La revanche des artistes (pour Cippora Telrunya) [terminé]

Pour ne pas faire d'infidélité à ses habitudes – il n'en avait par ailleurs que rarement l'occasion – Fay déjeunait absolument seul dans la salle à la manger. Cela ne le gênait pas outre mesure, la solitude l'accommodant et personne ne passant jamais pour railler ce recueillement contraint. La plupart des prisonniers préféraient manger sur le pouce dans la cuisine ou plus confortablement dans leurs chambres. Quant à Fay Flowright, il avait peu d'amis avec qui partager ses repas, et un goût inaltérable pour les soupers convenables, c'est-à-dire à table nappée, avec un armement conventionnel de couverts et d'assaisonnements à main. S'il avait eu la force de caractère nécessaire, il aurait fait de ce morne réfectoire un restaurant soigné... enfin, s'il avait possédé également une quelconque distinction culinaire.
Il s'était en effet aidé, pour ne pas faire d'infidélité à ses habitudes, d'un livre de cuisine emprunté à la bibliothèque qu'il avait choisi pour la simplicité de ses recettes et la clarté de son expression. Il est vrai que les côtes d'agneau rôties en couronne et les macarons saveur fruit de la passion et graines de pavot ne faisaient pas partie des rares amis de Fay qui risquaient parfois l'ennui de s'attabler en sa compagnie. Les coquillettes au fromage rapé, si ; c'était ce qu'on trouvait ce jour-là dans son assiette.
Malgré son amour pour la bienséance, Fay s'octroyait le plaisir d'apporter un livre pour colorer son fade repas ; en général un roman passionnant, du moins assez pour détourner son attention de la consistance inadéquate de ses pâtes mal cuites. Il aimait la littérature du XIXe siècle, son style général à la fois raffiné sans être affecté et intelligible sans être trivial. Guy de Maupassant était de loin l'auteur qu'il admirait le plus, et il aimait à relire de temps à autre l'oeuvre qu'il lui pensait la plus grande, Bel-Ami ; c'était ce qu'on trouvait ce jour-là derrière son assiette.
Il tourna une page entre ses doigts et une bouchée entre ses dents.

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Malgré l’élégance quasi-hypnotique de l’escalier du hall, Cippora choisit de ne pas s’y aventurer. Elle avait coutume de se méfier des choses trop belles, la beauté cachait avec trop de facilité les pires secrets, et elle savait que les escaliers grinçaient plus facilement, surtout sous la lourdeur des sabots de Biewyn. Sortie miraculeusement d’une bataille meurtrière, elle craignait que le moindre bruit ne la replonge dans l’enfer qui lui avait déjà coûté son compagnon une première fois. A pas de velours, elle entreprit d’explorer ce qui, en toute logique, devrait être le rez-de-chaussée. Cela dit, elle essayait de ne pas se fier à ses repaires naturelles, car ce manoir semblait celui d’un roi ou d’un mage, et elle savait à quel point les serviteurs des arcanes pouvait déformer la réalité. Elle n’était pas à l’aise. Il n’y avait pas beaucoup de plantes, les lieux étaient sombres, glauques. Un silence malsain planait, mais des échos de voix résonnaient de temps à autres, la figeant sur place.

Et soudain, un bruit plus net, plus tranché, plus proche, comme un bruit de métal. Instinctivement, Cippora pensa à une lame. Par réflexe, elle tenta de s’emparer de sa hache à deux mains, mais elle était tombée sur le champ de bataille. Et elle ne pouvait utiliser les forces de la nature tant le lieu était refermé. Elle se sentit soudainement claustrophobe. Sa respiration s’accélérait alors qu’elle s’approchait de la porte qui étouffait le bruit. Biewyn avait compris, elle n’avait besoin ni de parler ni de lui faire signe, il était silencieux comme la mort et contrôlait comme il pouvait ses hochements de tête nerveux.
Elle entrouvrit tout doucement la porte, comme l’aurait fait un simple courant d’air, et scanna en un instant l’intérieur, à travers l’entrebâillure. Une brusque odeur de friture lui sauta au nez, lui donnant la nausée tant elle semblait vieille et poussiéreuse. La forêt et le lac qui se laissaient deviner derrière d’épais rideaux ocre attirèrent instantanément le regard de Cippora, qui se sentit revivre à la vue d’un peu de nature. Elle était belle, sous la clarté lunaire, cette nature à peine voilée.
Un nouveau bruit. Du métal encore. Cippora sursauta et émergea de sa contemplation. Il y avait quelqu’un à l’intérieur. Ce quelqu’un mangeait, il ne s’agissait que des bruits de son impressionnante diversité de couverts sur son assiette. La table à laquelle cette personne était attablée était plutôt jolie, en bois massif, soutenue par de longs pieds torsadés. D’où elle était, elle ne distinguait qu’une tête blonde, rien de plus.
Elle décida de se découvrir, même si cet unique occupant fraichement découvert semblait plonger dans un livre. Elle poussa complètement la porte, fit un grand pas en avant, son massif percheron noir sur les talons, et lança sur un ton pacifique et maîtrisé :

