La jeune femme passa une main brune et effilée le long de la fenêtre; et si elle collait presque son nez contre la vitre, ce n'était pas pour observer son joli reflet. Derrière le plastique transparent, de magnifiques jardins ornaient le devant de maisons blanches aux façades richement décorées. La rue qui les séparait était large et claire, propre comme si on venait d'y passer le balais. Un sourire vint accompagner les yeux noisettes et pétillants qui contemplaient avec excitation ce paysage factice de conte de fées.
Dehors, les arbres s'agitaient au gré du vent d'Octobre, et Larissa vola une dernière touche de couleur à son nouveau monde avant de se retourner vers la chambre qu'elle peignait avec application. Trois murs sur quatre de prêts, et le bébé qui allait arriver dans quelques semaines: la main accrochée au rouleau et le rouleau dans la peinture bleue ciel, elle se remit à colorier un ciel fictif pour son fils à qui elle chantait machinalement une berceuse. Son ventre rond se dessinait clairement sous la salopette bleue qu'elle avait volé à son mari et éclaboussé de peinture. Comme pour apaiser la vie qui s'y développait lentement, son autre main le caressa avec tendresse et impatience.
Ça allait faire neuf mois que Larissa Alferes Pereira, Top model Brésilienne de vingt-huit ans, avait annoncé qu'elle prenait sa retraite et se retirait dans sa villa à Esperança, nouvelle Gated Community flambant neuve dans la banlieue de São Paulo. Sans regrets, elle avait laissé les défilés et les magasines derrière elle; sur les podiums depuis l'âge de seize ans, elle avait vu trop de monde et s'était saoulé de bien trop de couleurs. L'ancienne égérie de plusieurs marques de vêtements et de cosmétiques avait épousé un homme qu'elle aimait et n'aspirait plus qu'à une vie tranquille. A une vie de famille.
Le pinceau quitta la surface plane avec un soupir feutré. C'est bancal et mal fait, pensa-t-elle avec un rire aux lèvres;
Matteus va devoir passer derrière moi pour corriger les imperfections. Malgré tout, elle fit le tour de la pièce avec satisfaction. Bientôt, un bébé dormirait tranquillement dans un berceau qu'ils mettraient contre le mur de gauche, près de la fenêtre; là et là, il y aurait des commodes en bois, et ici une jolie armoire. Larissa voulait aussi mettre un mobile musical au dessus du berceau de son petit garçon. Elle en avait vu un très beau la dernière fois qu'elle s'était rendue en ville, endormi derrière une vitrine et qui n'attendait que sa visite.
Le vent soufflait tranquillement au dehors. De nouveau, le pinceau plongea dans la peinture colorée et traça des arabesques désordonnées sur le mur.
Larissa avait trouvé son paradis sur terre, bien plus beau que tous les projecteurs et les flash des appareils photos qui agressaient les yeux.
Tu verras, tu seras heureux, murmura-t-elle au bébé qui respirait encore l'air d'un monde clos et inconscient.
Tu seras heureux, Gabriel, mon petit Gabriel.
5 Janvier 2030, Gated Community d'Esperança, São Paulo, Brésil.« Plus vite, ils vont nous rattraper ! »
Le vélo dérapa dans le tournant et manqua de renverser ses deux occupants; mais le petit garçon qui tenait le guidon le remit sur la route d'un geste ferme et lui permit de continuer la course sans chavirer sur l'asphalte brillant de cette chaude journée de Janvier. Juste derrière le garçon et la petite fille aux boucles emmêlées qui avait noué ses bras autour de sa taille, des cris retentirent et s'accentuèrent quand le premier duo franchit une ligne de fortune tracée à la craie.
Quelques secondes plus tard, la deuxième équipe freina avec un bruit de fer maltraité et, moins chanceuse que les autres, s'écroula les deux roues en l'air.
Un gémissement plaintif se mêla à un rire convulsif tandis que des petites mains redressaient tant bien que mal les corps courbaturés par la chute.
« Cecilia, tu m'as fait maaaaaal...
-Roh, c'est bon, c'était pas catastrophique. J'ai rien senti. »
Pour appuyer sa bonne foi, la gamine aux cheveux courts se redressa et épousseta à peine ses vêtements avant de relever le menton vers ses deux adversaires.
