* Alejandro Alavés L.
«Je n'ai jamais eu une mauvaise vie. Enfin, pas que je me souvienne, en tout cas. J'ai trois frères, deux parents. Pas de morts ni rien. Mon frère ainé c'est Adrián, celui qui m'accompagne ici, en général. Enfin celui qui me force à venir, plutôt. Il est sympa. Il veut devenir prof. Je suis sûr qu'il y arrivera, ça fait aucun doute. Y'a Vicente, aussi. Il est insupportable, mais ma mère dit que c'est parce qu'il a dix-sept ans, et que dans deux ans je serais pareil. Il passe son temps à s'énerver et à sortir tard le soir, ça met mes parents sur les nerfs. Et puis Juan il a que onze ans, alors il est encore mignon. Il obéit, il est gentil et il rit tout le temps. Mes parents, eux, ils sont tout le temps en train de se crier dessus. C'est pas nouveau, hein : déjà quand j'étais petit ils criaient tout le temps. Mais ils se frappent pas, ils nous frappent pas et ils finissent toujours par se réconcilier et regarder un film pourri en mangeant de la glace. Je m'en préoccupe même plus, en fait, on s'habitue.
Ma maison est pas très grande, mais je l'aime bien. Vous savez, c'est là que j'ai grandi. Mes parents ont voulu déménager, à un moment, mais maintenant c'est hors de question. Mon père veut pas qu'on me force à réapprendre l'emplacement de chaque chose alors que maintenant je peux me débrouiller tout seul ici. Sinon, quoi d'autre..., on est pas très riches, mais pas de quoi se plaindre non plus. Il suffit de faire un peu attention, c'est tout.
J'ai des amis, aussi. Pas de copine, mais j'en veux pas de toute façon. Trop compliqué. Y'a ma voisine, Pilar, que j'aime beaucoup. On se connait depuis qu'on est petit, alors je suis content quand je peux la voir. Enfin, façon de parler évidemment. Et puis y'a Miguel, bien sûr. C'est mon meilleur ami, on passe tout notre temps ensemble. Sinon je les aime bien, mais sans plus. C'est..., des potes, quoi. J'aime bien parler avec eux, mais j'irais pas leur raconter ma vie, c'est clair. Sauf si je veux que ce soit le prochain sujet de débat du lycée, mais bon.
Je vois pas très bien à quoi ça va vous servir de savoir ça, franchement. Je suis un garçon normal, j'ai une famille normal, j'ai pas subi de choses graves traumatiques dans mon enfance, j'ai des amis... Mon seul problème, c'est que je suis aveugle. En fait, je vois même pas en quoi vous pouvez m'aider. J'ai pas besoin d'aide, encore moins de celle d'un psy. J'ai besoin de voir. Alors à moins que vous puissiez me rendre la vue, je vois pas ce que vous pouvez faire.»
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«Tu veux que je t'aide?
-Non, Adri.»
Le ton de voix d'Alejandro avait été plus sec que ce qu'il aurait aimé, mais il n'ajouta rien. Non, non, non. Il n'avait pas besoin de l'aide de son frère, ni de celle de n'importe lequel de ses frères, d'ailleurs. Ni de ses amis, ni de son père, ni de sa mère, ni de personne existant ou non sur cette Terre. Il pouvait se débrouiller seul, et d'ailleurs il allait se débrouiller seul. C'était ce qu'il était en train de se dire tandis qu'il versait maladroitement du lait dans son bol, l'air fatigué. C'était ce qu'il se disait en permanence depuis deux ans. C'était facile, il pouvait le faire sans problème : un doigt contre le bord du récipient pour vérifier qu'il ne débordait pas, et le tour était joué. Il esquissa un sourire satisfait en sentant le lait froid atteindre son index, puis reposa la brique à côté de lui, sur la table.
Enfin, ce qui aurait dû être la table, s'il n'avait pas oublié qu'il se trouvait au bord. Il poussa un juron en se rendant compte de son erreur, mais c'était trop tard : la brique tomba lourdement au sol, répandant une tâche blanche sur le carrelage, à ses pieds.