« Seriez-vous le propriétaire de cet endroit ? »

Arrivé au passage qu'il préférait définitivement par-dessus tous les autres – celui où, au matin de la publication de son premier article, Georges Duroy court les rues de Paris en incitant tous ceux qu'il croise à lire le journal – Fay laissa, d'inattention pour le monde réel et physique, tomber sa fourchette. Elle rencontra par malheur son pantalon en jean, et finit sa course dans le fracas que pouvait faire une fourchette qui dégringole sur le carrelage. Arraché à sa lecture passionnée, l'androgyne se leva en soupirant d'agacement, pour constater les dégâts causés à ses habits, et pour ramasser également sa fourchette par-terre. Avec une ostentation désolante, trois rayures de graisse griffaient sa cuisse droite, et de surcroît la fourchette avait pris la poussière. Dépité d'avoir par sa propre maladresse interrompu l'agréable moment qu'il passait, il contournait sa chaise par la gauche pour se diriger vers la cuisine, en ayant pris soin de poser son livre ouvert à plat sur la table, quand il vit s'avancer dans la pénombre de l'entrée de la salle à manger une jeune femme de petit gabarit et de beauté perturbante. De toute évidence, elle venait d'arriver, puisqu'elle demanda presque immédiatement « s'il était le propriétaire de cet endroit ».

« Euuhh non. » Prononça-t-il assez imperceptiblement, mais en remuant la tête de façon que son interlocuteur puisse comprendre que sa réponse était négative. Un instant passé, il se rendit compte que l'idée était risible. Lui ? Que personne ne respectait plus dans le manoir du fait de l'instabilité quasi-ridicule de son allure ? Cette blagounette lui dessina sur les lèvres un fin sourire en creusant sur ses joues quelques traits d'expression.

Voyant qu'elle restait immobile et distante, il fit un pas vers elle en lui tendant trois doigts, ceux de la main qui ne tenait pas la fourchette. Il dit : « Tu viens d'arriver ? C'est la salle à manger, là. » La dernière phrase se vérifiait en un coup d'œil et se révélait finalement futile, mais il n'avait pas su quoi ajouter pour ne pas avoir l'air d'inspecter. Il se tourna vers la table pour deux personnes qu'il occupait et d'un mouvement du front l'invita à s'y asseoir.

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L’étranger s’approcha. Que voulait-il ? Qui était-il ?
Elle perçue alors plus de détails de l’individu. Et quel individu. La blancheur de sa peau, bien que moins maladive, concurrençait celle de Cippora. Une chevelure blonde et sauvage coiffait son visage fin, où ses deux yeux brillaient comme des saphirs. Elancé, aux jambes sans fin, il n’était ni homme ni femme. Cette confusion la rassura. Elle était habituée aux androgynes, son clan vivant en bons termes avec le plan féérique. Elle se détendit. Les elfes avaient beau être des êtres chaotiques, ils ne feraient pas de mal à une protectrice de la nature.

« C’est la première fois que je vois ce manoir, je me suis retrouvée devant sa porte en tentant de repousser une horde d’orcs. »

Mieux valait qu’elle « omette » d’évoquer son passage par la case folie meurtrière ; elle-même ne s’expliquait pas encore ce qu’il s’était produit.
Quand il lui avait demandé si son arrivée était récente, son ton semblait étrangement… anodin. On aurait dit que la question était banale, et que sa soudaine intrusion ne le surprenait pas. Etait-elle au sein d’une société capable de prédire l’avenir ? Elle avait entendu parler de certaines créatures magiques qui le pouvaient, mais souvent leur grande sagesse les pousse au silence et à l’éloignement, ce qui ne semblait pas vraiment être le cas du courtois individu qui lui faisait face.
Après un instant de réflexion, elle s’avança à son tour. L’imposante masse noire de Biewyn surgit derrière elle. Inquiet, il poussa un hennissement imperceptible. Pour sa part, Cippora était rassurée, s’imaginant en compagnie d’un être du plan fée. Elle s’assit sur la place qu’il lui désignait, jetant un regard en biais vers l’étrange nourriture logée dans son assiette.