Elle avait l'air fière comme un paon malgré sa défaite, et une lueur amusée qu'accentuait le soleil brillait dans ses yeux foncés.
« Vous avez eu de la chance, hein, c'est pour ça que vous avez gagné. Mais quand on fera la revanche, on vous en mettra plein la vue. »
Eduardo tira la langue pour appuyer les propos de sa soeur. Geste que Sofia, en face, lui renvoya aussi gracieusement.
« Mauvais joueur, t'es pas content parce que t'as perdu ! »
Le gamin préféra croiser les bras et se taire plutôt que répondre à la provocation, histoire de garder le peu de dignité qu'il lui restait après sa défaite. Cecilia sautilla jusqu'à Sofia et Gabriel, passant les bras autour du cou de ce dernier. Immédiatement, Sofia s'écarta d'eux avec une exclamation de dégoût enfantine.
« Vous avez pas le droit de vous embrasser près de moi ! »
Eduardo aurait sans doute renchéri si sa coupure au genou n'avait pas accaparée toute son attention. Ce fut au tour de Cecilia de tirer une langue immature.
« Je félicite le gagnant, d'abord, j'ai le droit. »
Et lui colla un baiser sur la joue, contente d'elle. Gabriel rougit mais ne se débattit pas pour se défaire de son étreinte.
« Tu vas fâcher Sofia, Cecilia.
-Si elle est jalouse, elle a qu'à se trouver un amoureux elle aussi. Eduardo pourrait faire l'affaire. »
La gamine la regarda, pire que si elle lui avait suggéré d'aller embrasser un crapaud.
« Ça va pas ? Je veux pas de lui, il grogne tout le temps. En plus, j'ai même pas besoin d'amoureux.
-Eh ! Je grogne pas tout le temps, sale menteuse ! En plus, moi non plus je veux p-...
-Les enfants, le goûter est prêt ! »
L'appel des gâteaux mis dans le four en début d'après-midi fit cesser la dispute sur le champ. Sofia se précipita vers sa mère qui se tenait sur le perron, suivit d'Eduardo qui trainait la jambe, tandis que Cecilia et Gabriel prenaient les vélos par le guidon pour les ranger. La fillette tapota l'épaule de son ami pour attirer son attention et lui adressa un clin d'œil, taquine.
« La prochaine fois on vous battra, tu verras. »
Gabriel sourit.
« J'en doute pas. »
Une fois qu'ils eurent posé les vélos dans le garage, ils rejoignirent le salon, où Larissa tirait les tiroirs des commodes, agitée.
« Vous devriez faire attention quand vous jouez. On ne sait jamais ce qui peut se passer si vous tombez mal ou si la plaie s'infecte et... Ah, le voilà ! »
Personne n'osa demander pourquoi l'antiseptique que brandissait fièrement la grande femme se trouvait au milieu du nécessaire à couture.
Assis sur le canapé près de Monique, qui étalait son pelage crème sur son coussin favori, Eduardo grimaçait.
« Ça va piquer...
-Oui, et ça piquera encore plus si ça s'infecte. Alors sois un homme et supporte la douleur. »
Le ton de Larissa se voulait léger, mais cela ne fit qu'accentuer la gêne du petit garçon, qui pinça les lèvres et fixa son regard sur un point imaginaire devant lui le temps qu'on applique un coton imbibé de lotion sur son genou. Cecilia ne manqua pas les petits gémissements de douleur que n'arrivait pas à réprimer son frère.
« Bébééé, je dirai à papa que t'as pleurniché parce que t'avais un tout petit bobo au genou et il sera pas fier. Il va te déshériter et te chasser de la maison.
-C'est même pas vrai !
-Si c'est vrai ! »
Gabriel laissa le frère et la sœur arguer si oui ou non leur père – qui était chirurgien – allait mettre le cadet dehors pour avoir pleuré, et passa dans la cuisine pour aider Sofia qui disposait soigneusement les cookies sur un plateau blanc aux arabesques bleues. A voir ses lèvres barbouillées de chocolat, elle avait dû en profiter pour en chaparder un, mais Gabriel fit semblant de n'avoir rien remarqué. Quand ils revinrent poser le goûter sur la table de bois, Larissa avait terminé de désinfecter la plaie d'Eduardo et passait une main affectueuse dans ses cheveux bouclés.
