'empêche que parler la rassurait. La jeune femme prit le temps de vérifier que le garçonnet était à son aise avant d'esquisser un pas vers la sortie.
« Merci. »
Main sur la porte coulissante, Rachel suspendit son geste et se retourna vers le petit garçon qui la regardait, un sourire timide aux lèvres. Un tour du poignet suivit, comme pour mieux affirmer ses mots – et Rachel ne retint du langage simple et imagé que l'extraterrestre utilisait que ce signe. Merci.
Elle tenta de le reproduire maladroitement, ce qui les fit partir en longs éclats de rire. Quelque part entre deux hoquets, une gratitude sans nom lui serra le cœur.
Non, c'est moi qui te remercie.
Tellement de sensations de déjà-vu, tellement de souvenirs parasites et orphelins sur chaque action du quotidien. Cordell aurait aimé s'en débarrasser, ne plus avoir à subir ça.
Il l'avait senti en réapprenant à marcher, en s'écroulant dans les bras ouverts de Rachel et Henry. Il l'avait senti en courant avec Allen le long des couloirs, en s'étouffant de rire au coin d'un lit. Il l'avait senti tout ce temps et maintenant, tous ces détails prenaient trop de place dans un cœur qui menaçait de déborder, comme s'il n'avait pas été assez grand pour tout contenir.
La porte coulissa derrière lui. Il eut peur, même en sachant que ses parents le surveillaient par la vitre teintée. Il songea qu'il aurait dû leur dire, au lieu de se taire ; peut-être que tout aurait disparu dans un tourbillon de sable, comme huit ans auparavant. Il n'avait pas fait un pas dans la pièce que la jeune femme s'était précipitée vers lui, les jambes branlantes. Il dut la retenir, car elle menaçait de s'écrouler à tout instant.
Les autres le regardaient en silence, gênés, méfiants, épuisés. Seul le plus âgé d'entre eux s'approcha, le couvant d'un regard que Cordell ne sut interpréter.
Alors qu'elle était restée muette jusque là, l'inconnue se mit à parler. Elle l'accabla de mots et d'expressions qu'il ne connaissait pas, le perdant si bien qu'il dut l'interrompre pour qu'elle reprenne plus lentement. A ses paroles posées, elle ajouta les mouvements de mains que tous connaissaient pour avoir vu Cordell les signer encore et encore.
Rachel s'accouda au panneau de contrôle, les muscles tendus et les dents serrées.
« Qu'est-ce qu'elle peut bien lui raconter ?
— Des souvenirs ? Hasarda Marshall, ce qu'ils sont devenus... Ce qui s'est passé. »
Les différentes hypothèses lui grillaient le cerveau. Si ça n'avait tenu qu'à elle, elle l'aurait sorti de cette cellule sur le champ.
L'entretien dura plus d'une demi-heure, durant laquelle Cordell resta droit sur sa chaise. Ses bras tremblaient quand il les levait pour esquisser une réponse ; il jetait sans cesse de rapides coups d’œil vers eux, comme pour s'assurer qu'ils ne l'avaient pas abandonné.
L'intruse, qu'il pensait être sa mère, prit très mal le fait qu'il se lève pour sortir. Il fallut de longues minutes de discussion avec ses semblables pour qu'elle lâche son bras et se rassoie, ses sourcils arqués. Quant au garçon, il s'autorisa à respirer une fois la porte verrouillée.
Sa poitrine serrée l'empêchait de vider et remplir complètement ses poumons. Marshall le prit par le coude et le ramena doucement jusqu'à sa chaise, sur laquelle il se reposa avec mille précautions. Tous ses os lui semblaient soudain faits de verre.
« Alors ? »
Il pinça ses lèvres sèches.
« Je... »
Il secoua la tête, fâché.
« J'ai pas tout compris, je maîtrise mal la langue, et je...
— Du calme, Cordell. Ça va. Respire. »
Il lui obéit et siffla plus qu'il n'expira. Le stress faisait trembler sans répit ses doigts, qu'il tenait cachés contre ses côtes pour ne pas que Rachel le remarque.
Et si elle l'avait vu, alors elle n'avait rien dit.
« Ils vivent dans le désert, comme tu as dit. Ils sont... huit, peut-être neuf. Ils étaient treize, au début. Mais à cause des reptiles, et puis du sable... »
Il jeta un regard machinal à ses prothèses, dissimulées sous le bleu de son uniforme.
« Ils ont désobéi, du coup on les a jetés là.
— Dans le désert ?