« Où sommes-nous ? Je suis une murmureuse, je viens de la forêt que les orcs disent maudite. J’ignorais l’existence de pareilles constructions dans le royaume. »

Elle avait plongé son regard vairon directement dans celui de l’inconnu, attendant des réponses. Tous ses sens étaient à l’affût. Son apparence l’avait rassurée, mais de la mauvaise magie pouvait se cacher derrière tout ça.

Le discours de la jeune fille qui venait d'entrer aurait pu être anodin, et d'ailleurs Fay n'en avait écouté le début qu'avec une oreille distraite, si elle n'avait pas terminé son explication par « une horde d'orcs ». Lui qui, outre son anomalie de genre et ce que cela avait engendré, avait eu une enfance tout ce qu'il y a de plus ordinaire. Bon, son identité instable avait certainement pris une très grande place dans sa vie, mais il n'avait quand même pas été pourchassé par des monstres, ni habité dans une forêt maudite, contrairement à elle. Il cligna des yeux d'incompréhension, et son regard se rouvrit sur le cheval grassouillet qui se tenait derrière elle, dans l'ombre, et qui hennit d'une petite voix presque inaudible.

« Je suis désolé, s'excusa Fay, je ne vois pas de quoi tu parles. Je crois qu'on vient de mondes différents, et je ne sais pas où l'on se trouve par rapport à chez toi. » Il respira difficilement car ses dents s'étaient posées sur ses lèvres, et d'ailleurs cette inadvertance provoqua un léger bruit de succion qui dérangea l'image qu'il s'appliquait à donner, avant d'essayer de reprendre l'explication qu'il imaginait à leur situation. Celle dont il découvrirait bientôt qu'elle s'appelait Cippora le dévisageait alors intensément de ses yeux étranges et durs.

Il parla encore : « En fait on est au Pensionnat Interdit, c'est une espèce de propriété maudite, enfin pas maudite comme ta forêt je pense, qui enferme pour toujours – visiblement, enfin en tous cas c'est ce qu'on a cru comprendre en voyant que la porte ne s'ouvrait plus jamais pour nous laisser sortir – un manoir qui enferme pour toujours les gens qui y entrent ; mais on finit par s'y faire, ajouta-t-il pour la rassurer en observant sa réaction, on est pas tout seuls, et c'est confortable et joli, et puis c'est grand. »

Elle n'avait pas accepté sa main, c'est la raison pour laquelle il la retira avec gêne, mais il lui proposa oralement de s'asseoir avec lui. Il se rendit compte qu'il tenait toujours sa fourchette dans l'autre, seulement il avait oublié pourquoi il s'était levé avec. Aussi retourna-t-il s'installer sur sa chaise, et piqua dans une pâte froide dans l'intention de la conduire à sa bouche.

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L’elfe sembla ne pas comprendre ses paroles. Maitrisait-il mal sa langue ? Peu de peuples comprenaient le langage secret de son peuple, mais il lui avait pourtant adressé la parole sans aucun accent étranger. Peut-être était-ce un effet de la magie, ce que ses paroles semblait confirmer, quand il aborda le sujet de différents mondes. Etait-elle simplement passée sur le plan féérique ? Elle avait entendu parler de ce genre de téléportation soudaine, quand un endroit magiquement instable se déchaîne. Peut-être les orcs avaient-ils tentés d’utiliser la magie arcanique plutôt que leur magie chamanique de coutume, dans l’espoir de les surprendre ? Mais cela ne leurs ressemblait, surtout à ce clan très fermé aux coutumes étrangères…
Il aborda alors un sujet encore plus étrange, au sujet d’un Pensionnat Interdit. Elle l’écouta attentivement, mais ne savait qu’en penser. Etait-ce un barde qui cherchait à l’embobiner afin de l’attirer dans une religion ou une secte ? Ou était-il juste ce qu’il semblait être, un efle aux oreilles rondes loin de chez lui ?

« Un Pensionnat Interdit… Ce que vous décrivez ressemble fortement à une prison. »

Elle fronça les sourcils mais accepta son invitation à s’asseoir. Biewyn était sur ses gardes, se retenant de piétiner et de souffler. Le voir se torturer ainsi incita Cippora au calme, qui le rassura d’une caresse au sommet de l’encolure et un « Shhhht… » apaisant. Il croisa son regard puis soupira et renifla d’un air intrigué le dossier de sa chaise.