Puisque Monsieur et Madame Torres La Cruz avaient un emploi du temps chargé, même durant les vacances scolaires, Larissa gardait Cecilia et Eduardo chez elle. Les enfants se connaissaient depuis toujours et les parents étaient amis; ils n'habitaient qu'à quelques maisons de là et ça leur rendait service. Et puis Larissa aimait les enfants et se débrouillait aussi bien avec ceux des autres qu'avec les siens.
Ce fut pour cette raison que Cecilia ravala un dernier commentaire en sentant son regard noisette posé sur elle.
« Voilà,c'est fini. Tu t'es comporté comme un homme, je suis fière de toi. »
Le regard goguenard que renvoya Eduardo à Cecilia faillit faire rire Gabriel. L'odeur des cookies finit par tirer les deux enfants de leur bagarre silencieuse: Cecilia délaissa l'accoudoir du canapé pour s'installer sur une chaise et tendre une main avide vers les gâteaux encore chauds. Eduardo se retourna et appuya ses coudes contre le dossier, une moue vexée à sa figure basanée.
« Cecilia, donne moi un cookie au lieu de tous les manger !
-T'as qu'à te déplacer si t'en veux un. »
Conciliant, Gabriel en donna un au petit garçon. Le « merci » d'Eduardo fut noyé sous les protestations de Cecilia.
« Gabriel, non, fallait pas lui en donner, il avait qu'à se déplacer !
-Je voulais partager avec Monique. »
Avec un petit « pouf », Eduardo se rassit et présenta son gâteau au persan, qui était sorti de sa sieste en sentant l'odeur de la nourriture.
« Bla bla bla... C'est même pas bon pour les chats, le chocolat, elle va devenir obèse si tu la nourris comme ça. Oh, salut Benedita ! »
La petite fille calée dans les bras de sa mère, qui allait vers ses quatre ans dans l'année, adressa un signe ensommeillé à Cecilia avant de se laisser asseoir docilement sur la chaise près de Gabriel. Monique n'était pas la seule à avoir terminé sa sieste.
« Maman, papa il revient quand ? »
Larissa se retourna vers Gabriel, deux serviettes en tissus à la main. Elle prit le temps de les attacher autour du cou de ses filles, non sans quelques grognements du côté de Sofia, avant de lui répondre.
« Il revient Mercredi, normalement. Et comme ça, Samedi prochain, on ira voir tante Mariana et oncle Fernando. »
Larissa était l'ainée d'une fratrie de cinq enfants. Fernando était le petit dernier et faisait rêver Gabriel avec ses photographies: son métier l'amenait aux quatre coins du monde et ses clichés étaient fantastiques. Il s'était récemment marié et Gabriel adorait sa tante. Le seul inconvénient qu'il voyait à aller leur rendre visite, hormis les deux heures de route, c'était que Mariana avait beau être très gentille et souriante, elle était aussi dentiste.
Et Gabriel avait peur des dentistes.
Cecilia claqua soudain des mains, laissant tomber son reste de cookie sur le film plastique qui recouvrait la table.
« Et Lundi d'après on ira dans notre piscine ! Maman a dit qu'elle voulait bien. »
Ana n'oubliait pas que sa fille passait le trois quart de son temps chez Larissa et tenait à renvoyer l'ascenseur dès qu'elle en avait l'occasion; la petite baignade serait sûrement suivie d'un barbecue, comme souvent.
Il faisait bon vivre à Esperança. Les maisons aux façades blanches, les jardins décorés, les gens souriant, le soleil de Juillet faisait resplendir les demeures des privilégiés qui y habitaient. Personne ne semblait se soucier des fils électriques qui trônaient au dessus des murs, ni des murs en eux-mêmes. Dehors, c'était un tout autre monde, un monde que les adultes quittaient avec plaisir pour se relaxer chez eux et que les enfants ignoraient tout à fait. Ici, il n'y avait pas de vols, il n'y avait pas d'accidents, pas de voitures qui roulaient trop vite et pas de misère sur laquelle fermer les yeux. Tout était parfait.
