Luna rêvait. Autour d’elle, le passé, le présent, et les désirs du futur s’entremêlaient, tournoyaient, se fondaient les uns dans les autres, dans une danse incompréhensible. Là, les roues d’une charrette glissant dans une flaque d’eau boueuse, éclaboussant une petite sang-mêlé aux cheveux bleutés de gouttelettes brunes. L’enfant, surpris d’abord, secoua sa petite tête recouverte de couettes d’ébène. Sa robe rose pâle et de dentelle blanche était souillée de cette boue, ce qui lui vaudrait bien des reproches.
La petite fille s’éloigna avec l’insouciance que lui conférait son âge, ainsi que le sourire jovial qui en incombait à son caractère. Luna tenta en vain de la rattraper, mais le souvenir de sa jeunesse s’effaça sans l’attendre. Déjà, l’orage éclata dans la ville qui ne cessait de changer d’aspect et de passants. La vampirette ne se rendait pas même compte de l’absurdité de la situation.
Autour d’elle, les gens arboraient des vêtements anciens, mêlés à d’autres bien plus modernes, parfois même futuristes. Les souvenirs, les songes de la jeune femme s’offraient à elle, tourbillonnants dans ce rêve d’un autre monde.
Elle ne ressentait plus la présence endormie de Sylver à ses côtés, soulevant les quelques mèches de cheveux qui le recouvraient au rythme de sa paisible respiration ; mais sentait la pluie goutter dans sa nuque, glisser sous ses vêtements, caresser ses cheveux par vagues fraiches. Elle ne percevait plus le confortable tissu du canapé qu’elle avait investi au hasard de ses errances frotter contre elle à chacun de ses gestes ; juste le vent lui effleurer le visage, provoquer d’imperceptibles frissons, battre et glacer sa peau. Enfin, elle n’entendait plus ses vêtements se froisser au moindre de ses mouvements ; seulement une épaisse robe de velours roux et ambre lui entraver les hanches, serrer sa poitrine et gêner ses mouvements.

Tiens, je dois retourner travailler…

Elle ne savait pas vraiment où elle était, mais les souvenirs que lui évoquaient cette robe la pressaient de devoirs, et lui rappelaient l’époque où pour se procurer gite et couvert, la fillette du travailler comme serveuse, appréciée pour ses charmes naissants. La succube, trempée jusqu’aux os, déambulait dans les rues méconnaissables.
Un instant, elle aperçut sa mère, mais l’image de sa génitrice disparut bien vite dans l’ombre d’une ruelle adjacente. Ses chaussures légères furent bientôt imbibées d’eau de pluie et de boue, tandis que les éclairs illuminaient le ciel de son inconscient. Très vite, il n’y eut plus personne dans les rues, et Luna songea enfin qu’en trainant ainsi, seule, vide d’expression, calme et trempée, elle allait s’attirer l’attention des passants hostiles.
Elle entra donc dans une boutique qui lui était la plus proche, avec un empressement feint. Elle ouvrit la porte qui s’effaça pour la laisser passer en un tintement léger, donnant au magasin un certain charme, une allure mystérieuse, magique. La succube regarda autour d’elle, avec une admiration clairement visible. Elle parcouru les rayons, son regard s’attardant sur les divers bibelots et décorations étranges de la boutique. Là, on pouvait découvrir tant d’objets à l’usage insoupçonné et aux formes novatrices qu’on ne pouvait déterminer ni l’époque, ni le lieu de leur création.
Peut-être que ce sont des extraterrestres qui ont conçu ces objets… Ce serait amusant.
Une ombre passa derrière elle, la couvrant de ses ténèbres silencieuses. Un souffle chaud surgit près de son oreille, lui murmurant d’une voix douce :
Tu sais, ici nous sommes dans un lieu à part… Un pont entre les mondes…
La jeune succube se retourna, reconnaissant la voix masculine. En effet, le blondinet qu’elle avait rencontré tantôt, et qui disait se nommer Ralph, se trouvait derrière elle, un air indéfinissable - comme à son habitude - greffé au visage.

Ohhh, Ralph ! Quelle joie de te revoir !

La sang-mêlé tenta un câlin inespéré en direction du jeune homme, voulant lui témoigner son affection. Celui-ci déclina poliment l’offre, peu enthousiaste.

Hum… Ça ira, plus tard si tu veux…

Sur ces paroles, il se retourna lentement et entreprit de sortir de la petite boutique. Après un temps de réaction plutôt long, il faut l’avouer, Luna se mit à suivre les pas du jeune homme en trottinant joyeusement. Elle se retrouva donc de nouveau dans cet absurde monde qui se modifiait de lui-même. Le garçon se déroba à sa vue, et elle se retrouva à nouveau seule. Et puis, elle entendit une personne parler, mais la voix, méconnaissable, était déformée et paraissait si loin qu’elle ne pouvait déterminer d’où elle venait.
Son monde instable s’effaçait peu à peu, et une voix, bien plus proche cette fois-ci, appela son nom. Elle se réveilla, découvrant son cher Ralph à son chevet. Elle se redressa sur le canapé, illuminant son visage d’un sourire ravi.

