Fan club ? [PV Victoire]

Mahaut avait perdu sa raison d'être. Perdre son courage et son envie de faire du patinage était déjà suffisamment dur, mais pour couronner le tout, il fallait qu'elle se fasse enfermée dans un endroit totalement à l'écart du reste du monde, de toute sa vie passée. Jamais elle ne reposerait les pieds dans une patinoire, même après des années de psychanalyse censées lui faire reprendre confiance en elle, et jamais elle ne reverrait les siens, surtout.
Mahaut avait perdu sa raison d'être.

Pour oublier la douleur, elle avait conservé son rythme sportif d'avant, l'accentuant même. De quelques heures de danse et de gymnastique par semaine, elle était passée à de nombreuses heures par jour. C'était désormais sa seule distraction, dans ce monde où elle ne s'intégrait pas bien, où elle ne s'intégrerait peut-être jamais. Depuis son arrivée, que c'était-il passé, au juste, de palpitant ? Pas grand chose. Elle avait rencontré des gens, une pincée, quatre ou cinq. Franchement... Elle était arrivée il y a peu de temps, c'est vrai, mais aussi peu de personnes, c'était impressionnant. Impressionnant dans la nullité, je précise.
Elle n'avait pourtant absolument rien de repoussant, la miss ! La quantité de sport qu'elle faisait lui avait façonné un corps de princesse de conte de fées, et elle prenait toujours soin de son allure. Tiens, ce jour-là, elle portait un élégant slim gris -toujours des slims, il n'y avait rien de mieux avec des jambes pareilles- accompagné d'un pull noir, séparés par une ceinture en cuir clair. C'était simple, mais très élégant.
Et pourtant, personne ne l'avait accosté.
Si elle ne passait pas tout son temps à s'entraîner, peut-être qu'elle rencontrerait des gens plus facilement. Mais elle avait du mal. Elle qui avait toujours été une fille très sociable, avoir été plantée de ce pensionnat après avoir débuté une dépression à l'extérieur, ce n'était franchement pas génial. Elle avait l'impression d'avoir perdu sa capacité à se mêler aux autres, puis de se séparer d'eux... en se mettant au dessus. Là, elle était à l'écart, tout simplement. Pas au dessus, pas en dessous, juste à l'écart.
Que la vie est morne.

Mahaut sortit de sa chambre, s’ennuyant encore, et marcha en direction de... rien ? Elle n’avait rien à faire. Absolument rien. Elle avait effectué quatre heures de danse le matin, une promenade à travers le parc ainsi qu’une heure de glandouille, et l’après-midi, plusieurs heures –elle n’avait pas compté avec précision- de gymnastique. Là, il devait être à peu près six ou sept heures du soir, et elle allait bientôt descendre dîner. Seule. Que sa vie était morne...
Après le dîner, elle irait sûrement se coucher très vite, après avoir pleuré sur sa vie passée. Youpi ! Quel programme ! Monde cruel.
Mais reprenons, voulez-vous ? Mahaut marcha en direction de nulle part, à travers les corridors du pensionnat à l’origine de son malheur, déambula sans un seul but, monta, descendit les escaliers sans fin, lasse. Elle ne savait même plus où elle était, à force. Mais qu’importe ? Cela ne changerai rien à son activité : marcher sans rien faire, en soupirant régulièrement.
Elle finit par en avoir marre, et s’assit au sol, le dos collé au mur, quelques mèches brunes devant son regard autrefois hautain. Maintenant, il ne laissait paraître aucun sentiment, aucune expression. Vides. Comme l’âme de Mahaut.
Parquet qui craque. Bruits de pas… Quelqu’un ?

+

Victoire avait passé la journée à visiter le château. Après son arrivée, elle était resté longtemps immobile, amorphe, écroulée dans une pièce poussiéreuse. A quoi bon se dépenser, puisqu'elle resterait comme ça pour l'éternité ? Au bout d'une durée indéterminée (une minute ? une heure ? une semaine ? ) elle s'était enfin traînée hors de sa retraite.

Sa curiosité reprenait le dessus. A la façon d'une ombre, elle avait arpenté le château dans tout les sens, sans réussir à prendre ses repaires. Tout était sombre, mais Victoire aimait l'obscurité. Elle lui permettait d'observer les autres à loisir. Les autres ? En fait de camarades d'infortune, elle n'avait croisé personne à part la combattante de Nazi, Orwalle. Ce n'est pas qu'elle n'aimait pas la solitude, Victoire. Non, c'était confortable de ne pas avoir ces gens qui lui tournait autour avant. Elle était bien dans ce décor romanesque, projeté dans un des romans qu'elle avait dévoré. C'est juste que...comment dire ?

Bon d'accord. Ce que j'ai dit, c'était de la frime. Elle se sentait désespérément seule, elle crevait d'ennui. Après tout, à quoi bon le nier ? Sa vie lui semblait si lointaine et si flou qu'il lui semblait devenir folle. C'est cette raison, sans qu'elle se l'avoue qui l'avait poussé à explorer sa nouvelle demeure.

