Quoi que puisse laisser penser le titre de ce sujet, Owen n'était pas en train de jouer sur le magnifique piano à queue une mélodie composée spécialement pour sa bien aimée. Premièrement, il n'aimait pas le piano. Il savait en jouer, bien entendu, mais c'était peut-être le fait d'avoir pris ses cours contraint et forcé qu'il l'en avait dégoûté. Deuxièmement, il n'était même pas assis sur le siège de velours, mais appuyé contre la cheminée, le regard dans le vague, un verre vide (eau ? thé ? whisky ?) à la main. Et troisièmement, il ne pensait même pas à Emily. Il réfléchissait à ... Jessica. Hasaki. Les relations en général. Sa vie. Son futur. Du blabla mélancolico-pensif. Mais il s'en foutait un peu. Etant donné que c'était ses pensées à lui. Dans lesquelles il n'était plus le Glowy Boy tout parfait qui fait des effets de cheveux dans le soleil couchant. Juste quelqu'un d'un peu désemparé. Mais chut faut pas le dire. Rien ne doit fissurer son masque souriant.
Il poussa un soupir, posa son verre sur le manteau de la cheminée et alla s'asseoir dans un des délicieusement confortables fauteuils Renaissance. Le jeune homme se lova délicieusement dedans, comme un chaton d'un mètre quatre-vingt. Il ferma les yeux, ses cheveux noirs lui tombant sur ses yeux mis-clos. Quiconque l'aurait vu là, sa bouche entrouverte, totalement détendu, l'aurait trouvé adorable. Trouver Owen adorable ? Eh bien ... pourquoi pas ? Pour une fois, Petit-Ami-Parfait s'était détendu. Il ne pensait plus à rien, et, merde, ça faisait du bien. Dans un état de demi-veille, il se dit qu'il était préférable de ne pas s'endormir. Pour si quelqu'un le trouvait là. Il y avait peut-être des pervers-psychopathes qui traînaient dans les couloirs - non, nous ne pensons pas à Nao.
Oh et puis ! Il suffit de dormir d'un seul œil. Il était vraiment vraiment fatigué. Il n'avait pas dormi depuis un, deux jours. Il n'était pas vraiment porté sur le sommeil, ici d'autant plus car il ne se dépensait pas tellement. Mais la fatigue venait de lui tomber dessus, sans prévenir. Sans y penser, en quelques secondes, il s'endormit profondément. A la trappe, les résolutions de prudence et de maîtrise. Ce jour était spécial.

La tête du bel endormi reposait sur l'accoudoir, et un de ses bras dépassait du fauteuil, frôlant le parquet sombre et verni. Ses cheveux noirs mi-longs lui cachaient la moitié du visage, on ne voyait quasi plus ses yeux fermés, ses longs cils sur la peau marmoréenne pâle de ses joues. De ses lèvres, toujours à moitié ouvertes dans l'abandon de son sommeil, sortait un souffle chaud et régulier. Elles étaient très légèrement étirées dans un sourire quasi-imperceptible. Le sourire le plus franc qu'on n'aie jamais vu sur le visage de Owen, ou presque. Sans son rictus mielleux et irrésistible, il était presque méconnaissable.

Mais, parions que la prochaine personne qui allait le voir allait le reconnaître. A coup sûr.

Quelque chose effleura son nez. Il était peut-être profondément endormi. Mais il restait comment dire ... un chasseur. Oui, tout à fait, un chasseur. Et les chasseurs (nous ne parlons pas ici de ces bourriques avinées qui chassent à coups de pastis) n'ont-ils pas tous une part animale, féline, en eux ? Ben voilà. Les félins ne dorment que d'un oeil, c'est bien connu. Donc Owen ne dormait que d'un oeil.

CQFD.

Il se rejeta donc en arrière, faisant tomber le fauteuil par terre, et lui avec. Il faut lui pardonner, il n'est pas toujours aussi boulet, c'est juste que là il dormait vraiment ... trop.

Bref, l'ex-endormi-presque-réveillé était légèrement surpris. Et dans le brouillard. Et comateux. Il cligna des yeux, histoire de faire la mise au point. C'était quoi cette forme devant ? Ah, un être humain. C'était qui cet être humain, d'abord ? Ah, une fille. Mais c'était qui cette fille ? Ah Emily. Okay.

Respiration, regard dans le vague, respiration, pensées qui se mettent en place, tellement lentement qu'on pourrait presque les entendre, respiration.