«Laisse, je vais faire.
-Je peux le faire, c'est bon!
-Non, tu peux pas, répondit brutalement son frère, qui était arrivé à côté de lui. Alors assied toi et mange, au lieu de faire le crétin. Okay?»
Alejandro attrapa son bol dans ses mains, vexé, et se dirigea bruyamment vers l'autre chaise, à côté de la sienne. Il s'assit dessus avec toute la délicatesse qui se devait, saisit sa cuiller et la plongea rageusement dans les céréales. C'était insupportable. Ça faisait plus de deux ans, et c'était toujours insupportable. Il ne pensait pas qu'il allait s'y faire un jour, de toute façon. Chaque matin, en se levant, il clignait des yeux vers le plafond et faisait courir sa main le long du mur, à la recherche de l'interrupteur. Et à chaque fois qu'il allumait la lumière, il restait deux minutes sans rien faire, à essayer de distinguer quelque chose, n'importe quoi. Mais rien. Rien du tout. Rien que le noir, encore le noir, toujours le noir, aussi noir et noir que la veille et l'avant-veille et encore avant, et encore avant. Et encore avant.
«Miguel viens te chercher quand?
-Parce que tu crois que je sais l'heure qu'il est, peut-être?»
Un soupir fendit le silence, et Alejandro avala une nouvelle bouchée de céréales.
«Désolé, marmonna-t-il en dirigeant son regard vers l'endroit où il imaginait son frère. Quelle heure il est?
-Huit heure moins le quart.
-Il sera là dans cinq minutes, alors. Où sont passés Vicen et Juan, au fait? Je les aies pas croisés, ce matin.»
Normalement, ses deux frères auraient dû être encore en train de se préparer pour aller à leurs écoles respectives, à cette heure-ci. Mais Vicente avait dix-sept ans, et décrété qu'il voulait aller élever des moutons ou faire pousser des oranges dans il-ne-savait-trop quel trou paumé de l'Espagne, alors le faire aller en cours relevait de l'exploit. Pour sa part il pensait plutôt qu'il tenait à devenir un junky et à mettre sa copine enceinte à quinze ans, mais c'était lui que ça regardait. Enfin, lui et sa copine. Quoi que ça ne l'aurait pas étonné qu'elle soit d'accord pour aller vivre avec lui dans une cabane en bois élever des moutons et cueillir des oranges, bête comme elle l'était. Quant-à Juan, il avait onze ans : la question ne se posait pas.
«Hmmm. Vicente est rentré vers trois heures du matin hier, donc il doit encore dormir. Et Juan est parti plus tôt, il avait sa sortie scolaire. Tu fais bien de m'y faire penser d'ailleurs : il m'a fait promettre de te donner ça, avant que tu partes en cours.»
Alejandro haussa un sourcil intrigué, mais laissa son frère ouvrir sa main sans protester. Il y posa ce qui semblait être un petit objet, et la lâcha pour permettre à son cadet de voir ce que c'était. Au premier abord il avait cru que c'était un bibelot quelconque, mais étant donné que c'était accroché à une chaîne c'était plus probablement un pendentif. Oui, une sorte de petit carré avec quelque chose gravé dedans. Il passa distraitement son pouce dessus, cherchant à distinguer ce que c'était.
«Il voulait absolument te faire un cadeau. Il voulait te faire un dessin au début, mais..., bref. Alors il t'a fait ça, à la place. C'est pour te rendre heureux, apparemment.»
[justify]Le rendre heureux, hein? Il passa encore une fois ses doigts sur le petit carré en terre cuite, puis ses lèvres s'étirèrent quand il comprit ce que c'était.
Un sourire.
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«Ralentis! Migueeel!
-Si t'avais pas mis trois cent mille heures à finir tes céréales, on en serait pas là!
Blame yourself.-Tu sais que je suis nul en anglais? marmonna Alejandro en tentant de suivre le rythme que lui imposait son ami sans tomber.
-Ça veut dire 'si tu savais comme tu es lent, Alejo, tu te jetterais du haut d'un pont'.