La paille dans le soda frais, Gabriel, Cecilia, Eduardo et Sofia n'auraient pas pu prétendre le contraire. Ni même Monique qui avait beau se faire régulièrement tirer la queue par Benedita.
Larissa repartit vers la cuisine avec un cri quand elle se rendit compte qu'elle avait oublié un plat au frigidaire, provoquant l'hilarité générale – malheureusement de courte durée.
« Et en plus l'école recommence bientôt, olàlà... »
Cecilia s'affala sur la table, peu enthousiaste à l'idée de reprendre les crayons et les cahiers. Gabriel ne fit aucun commentaire mais tressaillit légèrement, refermant ses dents sur le plastique coloré qu'il mâchonnait.
Tout est parfait. On a de la chance, n'est-ce pas ? Tellement de chance.
« Ce n'est pas assez. »
Avait lâché l'institutrice d'une voix terriblement froide pour le petit garçon de neuf ans. Les yeux baissés, poings serrés sur ses genoux, il avait bravement retenu ses larmes tandis que sa mère discutait avec la femme qui arborait un carré parfait. Pas un millimètre en trop ou en moins; sa coupe et ses vêtements étaient aussi propres et artificiels que les murs de la classe où ils se trouvaient. Noyés sous des tonnes de dessins, de cartes et de schémas en tout genre, Gabriel n'avait jamais pu oublier l'impression de vide qu'ils lui avaient donné à la rentrée. Une impression oppressante, angoissante, comme si le plâtre blanc avait tenté de se ruer sur lui pour l'étouffer.
Il tourna la tête, seulement pour voir la queue de cheval de sa mère s'agiter.
« Il travaille pourtant beaucoup le soir, et je lui fais réciter ses leçons.
-Et vous n'avez rien remarqué ?
-Il a un peu de mal parfois, mais rien qui sorte de la normale. »
Angela était dubitative. Elle ne le montrait pas par respect, mais elle doutait des capacités d'apprentissage d'une ancienne mannequin qui n'avait fait que poser pour des magasines toute sa vie durant. C'était son premier enfant, aussi. Difficile de repérer les difficultés quand on s'y prenait pour la première fois.
Ses ongles cognèrent le bureau et, songeuse, elle chercha comment formuler ses doutes pour ne pas faire de peine à la femme et l'enfant qui attendaient devant elle, anxieux. Elle en avait vu défiler des têtes, depuis qu'elle enseignait dans cet établissement. Certaines brillantes, d'autre moins. Et à en juger par les lignes de D et de E qui formaient un éventail tristement uniforme devant elle, Gabriel faisait parti de la deuxième catégorie.
Elle voulait cerner le problème.
« Peut-être qu'il ne fait pas assez d'efforts. »
Gabriel, que ce commentaire avait singulièrement blessé, redressa brusquement la tête et planta ses yeux dans ceux de la femme derrière le bureau. Elle vit qu'elle lui avait fait mal et son visage exprima un pardon sincère.
« Je fais tous les efforts que je peux, je fais de mon mieux, je le jure ! »
Il était au bord des larmes.
Sa mère s'en aperçut et lui serra doucement l'épaule. Angela poussa un soupir résigné, triant quelques copies pour se redonner une contenance et réfléchir. Gabriel était un petit garçon honnête et souriant, travailleur sans doute; mais comment expliquer cette suite de notes déplorables, si ce n'était pas par un manque de travail ?
Ses talons claquèrent sous sa chaise.
« Je te crois, Gabriel. Mais tes notes sont trop mauvaises. Il va vraiment falloir redresser ça à la rentrée. Tu comprends ? »
Le « sinon » n'avait pas été prononcé mais serrait sa poitrine et lui faisait mal, flottant dans l'air comme un fantôme translucide. Il hocha la tête, craignant qu'un assentiment oral ne fasse éclater pour de bon les sanglots. Il n'aurait pas su les arrêter. Quand sa mère et l'institutrice se serrèrent la main avec quelques derniers conseils, il fixa la porte sans oser s'en détacher. Il voulait sortir.
Et ne plus jamais revenir.
Gabriel et Sofia étaient pressés l'un contre l'autre sur le canapé, les yeux rivés vers la télévision qui faisait éclater ses couleurs vives à l'écran. Murés dans un silence religieux ou dans des cris que leur mère faisait vite taire selon les moments, ils buvaient les paroles des deux héroïnes comme un philtre sacré.