Emily. Okay.

Une minute.

C'ETAIT QUOI CE DELIRE ? D'un coup, comme si cette pensée remettait en marche tout son cerveau, des questions intérieures. Qu'est ce que tu fous là ? Pourquoi tu m'as réveillé ? Comment tu m'as réveillé ? De quel droit tu t'approches de mon visage ? Pourquoi t'as l'air normale ? Pourquoi t'as pas l'air de me haïr ? Pourquoi j'ai l'air niais ? Est-ce que c'est ta présence qui suffit à faire ça ? Pourquoi j'ai presque pas envie de te tuer mais un peu quand même ?

Il se contenta de lâcher un pathétique :

« Salut. »

Les questions confuses refluèrent. Il resta donc rien dans l'esprit d'Owen. Un vide intergalactique. Son visage était lisse, neutre, mis à part qu'il clignait un peu trop des yeux. Il se rendit compte que ses lunettes pendaient à moitié sur son cou, les remit bien droites sur son nez. Il se rendit compte qu'il était toujours affalé sur un fauteuil étalé par terre. Il le releva, s'assit dignement. Il toussota. Le coin droit de sa lèvre supérieure se souleva nerveusement. Ses narines se dilatèrent un quart de seconde. Il cligna un milliard de fois ses yeux.

Une esprit entra dans le néant de son esprit. Tu t'es tapé la honte. La première repartie qui lui vint c'est de quel droit mon subconscient me tutoie-t-il ?. Puis la pensée reflua, et il n'eut de nouveau plus rien.

Il attendit, donc.

Emily sourit, puis se penchant en avant, le regard droit, cherchant à entrer en contact avec celui, fuyant, d’Owen. Elle appuya ses mains sur le fauteuil, à côté de ses cuisses, et écarta ses chevilles, faisant se rejoindre ses genoux osseux et criblés de cicatrices indélébiles.

« Tu es parfaitement ridicule » persifla-t-elle, la voix basse mais aisément audible.

Elle l’observait par-dessous ces cils, avec un regard qu’elle lui avait emprunté, retournant son arme contre lui-même. C’était de ce genre de regard que certaines personnes ne pouvaient pas s’empêcher de rencontrer. Owen avait été un très bon pédagogue sur bien des domaines, mais il aurait bien besoin d’une mise à jour concernant ses fichiers sur les relations avec ses petites amies.

« Tu parles de nouveau aux monstres, maintenant ? » chuchota la fausse-rousse, acide, mais souriante.

Elle comptait bien lui rappeler chaque jours de sa vie comment il l’avait fait souffrir, et ce jusqu’à ce que mort s’en suive. Et lorsque ça ne l’atteindra plus, elle fera pire encore, et ainsi crescendo jusqu’à ce qu’il abandonne complètement la lutte. Bien sur, s’il abandonnait tout de suite, ça ne serait pas amusant.
Et elle aurait recours à son plan tout de même. Naturellement.

Elle ramena ses pieds devant elle, croisant ses chevilles, frôlant la moquette. Elle se redressa, bien droite, avant de s’appuyer contre le dossier et d’entrelacer ses bras, puis ses jambes. Emily, bien qu’elle fasse tout pour le cacher, restait indécise, comme si elle ne savait pas exactement quelle position adopter. Une part d’elle voulait lui sauter à la gorge et la lacérer jusqu’à ce qu’il la supplie d’arrêter, auquel cas elle le dévorerait lentement mais surement, tandis que l’autre désirait le faire mijoter à petit feu, sans qu’il connaisse son plan, jusqu’à ce qu’elle le dévoile enfin. Sauf que la machine serait déjà tellement avancée que même lui, l’homme le plus parfait de la terre, ne pourrait la stopper. Enfin, parfait, c’était d’énormes vertus pour dissimuler d’énormes vices. Elle crispa légèrement le coin de sa bouche en y pensant, mais se relâcha. Elle ne craignait plus rien, à présent. Ils lui avaient tout fait perdre, lui et Nao. Sauf que malheureusement pour Owen, elle avait l’habitude et savait que Nao ferait un jour un truc pas clair. Tandis que la trahison de son ex l’avait choquée. Pas de chance. Il avait tiré le mauvais numéro.
Try again ?
Mince alors, on n’a plus de jetons. Désolée m’sieur, mais vous allez devoir garder celui-ci…

Nos assurances ne couvrent pas les accidents du aux animaux. Si vous voulez résilier, il vous faudra en payer le prix.
Même si vous l’avez déjà fait.

