Il était 16h30 et c’est avec fascination qu’Eva et Mail assistaient à la déclaration d’amour de Joey -indéniablement, Kourtney était une grande chanceuse ; les yeux mouillés elle saisit le bouquet tendu, sa bouche glossée et brillante déformée en un o tremblant, avant d’en sentir les énormes roses. A travers le filtre flou de l’image, elles semblaient artificielles à Mail mais il n’aurait pu le jurer -il s’était réveillé une heure auparavant et tout était encore « flou ».

Malgré son réveil tardif / récent, Mail en était à sa 5ème cigarette, cigarette dont il écrasa le filtre sur le parquet près de lui -Morgan n’était pas présent pour lui reprocher sa « négligence » et, finalement, personne n’était présent hormis eux deux qui, depuis quelques mois, fainéantaient avec quiétude dans la chambre 2. En règle générale, les autres occupants du dortoir les rejoignaient vers 17h30 après avoir vaqué à leurs diverses occupations et c’était le seul moment où ils daignaient de sortir -celui où Nao commençait à s’ennuyer, à se plaindre avant de finalement les harceler (Mail le soupçonnait de les chasser afin d’y ramener avec discrétion ce qu’il appelait pudiquement ses « AMIES » tout en précisant avec un sourire tordu qu’il n’était pas indispensable que Garry fasse un jour leur connaissance/apprenne leur existence -pourtant à en juger les flacons de vernis renversés dans le lit de Nao, ce genre de choses avaient tendance à arriver). Ils revenaient quelques heures après, une fois atteint le nombre de bleus quotidien d’Eva et en général il n’y avait plus personne dans la chambre n°2 à ce moment-là. Aussi ils finissaient par (aléatoirement) ; ranger la chambre/manger quelque chose (en général : des chips, ou des gâteaux industriels, ou une tablette de chocolat -quelque chose que l’atmosphère alternativement moite et glacée de la chambre n’altérait pas)/jouer à la console (d'accord : il jouait à la console)/coucher ensemble/boire du café (il y avait un thermos quelque part ici, mais il semblait avoir glissé sous un lit, pour l'instant). Mail supposait qu’il n’avait jamais eu une vie sociale aussi pauvre maintenant qu’il sortait avec Eva -même Lyz l’évitait et Leah affichait ostensiblement son mépris (elle avait refusé de réparer sa XBOX ! Il avait vraiment dû user de tous ses charmes pour ça -la supplier des jours entiers pour qu'elle daigne lui adresser un regard.)

D’un air absent et sans quitter des yeux le poste, Mail alluma une autre cigarette (certaines choses ne changeaient pas : c’était toujours eux deux qui assuraient la moitié de l’audience des Feux De l’Amour).

Il était effectivement 16h30, une heure et des minutes bien précises pour les deux jeunes gens, c’était là que tout se jouait pour eux, toute leur belle histoire d’amour, qui se passaient là sous nos yeux avec délice et volupté de deux êtres qui apprécient juste de se voir côte à côte. Oui, c’était l’heure la plus importante de la vie de Joey et Kourtney.
Eux c’était autre chose, elle regardait brûler ses cigarettes une par une, ça l’inquiétait un peu. Il était calme mais elle savait que quelque chose de terrible pouvait se passer en lui comme pour tout fumeur, il faut bien deviner qu’elle pensait au défunt punk de la chambre.