-Bien sûr. Ralentis, je vais tomber!»
Miguel s'arrêta brusquement, sans lâcher sa main pour autant, et il n'eut d'autre choix que de lui rentrer dedans plus ou moins brutalement. Il lança un regard noir là où il imaginait que se trouvait son visage et fut entrainé de nouveau derrière lui, pestant dans le vide.
«On est même pas en retard! On met cinq minutes à y aller, sérieux, te fous pas de moi!
-Vaut mieux être en avance qu'en retard. Attention, on traverse.»
Le jeune homme poussa un soupir et laissa son ami le guider à travers les rues. Au début, ses parents avaient voulu qu'il aille dans une école spécialisée : mais en plus d'être extrêmement loin d'ici, cette école ne plaisait absolument pas à Alejandro. Il ne voulait pas aller dans un endroit spécialisé, ne voulait pas d'un chien, ni d'une canne, ni des rendez-vous réguliers chez le psychologue auquel il ne pouvait visiblement pas échapper. Il voulait vivre normalement, garder un rythme de vie normal, se débrouiller par lui-même. Sans accepter de se rendre compte que, à présent, c'était impossible. Il ne demandait pas grand chose, non?
«Tiens, on s'arrête là. J'ai un truc à te donner.
-C'est la journée des cadeaux, c'est ça? soupira Alejandro en s'appuyant contre le mur derrière lui.
On avait beau dire, à force de toujours refaire les même trajets, on apprenait à se repérer. Son lycée, il pouvait déambuler à l'intérieur sans problème. Et là, il était presque sûr qu'ils étaient dans le Hall, près de l'entrée. Les bruits, les odeurs..., quand on ne voyait pas, tout ça devenait familier et aussi parlant qu'une indication écrite pour n'importe qui d'autre. Les voix remplaçaient les visages. Tout se retrouvait amplifié, dans le noir.
«Tiens! Je sais pas vraiment si tu vas aimer, si ça va te servir ou quoi, mais bon... Ça m'a pris du temps, en tout cas!»
Miguel saisit sa main et posa quelque chose dedans. Alejo la referma sur l'objet familier et agréablement frais, puis se mit à rire.
«C'est mon Mp4? Imbécile, tu peux pas m'offrir quelque chose que je t'ai prêté...
-De un j'ai dit que j'avais 'un truc à te donner', pas à t'offrir, de deux si tu me laissais t'expliquer tu comprendrais mieux. Allez, mets ça sur ta tête.»
Son précieux lecteur lui fut volé à nouveau, et il se contenta de mettre le casque qu'on lui tendait sur sa tête après un haussement d'épaules perplexe. Au bout de quelques secondes il entendit le crépitement caractéristique des enregistrements dans ses oreilles, et se concentra sur ce qu'il entendait. Il s'attendait à un message stupide de son ami aux cheveux noirs, mais à la place il entendit des phrases qui lui semblaient familières. Il ne fallut pas plus de quelques instants avant que son visage ne s'illumine et qu'il ne retire le casque, visiblement ravi.
«T'as tout enregistré?
-Ouais.
-Mais ça a dû te prendre vachement de temps!
-Tu avais dit que ça te manquait, alors... Je comptais te l'offrir pour ton anniversaire, mais aujourd'hui c'est pas plus mal. Content? Oh, je te préviens : des fois c'est pas très clair, et j'ai dû faire des commentaires de temps en temps. Mais, bon.»
Alejandro sourit à nouveau et tendit ses bras en avant, passant ses bras autour du cou de Miguel dans l'optique évidente de l'étouffer. Son ami protesta vaguement, mais il put presque voir son sourire quand il le lâcha. Ça se devinait au ton de sa voix, tout simplement. Ou peut-être qu'il se faisait juste des idées. Peu importe. Son psy lui avait conseillé de ne pas être aussi méfiant, et d'accepter que tout le monde ne voulait pas absolument lui mentir et le tromper à tout bout de champ ; plus facile à dire qu'à faire. Il ne pouvait pas vérifier. Ça aurait été affreux, comme situation, si ç'avait été temporaire. Lui, c'était permanent. C'était encore pire. Pas de 'c'est bientôt fini' ni de 'bientôt ce sera différent'. Il ne verrait plus que du noir, et il devait l'accepter. Encore une fois, plus facile à dire qu'à faire.