Elle clôt ses paupières, avant de les rouvrir, se penchant de nouveau, ramenant ses jambes en tailleur.
Toujours avec cet horripilant sourire en coin.

Owen se réinstalla dans son fauteuil. Il était quelque peu abasourdi, l'esprit encore embrumé par le sommeil ; les mots d'Emily peinaient à se frayer un passage dans son cerveau. Il lui jeta un regard vide, quand le brouillard se dissipa dans son esprit. Les répliques acides de la jeune fille en face de lui étaient devenues tout à fait réelles.

Je ... Si tu m'en veux toujours, que fais-tu là ?

Très intellectuel, comme répartie. Répondre à une question par une question. S'il avait pu, il aurait répondu une seule chose. Je t'aime. Mais c'était trop dur, mais c'était impossible. Il savait bien qu'il ne pourrait jamais dire ça. Pour elle, il la voyait comme un monstre. Comprendrait-elle un jour que ces mots n'étaient qu'un bouclier, qu'un rideau qu'il avait tiré devant l'amour qu'il ressentait pour elle, parce que ça l'effrayait, parce qu'il trouvait cela contre-nature, de par son éducation. Oui, on lui avait enseigné que les gens comme Emily étaient des monstres. La partie rationnelle de son esprit la voyait ainsi. Mais au plus profond de lui même, il sentait quelque chose d'inexplicable, de frustrant, qui lui dévorait les entrailles dès qu'il posait les yeux sur elle, dès qu'il entendait sa voix, dès que sa silhouette traversait son esprit. Il regrettait tellement. Maintenant que tout était fini, qu'il n'y avait plus rien à récupérer, maintenant enfin il se rendait compte qu'elle l'avait aimé.
Pourquoi avait-il eu si peur de ce bonheur irrépressible ? Pourquoi avait-il été terrifié par cela, et pourquoi le regrettait-il maintenant ?
Il s'en serait frappé, si cela avait servi à quelque chose.
Je t'aime Emily, je t'aime.

Tu ne pourrais pas juste faire ... semblant d'avoir oublié ? De m'avoir oublié ?

Ne m'oublie jamais. Je t'aime.
Il la haïssait. La haïssait de, à défaut de pouvoir pardonner, ne pas le laisser en paix. Il aurait pu panser ses plaies, dans son coin, il aurait pu être heureux à nouveau - ou enfin.
Faudrait-il attendre qu'elle meure ? Ou qu'il meure, lui ? Ne pourraient-ils jamais se laisser en paix ? Car il était sûr, désormais, qu'ils ne s'aimeraient jamais plus.
En voyant la cruauté qui flottait sur le sourire d'Emily, Owen sut qu'en effet, elle ne le laisserait jamais en paix. Et que lui, comme un idiot, mordrait toujours à l'hameçon.

Il était beau, il était intelligent, il était fort, il était parfait. Mais il était amoureux. Et ça, c'était plus fort que tout, et ça le tuait.
Game Over Glowy Boy, tu as trouvé plus fort que toi.

Elle l’avait aimé, c’est vrai.
Mais il l’avait trahie, et il avait tout fichu en l’air. Elle s’était mise à le détester.
Tellement plus fort que quiconque auparavant, à part peut-être l’abruti de vampire qui avait dévoré sa mère. S’il ne l’avait pas fait, elle n’aurait jamais été abandonnée. Jamais été en France. Elle aurait vécu aux Etats-Unis et ne serait sans doute jamais entrée dans ce maudit pensionnat. Jamais.
Et surtout, elle n’aurait pas été un monstre. Blessée, elle avait préféré se réfugier en le détestant, tentant de fuir ce qu’il avait déclenché en elle. A présent, tout le monde devait la voir comme ça, et ils avaient bien raison ; elle était un monstre. Une erreur de la nature. Ni entièrement humaine, ni entièrement vampire, elle se perdait entre les deux, tantôt l’une, tantôt l’autre. Elle était entre deux feux, deux chaises, elle se balançait sur ses pieds.
Et elle fuyait. En se concentrant sur lui, sur sa vengeance, elle pouvait s’empêcher de penser aux choses désagréables.