« Notre forêt n’est pas réellement maudite, bien que des histoires circulent, comme partout… Les autres peuples l’appellent ainsi car nous y résidons. »

Elle parlait pour ne rien dire, elle le savait, mais elle en profitait pour regarder autour d’elle. Ca ne pouvait définitivement pas être le plan féérique, ou alors son « ami » avait à ses ordres d’excellents illusionnistes. Par la fenêtre, le peu de végétation qu’elle percevait n’était pas luxuriante ou exubérante comme elle avait pu l’observer lors de ses quelques missions diplomatiques chez les fées. La décoration était belle mais fade, elle n’était pas marquée par la caractéristique fantaisie de ces êtres. Son interlocuteur semblait étranger à cet endroit, bien qu’il agisse comme s’il y était habitué. Sa beauté androgyne n’était pas à sa place ici.

« Alors, si je vous suis, je n’ai aucun moyen de retourner chez moi… Et vous non plus ? Combien y a-t-il de personnes dans cette situation… ? »

La panique de l’envahissait pas. Elle était calme. Le souffle rauque de Biewyn suffisait à la rassurer. Quelques instants auparavant, elle l’avait vu tomber, criblé de flèches. Elle avait imaginé ne plus jamais entendre son ami de toujours. Après tout, si le prix à payer était l’enfermement, elle était prête à le payer. Peut-être s’agissait-il tout simplement d’une punition d’un quelconque dieu étranger pour sa furie sanglante.

Fay avait amené la fourchette à sa bouche, et s'employait maintenant à mâchouiller ce qu'il y trouvait à mâchouiller, en se demandant quel était cet arrière goût âcre et difficile en gorge... De la poussière !!! Il avait oublié d'aller changer de fourchette à cause de sa visiteuse ! Cette dernière, justement, fit qu'il s'efforça de ne pas tousser comme un maudit et ne pas recracher disgracieusement une bouchée jaunâtre pleine de bave et de grains de poussière qui ressemblaient comme deux gouttes d'eau à des grains de poivre. Tout en déglutissant, les larmes aux yeux, il se promit de passer le balai ET l'aspirateur ET la serpillère dans tout le château si son estomac acceptait ce don du ciel sans réchigner.

Son épreuve terminée, il entreprit de poursuivre la conversation, bien que cela fût un peu compliqué d'allier tact et prudence, étant donné que la jeune fille venait de déclarer, je cite « Les autres peuples l’appellent (sa forêt) ainsi car nous y résidons. » Aahh... Malheureusement pour l'instinct de survie de Fay, la bienséance ne l'autorisait pas à partir en courant et en hurlant, et ce d'autant plus qu'il venait de l'inviter à s'asseoir avec lui. Il recherchait de toute la vitesse de son cerveau ce qu'il pouvait répondre à ça, cependant, il en fut dispensé car Cippora reprenait la parole, pour lui demander l'équivalent d'un « comment ça va ? », au Pensionnat Interdit.

« Bahhh... Non. Mais ça va, je me suis fait à l'idée. Les autres aussi s'y sont faits, et toi aussi tu t'y feras, à force. Personnellement, ça va faire trois ans que je suis là. Il y a beaucoup de monde qui entre, tout le temps, je ne saurais même pas les compter... Peut-être une centaine ? Un peu moins ? C'est étrange d'ailleurs, on dirait pourtant que l'espace reste toujours le même, il y a toujours de la place pour tout le monde ici... Depuis le temps... »

Il se rendit compte qu'il jouait de façon nerveuse, et surtout dangereuse, avec ses couverts, alors il les reposa soigneusement en croix sur son assiette, de même qu'ensuite il croisa les bras sur le bord de la table, par-dessus laquelle il se pencha pour avoir l'air intéressé, et posa la question qu'il fallait bien poser un jour ou un autre : « Et, euh... Moi c'est Fay. Tu t'appelles comment ? » Il essayait, par la même occasion, de se concentrer sur le visage de son interlocutrice plutôt que sur les narines soufflantes et humides du cheval qui le regardait de ses yeux de billes et qui lui donnait l'impression qu'il se cabrerait à tout moment pour le piétiner sous la nappe.

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Trois ans ? Trois ans enfermé dans cet endroit poussiéreux ?
Et des centaines de personnes ?
Toute cette histoire devenait de plus en plus saugrenue. Paradoxalement, Cippora y croyait de plus en plus. Personne n’aurait eu le culot d’essayer de faire avaler une chose pareil à quelqu’un.
Son interlocuteur semblait nerveux. Il jouait avec ses couverts, mais malgré qu’il puisse alors être considéré comme armé, Cippora ne s’alarma pas. Ses gestes avaient beau être d’une très grande grâce, ce n’était pas ceux d’un combattant. Il finit par croiser les bras, comme s’il ne savait vraiment plus quoi faire de ses mains.