Ralph !! Tu étais là !

Elle lui sauta au cou avec son habituelle bonne humeur, puis découvrit une adorable jeune fille non loin de là. Elle la détailla avec un regard curieux, puis s’approcha d’elle avec un sourire amical et chaleureux.

Bonjour ! Je suis Luna, contente de te rencontrer ! Tu aimes les radis fluorescents ? Si tu veux, on en a planté avec Selenda dans notre chambre. Je serais ravie de t’en donner un peu, les plants commencent à envahir mon lit. Bientôt, je vais devoir dormir par terre !

Elle eut un petit rire joyeux, et, repensant à sa petite présentation, elle se sentit très fière de son absurdité qu’elle seule comprenait. Vraiment.

Luna découvrit le sourire peu assuré de la jeune fille si mignonne qui avait retenu son attention avec une joie non-dissimulée. La brunette avait tant d’expressions mignonnes que Luna fut prise de la soudaine envie de la serrer dans ses bras, mais décida malgré tout de se retenir. Son sourire lui était agréable, et la vampirette se ravissait de rencontrer de nouvelles personnes, si amicales ! La fille répondit à sa présentation, peu assurée, mais la succube n’est tenait guère compte, trop excitée pour se rendre compte de la gène qui flottait depuis son réveil soudain.

Euh... Enchantée, moi je suis Courtney. Mais, euh... C'est quoi, des radis fluorescents ?

La question ne fit qu’un tour dans l’esprit de Luna. C’était pourtant évident ! Le sourire de la jeune femme aux formes généreuses, déjà important, s’élargit encore en un rictus qui pourrait presque être effrayant, si la vampirette n’était si innocente. Là où d’autres côtoieraient la folie, Luna ne voyait que joie et une dévorante obsession pour les radis, notamment fluorescents.
Cette passion se voyait au premier abord, ainsi qu’à la première vue de sa chambre, ou un potager improvisé empiétait sur l’espace de Luna, couvrant les alentours de son lit d’un tapis de verdure, parfois encore lumineux la nuit, selon l’éclairage disponible en journée, et selon le degré de fatigue de sa colocataire. Effectivement, Luna avait pour habitude de céder sa couverture à ses radis pour étouffer leur éclat lorsque Selenda menaçait de tout déraciner et de jeter par la fenêtre quiconque nuisait à ses nuits où la fatigue l’emportait sur elle. Oui, la jeune succube avait apprit à obéir à la charmante elfette après avoir manqué de passer elle-même par la fenêtre.
« Qu’est ce que sont les radis fluorescents ? » Drôle de question, même pour Luna, qui voyait dans l’existence de pareille espèce une évidence même. Fruits des expériences aléatoires de celui qu’elle aurait tant voulu appeler « Papa », comme un enfant normal, les radis aux éclats colorés entouraient Luna depuis son plus jeune âge. Ils étaient un peu son réconfort, son malaise à la fois, mais la jeune femme se plaisait à entretenir ce passé, à cultiver ses anciennes peurs, à soigner ses souvenirs.
Les radis fluorescents, c’était également ses sourires, ses rêves. C’était ses ambitions, c’était son amour de la vie et ses passions, c’était ce qui l’animait, c’était le léger détail qui lui permettait de se réfugier dans son monde, c’était son attache, son absurdité, son caractère. Mais à la fois, ce n’était que des radis génétiquement modifiés, impurs comme elle. A la fois, ce n’était que des légumes anormaux, rien de plus, rien.
Tout d’abord partie pour disserter avec son habituelle gaieté et ses paroles dont le sens était connu d’elle seule, la vampirette resta pour la première fois de sa vie sans voie, assaillie de sentiments contraires, parfois même aléatoires devant la profonde confusion dans laquelle elle était plongée. Elle aurait pu répondre tant de choses, et si peu à la fois. Ses lèvres entrouvertes ne voulaient plus laisser passer aucun son avant qu’elle n’aie fait le tri dans ses idées, ce qui était plutôt rare.
Elle opta pour la réponse qui lui semblait la mieux adapté, la plus simple, la plus juste, la meilleure parmi les milliers d’autres que la succube détaillait en même temps :

C’est pourtant évident ! C’était des graines colorées qui brillaient dans la nuit, et c’était si joli que j’en ai rempli mes poches. Alors, avec Selenda, on en a planté sous le plancher, ça a poussé et ça a fait des radis gros comme ça ! (elle appuya ses paroles de gestes enthousiastes, écartant dès lors ses mains de 30 bons centimètres) La nuit, ils brillent très fort quand il a fait beau la journée, et leurs couleurs sont très vives, alors ça illumine toute la chambre ! C’est très bon à manger, je t’assure !