L'histoire était simple et la morale manichéenne ; mais deux enfants de bientôt dix ans et sept ans ne pouvaient pas s'en rendre compte. A leurs yeux, Charlotte et Wendy rendaient une justice indiscutable et impitoyable. Elles étaient sœurs mais la casquette de la deuxième et sa tendance à donner des coups plus qu'à parler l'avaient longtemps fait passer pour un garçon dans la tête des petits. Ces justicières des temps modernes réglaient les problèmes et jetaient les gens en prison afin de faire un monde meilleur. Gabriel savait que Cecilia et Eduardo regardaient le même épisode à quelques rues de là : les quatre amis étaient passionnés par cette émission que leurs parents leur permettaient de regarder avant de se mettre au lit.
Le frère et la sœur poussèrent des cris enthousiastes quand le méchant se trouva derrière les barreaux. Benedita, intriguée par le bruit plus que par le dénouement de l'histoire, frappa des mains pour imiter ses ainés.
Derrière eux, Larissa leva le nez du linge qu'elle pliait et tapota sur la table pour réclamer le silence. Sofia se rassit au fond du canapé, les yeux rêveurs. Gabriel n'arrivait pas à se décoller du générique qui venait de remplacer la voix aigüe de Charlotte.
C'était magique.
« Ils sont trop forts, déclara Sofia avec extase, moi aussi j'aimerais combattre le crime. »
Elle s'empara d'un coussin qu'elle envoya en travers de la figure de Gabriel pour le faire réagir. Le petit garçon étouffa un cri surpris et se saisit des poignets de son assaillante, la plaquant sur le canapé sous une nuée de rires amusés.
« Prépare toi à recevoir le châtiment, criminelle ! »
Benedita s'invita à l'arrestation qui se termina sur le tapis, lequel avait le malheur de recevoir quotidiennement les trois enfants en plus des coups de griffes et des poils de Monique. Larissa leva les yeux au ciel sans esquisser le moindre geste pour les arrêter : voir ses enfants s'amuser entre eux lui rappelait à quel point elle s'était disputé avec ses propres frères dans son enfance et combien ses parents en avaient été désolés – et plus d'une fois. Fatalement, la tendresse l'emportait sur l'autorité dont elle savait pourtant faire preuve.
Elle plaisantait en disant que des parents étaient faibles quoiqu'il arrive.
« Je meurs, d'accord, vous avez gagné. » Lâcha Gabriel, écrasé par le poids plume de ses deux sœurs. Les petites tendirent les bras à grands renforts d'exclamations ravies et bruyantes d'où émergèrent quelques répliques du dessin animé. La mère de famille songeait à se mêler à toute cette agitation quand une voiture fit rugir son moteur dans l'allée, à l'extérieur. Aussitôt, les trois enfants se retrouvèrent sur leurs pieds, yeux brillants dirigés vers la porte d'entrée. Des bruits de pas remplacèrent bientôt le crissement des graviers, laissant un très grand homme au teint sombre franchir le seuil d'un pas décidé.
Pas qui fut ralenti puisque quatre mains s'étaient instantanément accrochées à sa veste en quête d'affection.
« Papa, papa !
-Papa, tu m'as manqué ! »
Matteus se pencha pour attraper sa plus jeune fille, geste qui faisait toujours râler un peu Sofia ; cette fois-ci ne fit pas exception, et elle tira le bas de son costume, capricieuse. Quelques fois, ne plus être la petite dernière passait mal.
« Je veux que tu me portes aussi !
-Attends un peu, je n'ai pas quatre bras ! »
Larissa observait, l'œil affectueux, son mari jongler entre les deux cadettes. Près du canapé, Gabriel attendait qu'il dépose ses sœurs et vienne vers lui, vieille habitude ancrée depuis des années.
Gabriel n'était jamais celui qui faisait le premier pas, même avec sa famille. Il était calme, un peu effacé, « raisonnable » disait de temps à autre sa mère avec un sourire. Il n'y avait guère qu'avec Sofia qu'il parvenait à se désinhiber, et ça ne faisait que renforcer leur complicité déjà solide. Au terme d'une bataille qui avait fait éclater de rire les deux fillettes, Gabriel avait senti la main de son père lui ébouriffer énergiquement les cheveux. Il lui sourit de toutes ses dents.