« Cippora. Cippora Telrunya… »

Fay, quel nom étrange. Il n’avait pas les sonorités de son pays. Cela ressemblait plus à un nom elfique ou féérique. Peut-être trop court pour être elfique. Mais il n’avait pas l’air d’avoir la joie de vivre des êtres fées. Il avait même plutôt l’air très renfermé, et son sourire sonnait faux et douloureux. Elle décida de le considérer comme un allié, car elle était sensible à son apparente fragilité, elle qui avait été éduquée à toujours cacher la sienne.

« … Enchantée de faire votre connaissance, Fay. »

Elle reporta son attention sur la pièce dans laquelle ils se trouvaient. Une odeur de renfermé flottait dans l’air, écrasant l’éventuelle odeur du mélange caoutchouteux que son ôte dégustait avant son arrivée. Rien n’était vraiment sale ou dégradé, mais tout semblait usé, imparfait, délaissé. Il n’y avait rien de réellement malsain. Cela dit, jamais Cippora n’aurait imaginé qu’il y ait âme qui vive dans ce château, si Fay ne venait pas de lui affirmer le contraire. Une flopée de questions l’envahit soudainement. Comment était-il possible de nourrir tout le monde tout en restant enfermés ici ? Où tout le monde dormait ? Quelles étaient les occupations auxquelles se livraient les prisonniers ? Elle ravala ses interrogations et afficha, pour la première fois depuis son arrivée, un léger sourire.

« Je ne sais pas si c’est une malédiction, mais je dois m’en estimer heureuse, car sans elle, Biewyn ne serait plus. »

Elle se tourna un peu sur sa chaise et laissa l’étalon renifler sa main, tentant de l’attraper du bout du nez. Elle considérait Fay comme un ami, alors lui aussi. Il était détendu et se laissa aller à jouer, partageant certainement son bonheur d’être de retour parmi les vivants. Cippora tentait d’entamer une discussion, ne sachant pas vraiment quel discours était de circonstance. De plus, c’était une combattante, elle n’avait pas l’habitude de beaucoup parler.

Cippora finissait par être un peu troublante, avec ses manières raffinées et son expression distinguée. Fay se demandait même si elle n'était pas en train de le tourner en ridicule parce qu'il déjeunait seul dans la salle à manger, avec un service impeccable et le petit doigt en l'air. Il décida de le "prendre du bon côté", en éclatant de rire comme on sait si bien le faire non-intentionnellement, pour dédramatiser une situation ou faire plaisir à un ami pas très rigolo.

“Tu te moques de moi, là, ou... ?”

Voyant qu'elle ne répondait pas, et au contraire se plongeait dans ses réflexions tout en caressant son cheval, il ravala son enthousiasme en s'étonnant encore une fois - c'est le propre de la surprise de ne jamais se laisser devenir une habitude ! - de l'ouverture d'esprit qu'il était nécessaire d'avoir, au Pensionnat Interdit, pour y garder ne serait-ce qu'une once de contact social. Ce n'était pas d'ailleurs la spécialité de Fay, le contact social, remarqua-t-il lui-même tristement en baissant des yeux lassés vers le couvert unique qui était servi sur la table.
Il se rassura cependant sur ses capacités dans ce domaine quand la jeune fille reprit la parole, de sa voix douce et basse qui donnait l'impression de vibrer de sagesse, malgré le caractère ordinaire de ce qu'elle pouvait dire.
“Biewyn”, reprit-il sur le ton de la conversation, en designant le percheron “c'est ton alter ego astral, c'est ça ?”
Il songea au sien, un jeune lion qu'il ne voyait jamais, et auquel il ne tenait pas tant que ça bien qu'il reconnût en lui de nombreux traits communs qui ne pouvaient que confirmer la connexion entre leurs deux personnalités. Fay ne s'entendait pas vraiment très bien avec ceux qui lui ressemblaient. Ce genre de personnage sanglotant par tous les poils la solitude et le désarroi avait déterminé tout le cours de son existence jusqu'à son arrivée dans le manoir et retrouver une nouvelle forme de miroir ici n'était pas pour l'androgyne une véritable réjouissance. Il trouvait ça désagréable, d'être confronté à celui qu'il avait été et qui n'avait de cesse de connaître la même évolution que lui, mais avec un temps de retard. Si bien qu'il vivait cela comme si on lui collait sous le nez un imprimé de ses erreurs passées, le genre dont on a toujours honte et dont on espère que personne ne se souviendra jamais. Sauf qu'Ironie (le nom était bien trouvé tout de même) vivait encore et pouvait se promener.
“Le mien est un lionceau mais nous ne sommes pas proches... Tu as l'air de bien t'entendre avec Biewyn. Comment cela se fait-il ? Tu le connaissais déjà avant d'arriver là ?”
Peut-être, le connaissant et le comprenant mieux que quiconque, avait-il deviné le malaise secret qu'éprouvait Fay à son égard, et, redoutant la séquestration dans une pièce sombre et reculée du pensionnat, s'efforçait de ne jamais croiser son double humain, tant il était inquiet pour sa propre sécurité. Ce serait ridicule, se dit-il, et bien mal le connaître que de le croire capable d'un tel geste au seul nom de sa réputation !