Encore une fois satisfaite de sa prestation, elle adopta une attitude joyeuse et amicale. Cependant, au fond de ses yeux océan, une lueur de doute, une souffrance discrète s’agitait en silence. Un regard vers Ralph, un sourire, et cet éclat disparu.

C’est tout simple, non ?

Luna était une fois de plus plongée dans une intense réflexion qui aurait pu sembler absurde à quiconque de mentalement sain. En effet, la jeune sang-mêlé était en pleine conversation avec son autre elle (qui était en fait juste elle-même, mais comme la vampirette avait une sainte horreur de parler toute seule, cette « autre Luna » lui permettait d’oublier cette solitude psychologique mais également de pouvoir être comprise de quelqu’un – à savoir elle-même).
La succube détaillait donc la jeune fille aux yeux noisette à côté de son Ralph chéri (notons que l’utilisation du possessif paraissait aller de soi aux yeux de la grande brune aux reflets bleutés). Elle la trouvait jolie, même très mignonne, et ne pouvait se résoudre à ressentir autre chose que de la sympathie pour elle ; après tout, que pourrait-elle ressentir d’autre que de la sympathie pour qui que ce soit, si ce n’est de la curiosité comme envers chaque aspect ne serait-ce qu’un peu remarquable ou encore de l’indifférence lorsque son propre monde à part et le réel ne se croisaient pas ? Mais au fond, il y avait quelque chose dans son attitude, ses gestes, ses sourires, sa gentillesse même que la demoiselle aux jolies formes n’adorait pas tant que ça, même si le fait de mépriser, de détester n’existait apparemment pas dans son étrange esprit.
Effectivement, Courtney lui paraissait trop aimable avec Ralph ; non pas qu’elle eût souhaité que le monde entier fût désagréable à Ralph, mais la jeune Lener l’était trop, et de manière trop étrange. Luna n°2 disserta à son tour (mais en réalité, ce n’était bien sûr que la vampirette qui exposait à travers cette autre avec qui elle croyait dialoguer ses pensées contradictoires) et conclut que la jeune fille n’était peut-être même pas au courant de cette ambiguïté. La succube émit par la suite l’hypothèse de l’influence de ses propres origines sur cette réaction, lointaine cousine de la jalousie, brouillée par l’esprit irrégulier de Luna. Cette idée une fois de plus absurde se fit chasser de la vampirette dans les secondes qui suivirent, le sentiment ressenti tantôt ayant totalement disparu sous sa profonde surprise.
Elle n’avait même pas prit garde aux paroles des deux jeunes gens, trop plongée dans ses réflexions imprécises. Seule la voix de Ralph la tira de ses pensées étranges.

…être assez anormal comme truc, je suppose

La sang-mêlé réprima l’envie de le gratifier d’un « einh… ? », supposant que son manque d’attention serait pris comme un non-respect envers Courtney et lui, surtout après leur avoir infligé un long monologue sur les radis fluorescent de 30 centimètres qui brillent dans le noir, plus communément appelés radis géants fluorescents et phosphorescents (enfin, encore faudrait-il que cette espèce de légume soit commune) raccourci en « RGFP » par Sylver durant leurs longues discussions sur l’absurdité de la vampirette. Mais revenons-en à Courtney et Ralphy.
Peu soucieuse de la suite de leur discussion, déjà l’esprit de la jeune succube voguait sur d’autres mers. Son délire sur sa potentielle Armée de la Résistance, création utopique née d’un recoin éloigné de son cerveau en labyrinthe inextricable. Ainsi, par un de ses nouveaux caprices tordus, elle s’adressa à ses deux compagnons d’une voix enjouée, un charme inconscient appuyant sa voix et lui donnant plus d’attrait encore.

Ah ! Au fait ! J’avais oublié ! Il faut que nous formions une coalition contre les êtres maléfiques qui nous ont enfermés ici ! Je veux dire, on est pas libres, alors je voulais fonder une Armée de la Résistance ! Comme ça, on s’entraiderait pour pouvoir sortir selon nos envies d’ici, et puis après, ceux qui voudront sortir le feront, et les autres resteront ici s’ils n’ont nulle part où aller ou tout simplement s’ils se plaisent ici ! Vous voulez en faire partie ?

Elle les regarda tous les deux avec insistance, un grand sourire aux lèvres. Son trépignement d’impatience et son visage aux teintes rosées faisaient plus que jamais ressortir le côté enfantin de Luna.

Einh, dites, dites, c’est d’accord ?

[HS : Hm, Luna ? Up ?]