« Parce que je peux difficilement sortir du manoir, répondit-elle, levant les yeux au ciel. Surtout quand il fait plein soleil comme aujourd’hui, au cas où tu l’aurais oublié. Déjà que tout le monde me considère comme une bête assoiffée de sang, autant ne pas se la ramener, non ? Des fois que les gens y réagissent mal… »

Et une pique de plus. Elle n’arrivait plus à s’arrêter, maintenant qu’elle était lancée. C’était un flot continue de haine qui se déversait, fruit de mois d’abstention. Autant se vider maintenant et avoir la tête claire, non ?

« … Semblant d’avoir oublié ? D’avoir oublié que la personne qui comptait le plus pour moi m’a rejetée pour ce que j’étais, parce qu’elle a tenté de me tuer, et qu’elle a couru dans les bras de deux pouffiasses qu’elle a foutu en cloques ? »

Elle sourit.

« Ah... ouais. Ouais, je suis au courant. Mais tu sais, c’est pas en ayant des bébés parfaits comme toi que tu les aimeras plus que moi, le monstre. »

Elle s’était redressé, avant de se pencher de nouveau, posant son coude sur son genou, soutenant son visage avec le dos de son poing, le visage de biais. Elle venait de cracher tout son venin, mais ce venin ci, contrairement à celui qui était sur ses dents, était brûlant, acerbe, dangereux. Piquant. Elle tentait de toucher où ça faisait mal, pour qu’il ressente ce qu’elle avait ressenti, elle. Pour qu’il se rende enfin compte de ce qu’il lui avait fait. Parce qu’elle voulait épancher sa douleur, et le seul moyen, c’était qu’il souffre aussi.

Le monde était mal foutu et tournait à l’envers. Dommage.

La personne qui comptait le plus pour moi ...
Putain ... Quel con. Mais quel con. Elle l'avouait, le disait clairement, combien elle l'avait aimé. Elle ne se rendait pas compte que c'était cette phrase qui lui faisait le plus mal, noyée qu'elle était dans ce flot de haine. Juste une réminiscence d'un bonheur passé, teinté d'une légère nostalgie.
Cette phrase lui arrachait le coeur, le piétinait, et le jetait aux orties.
Owen réprima le flot de paroles qui tentait de forcer le barrage de ses lèvres, se força à écouter l'avalanche de méchanceté qu'Emily ne pouvait plus retenir. Jusqu'à ce qu'elle ait fini, jusqu'à ce qu'elle ait craché tout son venin, et que celui-ci se soit infiltré dans chacune des plaies béantes qui parsemaient l'âme de Owen. Elle le savait parfaitement, qu'il l'aimait encore. Et qu'il l'aimerait probablement toute son existence. Ce n'était que par pure haine qu'elle continuait à s'acharner.
Si il y avait une seule chance qu'elle change d'avis en le voyant pleurer, Owen n'aurait pas hésité. Il aurait lâché les vannes, laisser les larmes rouler sur ses joues. Mais il savait très bien que ça ne servirait à rien, juste à se haïr lui-même un peu plus.
Il se contenta donc de déglutir, de rendre sa voix calme et posée, avant de prendre la parole :

Les aimer plus que toi ... Qu'est-ce que j'en sais, si je les aimerais plus que je t'ai aimé ?

Que je t'ai aimé. Bien insister sur le passé. Ne pas l'aimer croire qu'il l'aime encore. Ça lui donnerait encore plus de cartes.
Mais je t'aime encore. Je n'aimerais jamais quelqu'un plus que toi.
Ne pas lui dire, continuer à rester impassible. Elle a déjà les as en mains, il n'a que des cartes inutiles. Quoi qu'il fasse, elle le contrera. Mais ce n'est pas une raison pour renoncer tout de suite.

Je ne les aimerais pas comme je t'ai aimé. Tout ce que je sais c'est qu'eux seront ... comme moi.

Pardonne-moi. Mais la gentillesse ne sert plus à rien face à toi. Je dois être acide, je dois être dur, je dois être comme toi pour ne pas couler.
Tous ces mots ... la blesseraient-ils ? En tout cas, toujours moins que les siens l'avaient blessé, lui. Car au fond d'elle, elle ne devait plus ressentir une seule once d'amour, de passion, d'affection, ou même de pitié, pour lui. Elle n'avait que de la haine, et la haine c'est tellement dur à atteindre. L'amour c'est si facile. C'est une petite chose rose et mignonne, qui a mal quand on lui donne un coup de pied.

