Quand Kélian se retrouva face à la lourde porte, toute trace d'une éventuelle bonne humeur avait entièrement disparue. Il était énervé, agacé, fatigué, et avait envie d'en finir au plus vite avec cette histoire ridicule. Il posa ses yeux gris sur la poignée, et la foudroya du regard. Évidemment. Comme cette prison était un vieil édifice, il ne bénéficiait pas des nouveaux aménagements. Ça lui rappelait son ancien village, là où il avait grandi : tout était construit sur de vieux modèles, rien n'était adapté pour le renouveau et les améliorations qui allaient de pair avec l'avancée dans le temps. En ville, tout était différent. Et toutes les portes, se dit-il en poussant celle-ci avec une mauvaise humeur évidente, étaient faites dans des matériaux souples, résistants et légers, de telle sorte qu'on puisse les pousser dans un sens ou dans l'autre sans avoir à poser ses mains dessus. Elle grinça désagréablement quand il poussa le battant, retenant diverses injures à l'encontre des vieilles choses déglinguées et pourries qui pullulaient dans ce monde. Le jeune homme ne l'ouvrit même pas entièrement, se contentant de créer un espace suffisant pour qu'il s'y glisse sans problème, posant ses deux pieds chaussés sur le sol de la prison. Il était déjà venu ici plusieurs fois, par le passé ; toujours pour rendre visite à sa mère, avec ses frères et sœurs. Généralement ils venaient par un ou deux, trois quand il y avait les jumeaux : plus de trois personnes en visite pour la même personne était interdite. Étant donné qu'elle s'était bien comportée, d'après les gardiens, elle pouvait sortir conformément aux règles, après trois ans d'enfermement. Quand il était passé la voir, la première fois, la seule chose qui l'avait frappé avait été le fait qu'elle n'allait pas du tout avec l'endroit dans lequel on l'avait enfermé. Elle était encore jeune, jolie, soignée et propre ; elle n'avait pas sa place ici. Tout le monde savait. Tout le monde savait, de toute façon, qu'elle était innocente, y compris les autres prisonnières, sans aucun doute. Elles avaient une sorte de respect entre elles pour ce genre de choses, donc il ne s'en était pas trop fait par rapport à ses éventuels colocataires. Quand on se sacrifiait pour un de ses enfants, on ne risquait pas grand chose. Oui, il se rappelait parfaitement de ses précédentes visites, il n'était pas prêt de les oublier. Les lieux étaient froids, les murs ternes, mais tout était curieusement bien éclairé : il faisait très jour, grâce aux nombreuses fenêtres qui illuminaient le rez-de-chaussée. D'ailleurs, malgré l'âge avancé des pierres qui constituaient le bâtiment et les barreaux aux fenêtres des étages, là où il y avait les prisonniers, le Hall d'entrée lui avait toujours paru ne pas aller avec le reste. Avec l'accueil sur la droite, les renseignements sur la gauche, la porte servant aux admissions dans le fond, assez large pour laisser passer les véhicules transportant les individus dangereux, qu'ils ne laissaient sortir qu'une fois devant la porte d'une cellule. Quand il disait qu'il s'en souvenait parfaitement, hein. Même le visage des quelques hommes préposés à l'accueil, il s'en souvenait.
Et ça, ce n'était pas la prison. Il le sut dès qu'il observa le sol sous ses bottines noires, qui lui parut étranger à ces lieux, inhabituel ; et si l'idée qu'ils aient pu changer le plancher aurait pu lui traverser l'esprit, elle disparut quand il leva les yeux devant lui.
La porte se referma dans son dos, et son claquement sec résonna sinistrement dans le Hall, comme un petit rire cruel.