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Cippora ne comprit pas vraiment pourquoi il crut qu’elle se moquait, mais elle préféra faire abstraction. Cet endroit était tellement étrange, après tout, que peut-être qu’il n’avait pas l’habitude des mêmes coutumes qu’elle. Elle décida que le protocole était le dernier de ses soucis à l’heure actuelle. Elle perçut la tristesse du regard de Fay et en fut émue. Son interlocuteur semblait vraiment quelqu’un d’intéressant, surtout pour Cippora, qui avait un fort penchant pour les âmes torturées et anormales. Son intérêt fut décuplé quand il aborda un sujet étrange… Elle attendit qu’il ait fini avant de prendre la parole, cachant tant bien que mal sa surprise.

« Mon… Alter ego astral… ? »

Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ? Les objets l’entourant étaient trop physiques pour qu’elle soit dans le plan astral, et puis elle n’avait jamais eu le potentiel ni les capacités d’un chaman… Fay lui parla d’un lionceau. Elle avait déjà vu des illustrations de lions, dans des livres de pays étrangers, amenés par des mercenaires, mais elle n’en avait jamais vu. L’idée qu’un lion pouvait se promener dans les parages n’avaient rien de très rassurant… Bébé ou pas, d’ailleurs. Elle décida de jouer la carte de la franchise, mais parla à voix basse, comme si elle avait honte d’admettre son manque de connaissances.

« Je ne sais pas du tout de quoi il s’agit… Ni de quoi vous pouvez bien me parler… Biewyn est mon Cheval… Et pour une murmureuse, il n’y a rien qui ait plus de valeur. »

Elle sentit le souffle du percheron noir sur sa nuque. Il se gonflait de fierté, sachant qu’elle parlait de lui. Le lien entre une murmureuse et son Cheval était très fort, si bien que l’un est l’autre étaient reliés par un flux émotionnel… Et que bien souvent, si l’un mourrait, l’autre aussi. Elle baissa encore plus le ton, consciente des paroles sacrilèges qu’elle était sur le point de prononcer.

« Je l’ai vu tomber au combat… J’aurais du mourir, j’ai cru mourir d’ailleurs… Et puis je l’ai retrouvé là, juste derrière la porte de… Cet endroit…. Le Pensionnat Interdit… Je ne sais pas ce qui s’est passé… »

Elle soupira et baissa les yeux. Ce souvenir était tellement frais dans sa mémoire qu’elle s’y perdait. Elle ne comprenait absolument pas. L’instant d’avant, Biewyn était allongé au sol, des orcs piétinant sa dépouille… Et puis elle le retrouvait là, toujours le même, bien vivant et sans une cicatrice.

Plus la situation évoluait, plus Fay avait l'impression que la communication ne passait pas entre Cippora et lui. (et le cheval)
Il passait son temps à parler de choses dont il était sûr qu'elle connaissait au moins le nom jusqu'à ce qu'elle lui demande en guise de réponse de quoi il parlait en fait. Et de plus, elle continuait de le vouvoyer comme s'il n'avait rien pointé du doigt tout à l'heure. Il n'y a presque rien de plus agaçant qu'un dialogue de sourds qui n'en finit pas, grinça-t-il intérieurement pour préserver son apparente nature calme et délicate. Il espérait qu'il n'y aurait plus longtemps à supporter cettte compagnie, pas exécrable en réalité mais incommodante par le sentiment de vivre un scène de théâtre burlesque qu'elle inspirait. Et il était ennuyeux de devoir reeee-parler de quelque chose à propos de quoi on avait déjà réfléchi et pour quoi on avait déjà soigneusement sélectionné ses mots, c'est à dire reee-réfléchir pour l'expliquer d'une façon plus claire et reee-choisir ses mots pour que ce soit agréable à l'oreille. (Fay n'avait pas la même notion de "psychopathe" que moi)
Et au final elle n'avait même pas répondu à sa question à lui.