Et puis Jessica tu peux trouver que c'est une "pouffiasse" mais après tout, elle savait ce qu'elle faisait, moi aussi et on peut se croiser sans s'agonir d'insultes. Et Hasaki ... non, je suis désolé, ce n'est pas une pouffiasse. C'est une amie. Et putain, Emily, une amie c'est ce qu'il me fallait. Tu peux dire tout ce que tu veux sur elles, elles au moins n'ont pas comme but principal de me faire souffrir jusqu'à ce que mort s'ensuive.

On savait déjà que l'on s'aimait trop, pour un jour s'aimer bien.
Il aurait juste pu lui dire que Nao et elle, ce n'est pas le summum de l'amour, du romantisme, de la délicatesse. Mais il ne savait pas. Il avait une carte potentielle, mais elle était cachée au fond du paquet. Il ne saurait jamais. Devrait juste s'excuser, au lieu d'accuser. Pauvre, pauvre Owen. Pauvre, pauvre Emily. Qu'est-ce qui avait cloché dans leur relation ? Tout était si Twilight, si parfait, si romantique, si cliché.
Où est-ce que ça avait basculé ?

Emily écouta sans rien dire. Elle s’empêcha de tressaillir à chacune de ses réponses, faisant tout pour rester maîtresse d’elle-même. Elle ne voulait pas qu’il la brise, comme elle, elle était en train de le briser. Elle ne voulait plus souffrir, la tasse était pleine, alors maintenant elle la vidait dans celles des autres. Elle ne voulait pas avoir à expier tout ce qu’elle avait fait, se persuadant qu’il avait été encore plus en torts qu’elle. Ce qui était vrai, dans un sens, il l’avait poussée à la faute. Mais cette faute était inavouable. Il la chambra de nouveau sur sa nature, ce qu’elle accepta. Comparé à ce qu’il lui avait dit, c’était tellement plus gentillet. Plus naïf. La petite chose rose et mignonne était morte, mutilée dans l’œuf. Elle s’était fait trancher les veines d’un coup, et lentement, agonisante, elle était décédée. Et à présent le cadavre flottait en hurlant à la vengeance.
Il lui parla de Jessica, la pouffiasse blonde, puis Hasaki, la fille bizarre. Elle se contint moins, et lorsqu’il termina sa phrase, elle se leva. Dépliant ses jambes, elle se redressa, s’appuyant contre les accoudoirs, étirant son mètre cinquante cinq de tout ce qu’elle pouvait, se tenant droite. Sa tête n’était plus alourdie par la masse de cheveux roux coupés courts, son maintien se stabilisait. Chétive, fine, osseuse par endroits, pâle sans être blanche, seulement vêtue d’un débardeur vert, elle lui faisait face.
Elle s’avança, son visage presque contre celui d’Owen de part leurs tailles opposées. Debout, elle avait presque la même taille que lui assis sur l’épais siège. Elle attrapa son regard, les mains derrière le dos, et tenta de le garder par tous les artifices possibles, tandis qu’elle lui assénait une autre phrase.

« Tu pourras dire ce que tu voudras sur moi, mais si on en est là, c’est ta faute, pas la mienne » dit-elle. « C’est pas moi qui ai tout gâché. »

Elle tendit un peu plus la jambe, répartissant son poids sur sa hanche et sa jambe gauche, tendant la droite. Elle fronçait les sourcils, et se contentant d’observer l’impie, le traitre, l’infâme. Elle aurait aimé se détacher, finalement. Qu’ils puissent trouver un accord, tous les deux, comme lorsqu’ils s’étaient vus dans le temple, où la haine s’était assagie. Elle avait refait surface lorsqu’elle avait vu les deux filles avec ces ventres qui s’arrondissaient. Elle s’était démenée pour les toucher, et elle avait eu la confirmation de ce qu’elle avait imaginé. Mais à présent… elle aurait aimé tout oublier, c’est vrai. Qu’ils arrêtent tous deux de se faire souffrir ainsi, comme deux sado masochistes qu’ils étaient sans doute inconsciemment. Sinon, l’un d’entre eux, le moins atteint, serait sorti depuis longtemps. Peut-être qu’en fait, elle l’aimait, mais qu’elle voulait se protéger.

Non, aucune chance. Elle ne voulait même plus penser à cette possibilité, car c’était terminé, les niaiseries. Elle avait dix sept ans, maintenant, et même si elle en paraissait pas plus de quinze, c’était une grande fille.
Elle avait laissé tomber les idées comme quoi deux personnes pouvaient être destinées l’une à l’autre.