Il fallut quelques secondes à Kélian pour cesser de fixer ce qu'il voyait devant lui, et il se retourna en jurant vers la porte par laquelle il était venu. Était-il possible qu'il se soit trompé d'endroit? Il en doutait sérieusement. De l'extérieur, ça avait l'air d'être ça. De l'extérieur, il était sûr que c'était ça. C'était ça. Alors pourquoi maintenant qu'il était entré il ne reconnaissait rien? Même l'architecture, les endroits où auraient dû se trouver les murs, la profondeur ou la hauteur du bâtiment étaient totalement différent. En quelques mots : ce n'était pas sa putain de prison, et il n'avait absolument aucune idée de l'endroit où il était. Il tira sur la poignée, fronçant les sourcils, et tordit sa bouche dans une grimace qui découvrit ses dents pointues. Rien à faire, ça ne s'ouvrirait pas. Il essaya de la faire bouger comme il l'aurait fait d'habitude, mais rien à faire. Il ne la sentait même pas bouger d'un quart de millimètre. Et ce qui l'inquiéta encore plus, à vrai dire, fut l'effet que cela lui fit. Ce n'était pas comme la sensation qu'il avait quand il essayait d'attirer à lui un objet trop gros, loin de là ; dans ces cas là il ressentait une vive douleur le long de sa colonne vertébrale, qui lui indiquait que l'effort qu'il demandait à son corps était trop grand. Ou bien encore c'était lui qui se retrouvait attiré vers l'objet en question, s'il ne se concentrait pas assez. Mais là, ça ne lui avait rien fait. Strictement rien. Pourtant, en temps normal, s'il avait essayé de déraciner un mur, il aurait dû avoir mal. Et s'il avait insisté, il n'osait même pas imaginer. Il en avait vu aller à l'hôpital pour moins que ça.
Il fouilla dans la poche de sa veste, et en sortit la petite boite en argent dans laquelle il rangeait ses cigarettes ; il en sortit une, rangea les autres, et la laissa tomber au sol. Essaya de la ramener à lui sans bouger. Sans succès. Rien à faire, ça ne bougeait pas, il ne sentait rien, absolument rien. Le jeune homme aux cheveux en parfaite bataille se baissa pour ramasser le petit bâton blanc qu'il avait laissé tomber, tentant de comprendre ce qui était en train de lui arriver. Bon. Il était entré dans la prison pour aller chercher sa mère, et là, il avait atterri ailleurs. Dans un dernier réflexe rationnel, il fouilla dans le petit sac accroché en travers de son épaule, et en sortit son localisateur. Il observa l'écran, éteint, et poussa un nouveau juron. Ouais, s'il pouvait pas ramener des choses à lui, il pourrait pas l'allumer comme ça non plus. Il chercha le petit bouton de secours installé à l'arrière, et pria pour que la batterie, qui n'avait jamais été utilisé par le passé, marche. L'appareil crépita un court instant avant de ne se mettre à briller faiblement. L'image fut nette pendant une seconde, puis, quand il lança la recherche, se brouilla totalement. Oh, super. Évidemment, comme si ça allait marcher! Rien ne marchait, dans cette..., saleté d'endroit.
Il le rangea d'un geste brusque dans sa sacoche, puis jeta un regard circulaire autour de lui. C'était différent de chez lui, ça, aucun doute là-dessus. Quoi qu'avec son pantalon noir des plus simples, sa chemise de la même couleur et sa veste noire rayée de fines lignes blanches verticales, il n'avait pas l'air de trop dépareiller. Avisant une sorte de panneau contre un mur, il décida d'avancer dans cette direction, mille insectes bourdonnant désagréablement dans sa tête, l'empêchant de réfléchir correctement. Il avait envie de paniquer et de tabasser cette fichue porte, et se retenir de le faire, rester calme relevait de l'exploit, vraiment. Son collier, auquel était attaché une bague que lui avait offert Adonis, pour ses seize ans, se balançait au rythme de sa marche cadencée. Jusqu'à ce qu'il ne se plante devant ce qu'il avait remarqué de loin, et ne lise nerveusement.
«Bien sûr, bien sûr..., évidemment...»
Il marmonna à mesure qu'il lisait, de plus en plus nerveux et perdu. Un pouvoir? Un animal il ne savait trop quoi? Pas sortir? La blague! Comme s'il allait croire à un truc pareil!
Il n'empêchait que, mine de rien, il n'avait pas pu ouvrir la porte. Et ça, c'était pas un bon présage. Pas un bon présage du tout. Quant-à un animal..., alter ego truc..., instinctivement de vieilles images lui revinrent en tête, qu'il chassa d'un brusque mouvement de tête. Pas le moment de se mettre à penser à des âneries pareilles, vraiment! Il fallait sortir, point final. Ou à défaut de sortir, être sûr qu'il ne pouvait pas. Ou comprendre ce qui lui arrivait. Tout simplement. Ne pas céder à la panique lui semblait capital, aussi concentra-t-il ses efforts là-dessus.
Escaliers ou couloirs? Voilà le premier choix qu'il allait devoir faire, ça lui semblait évident. Escaliers, couloirs..., couloirs, escaliers..., il donna un coup de pied rageur dans le mur, et partit en direction de l'étage. Au moins, il pourrait se repérer à l'imposant escalier, s'il voulait revenir en arrière. Ce serait plus sûr.