Depuis des mois déjà qu’elle ne quittait plus celle-ci d’ailleurs, ce qui avait pour effet d’agacer Morgan qui détestait de toute façon toute forme humaine, encore plus une borgne en trop. Zacharia était ravi de pouvoir faire partager ses vidéos youtube avec elle, et lui donner des centaines de playlists de chansons de très mauvais goûts que Mail s’empressait de couvrir de cendre ou de café avant qu’il ne revienne avec une autre "Désolé c’est ma faute, c’est bête on avait vraiment envie d’écouter le dernier album de Pzk en boucle, vraiment dommage. "
Enfin Nao complètement en retrait avec elle depuis que Mail la prenait sous son aile (enfin, sur son canapé quoi) ne se permettait que quelques vilaines blagues et beaucoup de sollicitations inutiles "Eva tu peux aller me chercher de la mousse pour cheveux bouclées chez Helen ? J’en ai plus assez pour saccager les shampoings de Garry ! " "Hm Nao, laisse-la. "
Ça n’était pas grand-chose mais elle aimait ces moments où il faisait un peu attention à elle, certes ils étaient ensemble, chaque volute de fumé qu’il recrachait elle les respirait à son tour comme un même corps, et les quelques moments où elle ne le voyait pas le monde trop grand pour elle se tordait dans tous les sens, jusqu’à ce qu’elle tombe et revienne couverte de bleues. Il n’y avait que sur ce petit espace avec lui qu’elle tenait en équilibre, il l’enlaçait d’un seul bras sans l’air de la voir et en continuant à jouer, et quand ils faisaient l’amour c’était sans doute le moment où ils prononçaient le plus le prénom de l’un et l’autre, le reste du temps rien ne se dérangeait, tout s’était fait naturellement, sans bousculades ni aveux trop embarrassants.

Eva eut un petit hoquet quand Kourtney balança son bouquet à la figure de Joey, mince elle venait d’avouer être le vrai transsexuel qui était sorti avec son frère l’an passé. Elle se dit d’abord que c’était étrange que ni Garry ni Nao ne s’intéressaient à cette série étant donné qu’ils correspondaient peut-être à chacun des personnages les plus malsains que l’on créait pour l’alimenter, la deuxième chose c’est que ça se finissait vraiment de façon bizarre ces temps-ci.
Elle inspira un peu de cette cigarette, Kourtney criait maintenant sur Joey tandis que celui-ci pleurait toutes les larmes de son corps sur le parquet. Tout était très calme dis donc.

« Je t’aime Mail. »

Vraiment très calme, elle n’avait pas détaché son regard de l’écran.

C’était vraiment bas de la part de Kourtney d’avoir menti à Joey de cette manière -malgré son addiction au poker il avait selon les critères de Mail tout d’un type bien (ça signifiait qu’il possédait une belle voiture et portait des cravates). Aussi, il était à peu près sûr que Joey accepterait sa transidentité ; elle était une belle femme et-

Eva venait de parler. Il haussa les sourcils -elle n’avait pas détourné le regard de la télévision qu’elle suivait avec autant d’attention que lui, mais sa voix paisible contrastait avec les hurlements plaintifs qui s’échappaient alors du poste. Il tourna la tête vers son profil concentré et de sa main libre, celle qu’il n’avait pas passé autour de ses épaules (osseuses -elle faisait des efforts supposait-il, parce qu’elle avalait autre choses que des médicaments, ce qui n’avait pas toujours été le cas ; pourtant elle restait frêle et propice aux hématomes -ils murissaient sur sa peau pâle avec une rapidité stupéfiante, presque absurde et effrayante) il ôta sa cigarette de sa propres bouche, posa distraitement ses lèvres vaguement souriantes/amusées sur les tempes d’Eva, murmura ;

« hm ? Ouais -moi aussi. »

Contrairement aux apparences (à son air nonchalant et à la manière dont sa concentration se redirigea sur la télévision, ou Joey s’était à présent résolu à retourner habiter chez son ex-femme tyrannique, abandonnée quelques épisodes plus tôt avec douleur en faveur de la séduisante Kourtney) c’était la vérité -il tenait pour preuve la dégradation de son score à GTA (pas à Mario en revanche. Il y veillait avec rigueur, c’est-à-dire en s’emparant de sa nintendo DS sitôt Eva enfermée dans la salle de bain ou endormie ou disparue à la bibliothèque) et de ses relations sociales. Aussi, Mail pensait que ce genre de choses n’étaient pas vraiment importantes -ils avaient suffisamment de nourriture et de jeux vidéos pour ne pas sortir avant quelques semaines et une nouvelle saison des Feux de l’amour venait de commencer (et donc: aussi longtemps qu'ils pouvaient paresseusement rester pelotonnés dans ce fauteuil défoncé, aucune raison de se plaindre -vraiment).