« Un Alter Ego Astral ou AEA est un personnage de forme animale doté d'une conscience et de la parole qui a un lien particulier et mystérieux avec toi seul et que tu rencontres généralement en entrant dans le Pensionnat Interdit, récita-t-il (car il le savait par coeur à force de devoir l'expliquer) en éprouvant jusqu'aux phalanges l'indignation de s'être fait avoir comme une vieille chèvre malade.

Il était sur le point de faire remarquer à la jeune fille que de toute évidence sa brave monture avait déjà rejoint le paradis des chevaux (qui n'est ni le nom d'une série TV pour midinette, ni celui d'un magasin d'équitation, dieu merci) et que le Biewyn qui était là et qui la suivait plus comme un petit chien qu'à la manière d'un fier étalon de race n'était probablement qu'un erzatz ramené à la vie par le deuil - heeuu ? - douloureux qu'elle traversait, avant de comprendre à quel point elle était touchée par l'événement qu'elle lui confiait alors comme un secret.

- Euh... Oui, c'est étrange... Il se passe toujours des choses bizarres, ici. Enfin dans ton cas, c'est tant mieux n'est-ce pas ?
Il adressa en hésitant un sourire à Biewyn, bien qu'il ne fût pas certain qu'une espèce animale puisse comprendre aussi simplement une manifestation sentimentale d'une autre espèce.

- Et sinon, hmm... Tu as dit que tu venais d'où, exactement ? Je veux dire, chez toi c'était... ? » Il laissa sa phrase en suspend puisqu'elle n'avait guère besoin de plus que cela pour être entendue.
Fay entreprit de ranger plus méticuleusement ses couverts, dans l'intention de les porter bientôt dans la cuisine. Néanmoins, il craignait d'avoir l'air de manquer de respect à son "invitée" en quittant la table aussi promptement, aussi resta-t-il enfoncé dans sa chaise.

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Cippora écouta avec beaucoup d’attention la leçon de Fay sur les Alter Ego Astraux, et tout cela la laissa perplexe. Elle décida qu’au point où elle en était, elle pouvait bien accepter une chose de plus, mais elle s’y perdait un petit peu. Cela signifiait-il que BIewyn n’était pas réellement Biewyn ? Elle lui jeta un regard en coin, et il détourna le regard. Il est vrai qu’il n’était pas dans ses habitudes de rester si près d’elle quand elle discutait ou s’occuper d’histoire humaines. Elle avait supposé qu’il agissait comme ça par peur de cet endroit, mais maintenant elle réalisait que ce n’était pas normal. Elle décida de mettre ça de côté un instant et de se torturer l’esprit plus tard. Elle laissa cependant apparaître un froncement de sourcils. Ayant fini par réalisé qu’ici personne ne connaissait rien de chez elle, elle chercha ses mots pour répondre à la question de Fay.

« Je ne crois pas que le… monde d’où je viens est réellement un nom. Nous sommes habitués aux « mondes » parallèles au notre, mais nous les appelons des plans, parce qu’il s’agit en fait du même monde d’un point de vue géographique, mais avec des modifications… Par exemple, le plan de l’Ombre ressemble à notre monde suite à une… apocalypse. »

Elle ne savait pas si elle était assez claire. Elle marqua une courte pause, le temps de rassembler ses idées, et poursuivit :

« Il y a beaucoup d’ethnies différentes chez nous, et beaucoup de peuples et de civilisations. En ce qui me concerne, je suis d’un peuple matriarcal œuvrant à la protection de la nature et de ses habitants… Nous aidons en quelque sorte les elfes dans leur tâche ! »

Elle s’interrompit brusquement, pas certaine que Fay sache ce qu’était un elfe.

« Heu… Les elfes sont des… hommes et des femmes… extrêmement androgynes et nobles, qui vivent en symbiose avec la nature. Ils ont des oreilles pointues et sont d’une très grande beauté. »

Elle lui fit un sourit quelque peu confus, ne sachant s’il se disait qu’elle le prenait pour un débile ou pas.

« Et vous… »

Elle réalisa qu’il la tutoyait depuis le début, alors qu’il était peut-être de bonne mesure, ici, de tutoyer facilement, même si ce n’était pas d’usage dans son monde.

« Et toi, d’où viens-tu ? »

Cette discussion, maintenant qu’un peu plus clair, éveillait sa curiosité, et elle avait envie de poser des milliers de questions à la fois. Elle se contrôlait par politesse, mais ses yeux brillaient d’une lueur nouvelle, qui avait remplacé celle l’inquiétude qui s’y nichait depuis le début.