Si on lui avait demandé le métier de son père, il n'aurait pas pu répondre – ou pas exactement. Tout ce qu'il savait se résumait à « papa porte un costume pour aller travailler et fait de longs voyages d'affaires », de la même façon que Cecilia clamait « mon père met un masque sur sa bouche et sauve des vies ». Gabriel aimait quand son père rentrait après une absence prolongée : sa mère souriait encore plus et le repas se transformait en petite fête.
Comme s'ils avaient été reliés par la pensée, Larissa commença à s'inquiéter de la viande à cet instant précis.
« Il vaut mieux que je mette tout ça au four si je veux qu'on mange ce soir. »
Matteus suivit sa femme dans la cuisine. En bon fils, Gabriel se dirigea spontanément vers les assiettes rangées dans le gros buffet dominant la part droite du salon. On remarquait vite que chez le Pereira da Silva, tout avait sa place un peu n'importe où. Il fit la grimace au reflet pâle et déformé que lui renvoyait l'assiette. Décorées de courbes dorées qu'il s'amusait à suivre avec les piques de sa fourchette, elles avaient sa préférence.
Sofia daigna secouer sa paresse et mit les verres pour être agréable. Quant à Benedita, elle n'eut le droit de toucher à rien, elle risquait de faire tomber les couverts avec ses petites mains potelées ; ou pire, se blesser. Monique dut endosser le rôle ingrat de souffre-douleur pour la gamine contrariée.
Lorsque ses parents revinrent au salon et trouvèrent la table dressée, ils adressèrent à Gabriel un sourire qui le fit rougir de plaisir.
Le petit garçon était de ceux qui offraient et aidaient pour le plaisir qu'il suscitait sur le visage de ses proches.
C'est chaud, c'est lumineux. C'est beau.« J'ai mis les verres, quand même. »
Sofia réclama un baiser que sa mère lui donna. Tous les cinq à table, la conversation dériva vite sur le voyage de Samedi. Matteus laissait paraître sa joie : il aimait beaucoup sa belle-famille, plus que la sienne, sans cesse tendue et minée de conflits.
« Peut-être que mes parents seront là, ajouta Larissa, malgré tout dubitative, au cas où, peut-être qu'il faudrait prévoir trois bouteilles.
-Depuis quand tes parents boivent ? »
L'ancienne mannequin s'amusa de l'air ébahi de son mari.
« La retraite, ça change un homme.
-Je vois ça. A leur âge, quand même, ce n'est pas raisonnable.
-Dis-toi qu'ils ont prévu d'aller faire du ski cet hiver. Et que c'est la première fois de leur vie qu'ils y vont. »
Grand-père Rafael et Grand-mère Adriana étaient de sacrés numéros, des gens bien sages et rangés que la retraite avait poussé à vouloir découvrir la face cachée de la lune. A défaut d'avoir assez d'argent pour faire le tour du monde en yacht, ils s'essayaient à la boisson, au ski, à toutes ces activités auxquels les parents occupés n'avaient pas le temps de songer. Ils avaient même été en boîte de nuit.
Rien que pour rire de leurs derniers exploits, Gabriel aurait aimé qu'ils soient présents.
« Ils nous ont proposé de rester pour quelques jours, mais j'ai été obligée de refuser. Avec la rentrée qui approche... »
Ce sujet là n'était pas son préféré ; et ça se voyait. Les yeux du petit garçon retombèrent sur les spaghettis lovés dans son plat pour ne plus en décoller. Il sentit les regards de ses parents sur ses épaules, brûlants. Il prit une autre bouchée pour ne pas avoir à répondre.
« Tu crois que ça ira mieux cette année, Gabriel ? »
Sa sœur le regardait, aussi. Il mâcha lentement, avec mille précautions comme pour ne pas s'étrangler. En guise de réponse, il haussa les épaules. Il n'avait pas envie d'en dire plus.
Son père ne parut pas satisfait mais pour une raison ou une autre, laissa couler.
« Le tout c'est de ne pas baisser les bras, d'accord ? »
Il peina à lui adresser un sourire en retour.