Les pièces s'enfilaient sans qu'elle puisse comprendre la logique. Au détour d'un escalier, elle tomba sur un long couloir qui s'enfonçait comme un boyau dans les entrailles du château. Sans plus réfléchir, elle s'y engagea.

Mal lui en pris. De tournant en tournant, elle se perdit complètement dans les méandre du château. Après une longue marche solitaire, un bruit attira son attention. Quelqu'un était assis par terre, à quelque pas d'elle. Un rayon de soleil l'éclairait. Elle resta immobile, la bouche ouverte. C'était une apparition. La plus belle jeune fille que Victoire ai jamais vu, toute catégorie confondue. Les mots s'emmêlèrent dans son esprit. Jamais elle n'avait vu un corps aussi finement sculpté, des traits aussi réguliers, une beauté aussi naturelle. Toute nimbée de lumière, on aurait dit un ange auréolé d'or digne d'un portrait de Raphaël. Éblouie, la jeune fille resta les bras ballant, incapable de détourner le regard. Fort heureusement, elle avait fermé la bouche.

Quelqu'un arrivait. Mahaut en était sûre. Elle ferma les yeux et se concentra. Poids plume, un jeune garçon de huit ans, blondinet aux yeux bleus, il a mangé un yaourt aux fraises à midi... Non, je plaisante : elle était incapable de déterminer qui venait. Pas même de déterminer d'où venait la personne. Mais elle avait eu envie de fermer les yeux, de s'endormir, de ne pas forcément se réveiller. Et surtout que la personne qui venait ne fasse pas attention à elle, passe devant sans lui parler, reparte. Elle avait envie, sans doute pour la première fois de sa vie, d'être invisible.
Elle qui avait toujours désiré être sous le feu des projecteurs, qu'on la remarque, qu'on acclame son talent et, au final, but ultime de sa vie, qu'elle décroche une médaille aux jeux olympiques d'hiver, était désormais un corps amorphe, qui ne savait que faire de sa vie. Tout était en ruines autour d'elle, alors pouvait-on la laisser en paix ? La laisser s'endormir pour toujours ?
Merde, les bruits de pas s'arrêtaient. La personne qui venait n'avait-elle pas entendue les pensées de Mahaut ? Ah mince, c'est vrai, son pouvoir n'était pas forcément la télépathie. Mais ne pouvait-elle pas se douter que la grande brune ne désirait vraiment pas que l'on s'approche d'elle, et pire encore : qu'on lui parle.
Mahaut ouvrit les yeux et regarda droit devant elle : un mur. La personne se trouvait donc sur le côté. Elle tourna la tête dans un sens : pas là. Dans l'autre : ah... Enfin. Une fille. Brune. Cheveux longs. Normale. Banale. Rien de spécial. Vraiment rien. Style petite fille sage, passant ses journées à étudier. Elle devait avoir... treize ou quatorze ans. Elle était plutôt petite, aux yeux de Mahaut. Un mètre soixante-dix au maximum. Sans doute soixante-cinq. La patineuse artistique, elle, dominait beaucoup de personnes de son mètre au dessus de soixante-quinze. Cela faisait longtemps qu'elle ne s'était pas mesurée avec précision... Et peut-être qu'elle grandirait.
Qu'est-ce qu'elle lui voulait, cette fille, avec son air totalement ébloui, fasciné ? On ne la laissait décidément pas tranquille. Etait-ce trop demandé, un peu de calme et de paix ? Bon, il est vrai que se camper dans un couloir du pensionnat en début de soirée, ce n'est franchement pas très intelligent. Et qu'elle aurait put rester dans sa chambre, blottie sous la couette avec son hermine dans les bras. Mais tout de même...
Tiens, quand on parle d'Hermine, elle est où celle-là ? Elle s'est sûrement fait une coupine hermine ou un pitit coupin herminon avec qui elle batifole dans les champs de blé et... Hem. Je m'égare. Mais cela ne changeait rien : Hermine n'était pas à ses côtés. Youpi.
Mahaut était donc seule, face à cette fille qui la fixait, comme si c'était une créature semi-divine sortie d'une fresque du Vatican. Il est vrai qu'elle était jolie, bien fichue, mince et très gracieuse, mais elle n'était pas une bête de foire, tout de même ! Faudrait qu'elle fasse l'expérience un jour : se promener dans le pensionnat mal coiffée, habillée comme un sac à patates... Elle verrait bien si on se met à la fixer toujours.
Mais revenons au problème "fille qui louche de façon louche sur la louchée" : que faire pour qu'elle s'en aille ? Et vite, surtout. Ah ! Petite ampoule au dessus de la tête de Mahaut ! Idée de folie.
Les yeux toujours fixés sur elle, la grande brune lui lança un joyeux, chaleureux et chantant :

"Tire-toi."