Fay ne put s'empêcher de rougir et de sourire un peu à la description que Cippora faisait des elfes. Elle avait dressé le portrait que l'on faisait généralement de lui, les oreilles de forme pointue en moins ! Il se caressa cependant le lobe de l'oreille pour vérifier s'il n'avait tout compte fait rien de lutin dans son sang. La plupart du temps, quand il osait se risquer à penser de telles gentillesses à son propre égard, sa conscience le reprenait très vite “Non mais comment est-ce que tu peux seulement imaginer que ces gracieux personnages dont elle fait l'éloge te ressemblent ?”, néanmoins son esprit était plus accaparé à ce moment-là par l'attirante étrangeté du monde d'où elle venait. Et lui donc ?

« Moi ? Euhh... D'ici. Je veux dire, mon “monde” (il était fâcheusement perturbant de parler de “son monde” alors que toute son existence n'avait jamais participé à former une logique naturelle permettant le genre de situations où il faudrait employer de tels termes !) n'est pas différent de ce que je vois dans cet endroit. Il y avait de telles maisons deux ou trois centaines d'années avant maintenant, et la façon dont le manoir est équipé différencie très peu de l'équipement ménager actuel, chez moi. »

Ca lui faisait “tout bizarre” de parler de chez lui, aussi. Vivre ici avait approfondi les douves qui séparaient son passé du présent, et y tremper un orteil était un bon moyen de calmer ses ardeurs lorsqu'il devenait trop enthousiaste.

- Pas assez somptueux ni important pour que des gens visitent ce même genre d'endroits aujourd'hui, mais c'est dans le goût ! C'est comme si nous descendions d'une famille noble et que nous passions des vacances prolongées dans la demeure familiale ! » Ajouta-t-il, amusé malgré lui par cette remarque qu'il ne s'était jamais faite.
Il rassembla ses couverts en croix sur son assiette, en se demandant pourquoi par ailleurs il ne fallait jamais faire ainsi, et repoussa sa chaise pour se lever. Il s'excusa tout en s'élevant sur ses longues jambes dont l'androgynie était dissimulée par un large pantalon.

- Je vais aller ranger cette vaisselle, prévint-il. Que dis-tu (il se rappela en disant ces mots, que Cippora avait pris le pli et l'avait tutoyé juste avant, ce qui lui procura un plaisant sentiment d'accomplissement) de visiter le Pensionnat Interdit avec moi ? Si tu veux je te montrerai également les chambres, que tu puisses te reposer et rencontrer d'autres personnes. » Il désigna la direction prendre d'un coup de menton et attrapa son arsenal de déjeuner des deux mains.

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Je propose que tu finisses le sujet avec ton prochain message ?

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La description que Fay donna de son monde laisse Cippora perplexe. Ce manoir, hormis son architecture qu’elle avait déjà observée chez de grandes fortunes humaines, était une vision assez futuriste, pour elle, bien qu’elle n’y ait pas prêté attention. Elle aurait visiblement pas mal d’exploration à faire. Elle sourit à la remarque de son interlocuteur. En effet, il y avait un certain luxe ici auquel elle n’était pas habituée, et Fay non plus, de ce qu’il en disait. Son sourire s’élargit quand il lui proposa de visiter l’endroit avec lui.

« Avec plaisir. Je n’osais pas te le demander, de peur de prendre sur ton temps. »

Elle se fit la réflexion qu’en étant enfermé ici pour toujours, le temps n’était certainement pas aussi précieux qu’à l’extérieur. Cela dit, il lui restait tellement de choses à découvrir au sujet du Pensionnat, qu’elle ne pouvait pas savoir s’il y avait des travaux attribués ou ce genre de choses.
Elle se leva. Elevée dans la politesse, et désireuse d’en faire preuve auprès d’un homme qui ressemblait tant à un elfe, elle aurait souhaité l’aider à débarrasser sa table, mais il avait déjà attrapé l’unique assiette, ses couverts reposant dessus. Un peu gênée par son inutilité, elle se gratta la nuque, soulevant ses épais cheveux. Beaucoup de questions se bousculaient dans sa tête. Elle accueillait de manière plutôt positive sa nouvelle situation, impatiente d’en découvrir plus. Mais tout portait à croire qu’elle en aurait largement le temps.

« Je suis désolée de t’être tomber dessus de la sorte, je craignais de m’être retrouvée dans un endroit dangereux… En plus, je t’ai pris pour un elfe, et il maitrise avec brillance la magie et l’illusion ! »

Elle ne le précisa pas, mais c’était aussi une des raisons pour lesquelles elle se sentait en confiance. Une bonne partie de ses amis avait été des elfes ou des demi-elfes, elle avait pour habitude de se laisser aller à la sympathie envers eux.
Debout, elle attendait avec un sourire aux lèvres qu’il ait fini de ranger pour la guider.

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