Le reste de la discussion, il l'écouta à travers un filtre pensif et monotone, ne chercha pas à en saisir plus de quelques mots. Le froid était revenu, avec lui la poigne de fer qui se complaisait à lui tordre l'estomac. A chaque fois qu'ils en parlaient, il avait cette boule en travers de la gorge, et les yeux piquants à ne plus pouvoir le supporter.
« Je fais de mon mieux. » Ne cessait de penser le garçon, et c'était vrai. Penché sur ses devoirs, il lui arrivait d'y passer plus de temps que nécessaire – largement plus que tous ses camarades. En contrepartie, qu'il réussisse à avoir un C tenait du miracle alors que certains décrochaient des A à ne plus savoir quoi en faire. Il aurait pu baisser les bras et ne plus faire d'efforts, ça n'aurait pas changé grand chose. Mais il ne voulait pas.
Il préférait regarder la télévision, il préférait jouer au hockey, il préférait aider sa mère à faire la cuisine, et d'autres choses encore. Il n'aimait pas les cahiers qu'on lui forçait entre les bras et dont il ne retenait strictement rien. Les cartes de Géographie lui agressaient les yeux, l'Histoire le perdait entre deux frises, le Portugais lui tordait le poignet et les Mathématiques emmêlaient les nombres dans sa petite tête. Le tableau blanc était incompréhensible, au dernier comme au premier rang.
Malgré tout, il se forçait à continuer. Il se mordait la langue et se débattait pour tenir la distance.
Parce que...
Les rigueurs de la rédaction, simples comme bonjour, tenaient en une seule ligne :Que voulez-vous faire une fois adulte ?
Gabriel jouait avec son stylo, les yeux posés tour à tour sur le tableau et la feuille quadrillée sagement posée devant lui. L'institutrice surveillait la classe depuis un livre à la couverture rouge, et la plupart des élèves avaient déjà commencé à rédiger, certains au brouillon, d'autres directement sur leur copie. Les autres réfléchissaient, comme lui.
Il vit Cecilia au deuxième rang à sa droite ; elle écrivait à la vitesse d'un avion lancé contre le mur du son, ne s'accordant une pause que pour lever le nez vers le plafond en quête d'inspiration. Gabriel se retourna vers son travail avant qu'on l'accuse de tricher et porta machinalement le bout du crayon à ses lèvres.
Qu'est-ce qu'il voulait faire une fois adulte ?
La question, imprimée derrière sa rétine, lui fit forte impression. A son âge, les enfants étaient portés vers l'imaginaire et désiraient plus souvent devenir pirates et aventuriers que cadres ou diplomates. Gabriel ne faisait pas exception : il avait aussi un rêve, qui s'était développé au fil des documentaires et des dessins animés. Ce n'était pas un métier en particulier, ni un champ d'action précis. C'était un désir global.
Les enfants avaient tous l'air tristes en Afrique. C'était dommage que les gens n'aient rien à manger dans certaines parties du monde. Pourquoi est-ce qu'on permettait aux méchants d'échapper à la prison ? Et pourquoi est-ce qu'il y avait la guerre, la famine, la maladie ? Noyé sous les images et les récits, choqué par la différence entre ici et « là-bas », Gabriel avait décidé de remédier à tout ça. De rendre le monde meilleur. D'être un avocat, ou un médecin, ou un justicier : peut-être tout à la fois. Il ouvrait des yeux ronds d'admiration devant ces grands personnages du siècle passé, tels Ghandi, Mère Teresa et Martin Luther King, incapable de dire auquel il aurait préféré ressembler. Leur courage et leurs qualités le laissait sans voix, la tête pleine d'échos de phrases apprises dans des livres.
Si le monde se portait mal comme ils le disaient si souvent, il devait faire quelque chose. Aller vacciner des enfants malades, mettre les assassins sous les verrous, ou changer les mentalités en devenant un grand homme important...
C'était ça, son rêve, ce qu'il voulait faire plus tard. Pieds battants sous la chaise, le sourire aux lèvres, il écrivit une première phrase en haut de sa copie, soulignée en rouge et avec application au double-décimètre.
« Eu Tenho um Sonho... »
« Mais pour devenir quelqu'un d'important, il faut travailler, Gabriel. »
[En cours]