— Non. (ses yeux se remplirent de larmes) Dans la montagne. »
Cours cours cours cours cours. « Cordell ? »
Ne t'arrête pas.« Tu te souviens de quelque chose ? »
Il plaqua ses paumes moites contre ses oreilles dans l'espoir de faire taire les voix. Puis il ferma les yeux, pour mieux s'imaginer seul au milieu de sa chambre.
Il n'entendait plus que les battements effrénés de son cœur.
« Non. Rien du tout. »
« Papa... »
La roche avait mis ses coudes à vif ; il s'était arraché un ongle à force de s'agripper aux pierres, et son front était marbré de bleu.
Les mains qui le tenaient par la taille le poussèrent avec urgence dans une cavité béante. Le boyau s'étendait dans son dos, mangé par l'obscurité que le petit garçon lorgnait avec inquiétude. Il tendit les bras vers le cou de son père, qui le repoussa fermement.
Il se mit à sangloter.
« J'ai peur...
— Je sais. Mais regarde-moi. »
Il leva le menton vers le visage de son père, que son chagrin rendait flou. Il sentit un pouce rêche essuyer quelques larmes qui coulèrent de plus belle la seconde d'après.
« Je veux mamaaaan...
— Maman est là. Elle va bien. T'en fais pas.
— Je veux renter à la maison...
— Moi aussi. Mais on peut pas. »
Il sentait ses doigts passer dans ses cheveux, sur ses épaules, sur ses jambes, comme s'il ne savait pas comment l'étreindre. La poussière avait irrité sa gorge, donnant à chaque sanglot un écho plus rauque que le dernier.
« Il faut que tu t'en ailles par là.
— Je veux pas partir sans toi !
— Il le faut. Tu le dois.
— Mais j'ai peur...
— Tu le dois. Tu m'entends ? »
Il lui prit brutalement le menton, qu'il serra jusqu'à lui faire mal.
Il était encore trop petit pour se rendre compte que sa voix ne demandait qu'à pleurer, elle aussi.
« Si tu restes ici, tu n'as aucune chance de t'en sortir. Tu dois passer par là, trouver une sortie. Courir. Surtout ne pas t'arrêter.
— Mais toi ?
— Moi et maman, on se débrouille. »
Un craquement sinistre le fit sursauter. Il lui rentra de force le crâne dans le mur. Le petit se débattit, en proie à une peur panique.
« Non !
— Tu ne peux pas choisir, cette fois ! Va-t-en ! »
Il recula sur ses paumes abîmées.
« Mais...
— COURS ! »
Il lâcha un dernier sanglot avant de se retourner et filer à quatre pattes dans le noir le plus complet, sans se soucier des pierres qui ricochaient sur son dos et des fissures dans lesquelles ses doigts se coinçaient parfois.
Cours cours cours.
Ne t'arrête pas.
Et quand je suis sorti, j'étais tout seul.
L'alerte les prit à nouveau par surprise.
Rachel fut la première à se ruer vers la zone de quarantaine et trébucher sur le corps inanimé des gardes. Lorsqu'elle releva les yeux, la porte ouverte semblait se moquer d'elle.
Furieuse, elle écarta les scientifiques affolés à grand renfort de cris.
« Tous ceux encore réveillés, dans le réfectoire A ! Les autres ne bougent pas de leurs quartiers ! Appelez un médecin, et trouvez-moi Lenny Collins sur le champ ! »
Elle écrasa du poing la commande d'urgence incrustée dans le mur.
« On verrouille toute la base. »
…Allen était tombé de son lit à la première alarme. Emmêlé dans ses couvertures, il avait jeté un œil au voyant rouge qui clignotait au dessus de la porte et rampé jusqu'à la chaise la plus proche. Le plan que possédait chaque chambre était rouge de haut en bas et de long en large. Il s'était relevé lentement, comme si le moindre geste pouvait lui coûter la vie.
Son souffle, bloqué dans son œsophage, manqua de l'étouffer.
« Merde, mais il se passe quoi ? »
Les bruits de bottes des militaires martelaient le couloir voisin. La porte était verrouillée. Allen y lança ses poings sans oser obtenir autre chose que le silence en réponse, ce qui l'aida à ne pas être trop déçu quand celui-ci lui répondit.
Abasourdi, il soupira longuement.
« Cordell, tu sais ce qui se pa – »
Ses yeux s'écarquillèrent en se posant sur la couchette vide.
CETTE HISTOIRE SERA-T-ELLE FINIE SOUS PEU ? OOOH LE SUSPENSE