« Si tu n’en avais pas foutu deux en cloques, peut-être que je n’aurais pas réagi aussi mal. On aurait continué comme quand on s’est vus au temple. Comme si de rien n’était. »

Elle fronça les sourcils.

« Mais tu ne pourras quand même pas les aimer comme moi, murmura-t-elle. Parce que tu as fait ça par procuration. »

Leurs visages étaient face à face, désormais. S'il fermait ses yeux, il n'aurait senti que le souffle d'Emily se mêler au sien. Mais il ne pouvait pas fermer les yeux, il se devait de la fixer droit dans les yeux, dorés contre turquoise, sans fléchir. Même s'il mourrait d'envie de juste l'embrasser, de la serrer contre lui. Il ne pouvait pas, c'était comme ça. Quand on a perdu, dans la vie, on a pas une chance supplémentaire.
Puis elle reprit la parole, et sans la quitter des yeux, il recula légèrement.
En écoutant ses paroles, il sentit une vague de haine l'envahir. Sa faute ? Comment osait-elle dire ça ? Sa faute ... oui, peut-être un peu. Mais les torts étaient partagés. Et le premier des torts d'Emily était de ne pas connaître le pardon.
Visiblement, elle n'en avait pas fini. Il se mordit les lèvres, se forçant à l'écouter jusqu'au bout. Ne pas se lever, ne pas la frapper, ne pas hurler. Se contenir.

Il ferma les yeux. Soupira. Quand il les rouvrit, il sut qu'il ne pourrait plus se contenir. D'une voix toujours calme, mais où l'on sentait poindre la haine à travers quelques tressaillements dans sa voix, il dit :

Je décide ce que je fais de ma vie. On a rompu, Emily, rompu. R-O-M-P-U, y a quoi que tu comprends pas dans ce mot ? Je les ai pas violées. Et même si je les avait violées, leur haine aurait été totalement légitime. Pas la tienne. Je n'ai plus rien à faire avec toi.

C'était faux, bien sûr. Mais fondé, logique. Qu'elles soient enceintes, est-ce que ça la regardait ? N'était-ce pas elle qui le haïssait ? Qu'est-ce que ça pouvait lui faire, merde ?

Je n'ai pas envie de les aimer comme toi. Je n'ai pas fait ça par procuration, c'était juste une ... tentative d'oubli. Je veux t'oublier Emily. Je veux que tu sortes de ma vie. Je sais que je t'ai aimé, je ne le nie pas mais ...

Mais quoi ? Mais en fait je t'aime encore ? Mais je ne t'aime plus ? Il ne savait pas quoi dire, alors il laissa sa phrase en suspens. Il était tellement moins bon qu'elle dans l'exercice du crachat de venin. Il n'était qu'un pauvre néophyte comparé à elle. Était-ce vraiment négatif ? Oui, si on tenait compte qu'il était le Parfait, l'Insensible, le Sarcastique. Là, il n'était qu'une pauvre petite chose tremblante.
Il se perdait dans ses diatribes, parce qu'il était trop passionné, parce qu'il n'arrivait pas à rester froid, parce qu'il mordait à l'hameçon à chaque pique qu'Emily lui lançait. Elle feintait, il attaquait, elle ripostait ... il continuait à se battre, et pourtant il était déjà à terre.

Pourquoi s'obstiner ? Peut-être parce que même s'il renonçait, même s'il s'étalait sur le sol, elle continuerait à le frapper jusqu'à ce qu'il meure. Alors il fallait rester debout, pour tenter d'esquiver tant qu'il pouvait. Pour retarder un peu la fin.

Emily ne répondit rien. Owen inspira nerveusement, pour se préparer à la nouvelle vague de reproches. Qui ne vint pas. Elle fit bien pire.
Elle se pencha vers lui. Son coeur battait à toute allure, il ne savait pas ce qu'elle allait faire, l'embrasser ou le mordre, ce qui était sûr c'est qu'il ne pouvait rien faire. Il voulut la repousser, mais quand elle l'empoigna par le col de sa chemise, il ne bougea pas plus qu'une statue de marbre. Extérieurement, on ne pouvait pas remarquer son trouble, aucune goutte de sueur ne coulait dans son cou ou ne roulait le long de sa tempe, ses lèvres ne tremblaient pas, son teint était aussi pâle que d'habitude ... mais Emily était si proche qu'elle devait sentir les folles embardées de son coeur. Il avait toujours les yeux grands ouverts, quand les lèvres d'Emily frôlèrent les siennes. Puis les ferma, quand elle l'embrassa pour de bon. Il ne bougeait toujours pas, se laissant embrasser, son cerveau totalement obnubilée par cette sensation qu'il n'espérait plus retrouver.
Puis elle se redressa, et en une fraction de seconde il récupéra l'intégralité de ses capacités cérébrales.