+

Victoire sentit le regard de l'ange la transpercer et ses joues s'enflammer. Elle l'avait vu ! Elle la petite, la transparente. N'osant pas sourire, elle continuait à la fixer, sans pouvoir détacher les yeux de la jeune fille. Qui, manifestement, était gênée par sa présence. Victoire savait que les anges n'aimaient pas les fantômes dans son genre. Elle était trop peu pour cette créature merveilleuse, qui hantait sans doute les contes de fée. D'ailleurs, ce n'était certainement la princesse dans les contes. Non, c'était bien la magicienne, belle et immortelle. Sa voix raisonnait comme du cristal; Sa voix ? Oui, elle avait parlé, elle avait daigné lui parler. Le son lui monta les larmes aux yeux, et elle porta la main à son cœur, inconsciemment.
Mattiméo s'était blotti dans son cou et son bec fourrageait dans ses cheveux. Il ne semblait pas réagir à la vue de la fée. Ou plutôt, on aurait dit qu'il tentait de détourner l'attention de Victoire.
Peine perdue.
Les mots qu'elle avait prononcé ? Victoire aurait été incapable de dire lesquels. Elle avait été foudroyée par la musique de la voix. Au bout de quelques secondes, elle se demanda si elle ne devait pas répondre, tout de même. Elle finit par dire, d'une voix qui lui sembla un croassement après la mélodie de l'autre.

- Bonjour, je te trouve très belle. Je m'appelle Victoire, et toi ?

Enfin, ça, c'est ce qu'elle voulait dire. L'émotion, sans doute déforma les mots qu'elle articulait. Ce qui donna quelque chose dans ce genre :

- broujonbelcontefétu. Mapeltoivikéta ?

Éblouie, elle ne s'en rendit même pas compte. D'ailleurs, elle ne se rendait compte de rien. Y compris du faite que son merle adoré lui avait arraché trois cheveux avec son bec et lui piaillait dans les oreilles. Elle était enchaînée à l'image de l'Ange.

La petite brune semblait émerveillée en entendant la voix de Mahaut. Et puis quoi encore ? Elle lui avait juste balancé un très agréable "tire-toi" ! Pas d'intonations chantantes, pas de vers magnifiques, pas de petits pas de danse à côté ! Elle lui avait uniquement balancé deux petits mots doux et chaleureux, surtout quand on les associe, et avait fermé les yeux une seconde en espérant qu'elle obéisse sagement comme n'importe quelle autre gamine de son genre aurait fait. C'était pas compliqué de poser un pied devant l'autre dans une direction, n'importe laquelle, et de sans aller. Sans la percuter si possible. Pourtant, quand Mahaut rouvrit ses paupières, la miss était encore là, les larmes aux yeux, comme si elle venait de voir une fleur de cristal se former rien que pour elle ou elle-ne-savait-quelle-autre-merveille-de-ce-genre. A côté d'elle, un petit merle piaillait de manière insupportable. Qu'on le fasse taire ! Que la fille reste si elle en a l'envie, mais qu'on fasse taire ce piaf ! N'importe comment, avec n'importe quoi, mais qu'il cesse de faire son vacarme. Il n'y avait pas d'autres bruits dans le couloir, et l'oiseau ne chantait pas si fort. Mais ce bruit l'agaçait terriblement. Elle n'entendait que ça. Et il résonnait dans ses oreilles, dans sa tête, dans son esprit ! Partout en elle !
Elle allait devenir folle.
Et puis voilà que la fille se mit à dire quelque chose. C'était pas clair, c'était confus. C'était même, admettons-le, absolument incompréhensible. Elle était censée répondre quoi, là ? Lui demander de répéter plus calmement ? Et puis il y avait ce foutu oiseau, qui chantait. Qui chantait. Qui piaillait. Qui s'égosillait. Avec le timbre de sa voix si perçant. Et que je te tire des cheveux, et que je casse les oreilles de tout le monde, et que je je fasse ch*** ceux qui sont dans les parages !
Exaspérée par ce bruit insupportable, Mahaut se hissa sur ses jambes, s'étira un moment puis planta ses yeux dans ceux de la baragouineuse. Oulah... Elle était pas très grande, la miss. Bon, faut dire que la magnifique et belle et gracieuse et sublime brune qu'était la patineuse artistique était réputée pour sa taille. Mais tout de même. A moins que ce soit une illusion d'optique ayant pris possession de sa cervelle due au chant du piaf, à des champignons pas frais mangés récemment ou à l'ambiance du pensionnat. Voir simplement la fatigue. Mais passons. La miss était petite, voilà.
Mahaut, debout sur les chaussures à talons la fixait de son regard de statue, tout en passant une main dans une mèche de cheveux qui lui entravait la vue.

"Miss Hiohgehouyrg, besoin que je te le redise ?"

Elle se pencha un peu pour se mettre à sa hauteur, casse-pied cette différence de taille, et, les mains sur les hanches, lui sortit, en articulant très fortement :

"Ti-re toi."

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