Je ...

Enfin, peut-être pas l'intégralité. Quel idiot. Pourquoi ne l'avait-il pas repoussée ? Elle le tenait fermement, mais il était bien plus fort qu'elle. Il aurait pu ... mais il ne l'avait pas fait.
Dans ses yeux, il ne voyait pas d'amour, et pourtant il ne pouvait s'empêcher d'y croire, de penser qu'il y avait peut-être une chance ... Non. C'était impossible. Elle ne faisait ça que pour le faire souffrir. Avec un idiot, ça aurait peut-être pris, mais il était Owen. Comment avait-elle pu croire qu'il croirait à son mensonge, à cette traîtrise ?

C'est avec cette conviction qu'il l'attira vers elle pour l'embrasser à nouveau. Il la tenait contre elle, petite chose frêle et pourtant si forte. Des lettres dorées, si connues, papillonnaient devant ses yeux, mais il n'en avait cure. Pourquoi ne pouvait-il les esquiver, auparavant ? Cela lui semblait si ... accessoire, maintenant. Mais il n'y avait plus rien à sauver. Il se donnait corps et âme dans ce baiser, car il devait être le dernier. Il ne pouvait pas y en avoir un autre, maintenant qu'il avait tout gâché.

Il fallait juste profiter quelques instants encore de ce bonheur brut et puissant, ce bonheur qui lui faisait si mal. Qui ne pouvait terminer et qui pourtant ne pouvait être éternel.

Il aurait pu le lui dire, le lui sortir ce Je t'aime qu'il avait tellement gardé en lui. Mais qu'est-ce que ça aurait changé ? Rien, à part qu'elle se dirait qu'il croyait ce baiser sincère. Il n'y croyait pas, il se tut donc.

Owen desserra lentement son étreinte, le coeur battant à toute allure. Quand elle souleva lentement les cheveux qui retombaient sur son visage, il frémit. Que faire, désormais ? Ils ne pouvaient plus reculer, et pourtant avancer paraissait impossible. Faire un geste, dire un mot ... où trouver le courage ?
Emily le trouva. Owen la vit ouvrir la bouche, entendit le son qui en sortit, mais n'en comprit pas de suite le sens. Il resta interdit un instant, quand enfin les mots le frappèrent de plein fouet.
Oui, je t'aime. Elle le savait, et pourtant il ne pouvait toujours pas le dire. Il ferma les yeux un instant, puis les rouvrit, pour marquer son assentiment. Désolé, mais il ne pouvait faire plus.
Tout s'enchaîna très vite ensuite. Il cherchait encore quelque chose à dire, pour rompre ce silence pesant, quand elle l'embrassa furtivement sur le front, sans même lui laisser le temps de réagir, sauta sur le parquet et lança un bref « Salut » avant de s'enfuir. Sans même un regard en arrière.

Owen resta ainsi, dans la même position, pendant une bonne minute. À juste fixer le mur en face de lui, sans vraiment le voir. Puis il poussa un soupir gigantesque. Soulagement, lassitude, exaspération ? Non, juste étonnement. Choc. Choc, surtout. Dire qu'il ne s'y attendait pas, c'était très réducteur. Choc, totalement.

Que faire, désormais ? Ne pas rester assis comme un idiot dans son fauteuil, déjà. La chercher. Lui dire. Ouvrir sa bouche, enfin. Pas passer pour un con, encore et encore.

Ou au moins, parler, et puis partir, et puis l'oublier. Et même si c'était un piège, même si c'était des petites miettes de pain pour attirer la souris dans l'antre de chat, la souris avait faim. Et préférait mourir le ventre plein, un baiser sur les lèvres.

La souris se leva donc et se lança sur la piste du chat. C'est facile de trouver quelqu'un quand il veut être trouvé. Même si c'est un peu masochiste, mais là n'est pas la question.