«Évidemment que ça me plait! Sérieux, merci.
-Si tu veux lire autre chose que ce que je t'ai enregistré, maintenant, tu vas devoir apprendre le braille. Tu devrais y penser, mec. 'Sérieux'.»
Le visage d'Alejandro s'assombrit sensiblement, et il tendit sa main devant lui pour qu'il y pose son MP4. Il fit glisser le casque sur son cou, et lui répondit par une grimace ennuyée.
«J'y penserais.
-Ça fait deux ans que t'y penses...
-
Blame yourself, grommela l'adolescent en replaçant correctement son sac sur son épaule.
-Tu sais que ça a aucun rapport, hein?»
Alejandro se redressa, quittant le support rassurant du mur, et s'élança dans le vide. Par là, normalement, il devrait vite trouver la porte menant aux salles de classes. Il se retourna en entendant son ami le suivre, et le fusilla du regard. Enfin, fusilla le vide du regard. Comment était-il censé savoir exactement où il était? Fais chier. C'était trop compliqué, trop fatiguant. Trop de bruit, ici. Partout.
«Oh, au contraire! Ça a un rapport énorme. Deux ans, c'est peu pour un type aussi lent que moi. T'en fais pas, je me jette du haut d'un pont dès que je sors de cours.
-T'es lourd. Et on a pas cours cette heure-ci, tu te souviens?
-... Attends, tu m'as fait courir pour rien?
-Moi? Jamais! Allez viens, on va au Parc. J'ai un ballon, si tu veux.»
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«Ce qui est drôle c'est qu'en fait, la dernière chose que j'ai vue c'est une voiture. Une voiture. C'est bête, franchement. Si j'avais pu choisir j'aurais préféré voir des personnes que j'aime, ou même une belle image, je sais pas. Mais une voiture? Personne voudrait voir ça. Le pire c'est qu'au bout de deux ans, j'ai du mal à me souvenir exactement comment c'est, voir. Vous savez, dans un monde meilleur, je tombe sur le trottoir et la voiture passe juste devant moi. Je la vois hyper clairement : elle passe à fond, elle klaxonne histoire de marquer le coup et moi je me relève avec un genoux égratigné. Mais non, évidemment. Dans mon enfer personnel -affectueusement surnommé 'réalité'- je regarde ni à droite, ni à gauche et je cours comme un crétin. J'en rêve souvent, si ça vous intéresse. J'aimerais bien m'arrêter, mais je peux pas, c'est comme ça : je me fais renverser. Je me souviens pas de grand chose, à part le bruit et le choc. Je me souviens surtout que quand je me suis réveillé, le lendemain, j'avais des bandages sur les yeux et mal absolument partout. Les bras, les jambes, la poitrine, partout. C'était horrible. Y'avait ma mère, mon père, sans doute mes frères aussi. Miguel est venu me voir après, quand ils étaient parti. Il est resté là, sans rien dire. Il s'est juste excusé. Comme si c'était sa faute, hein? Je pense qu'il pensait vraiment que c'était sa faute, et moi aussi je devais penser que c'était sa faute. Parce que c'était après lui que je courrais, pas après le dernier des inconnus. C'était aussi la faute du conducteur. Et d'à peu près tout le monde sur terre, moi y compris. Et puis après, le docteur a dit que je reverrais jamais. Aussi simple que ça. Avec ou sans bandage, tout était aussi noir. Ça l'est toujours, depuis.
Et puis là, c'est le cauchemar qui commence. Tout le monde vous demande si ça va, tout le monde veut vous aider, vous pouvez plus rien faire tout seul. Ni monter les escaliers, ni les descendre, ni marcher dans la rue, ni vous servir à manger, ni vous habiller, ni aller en cours, ni rien. C'est insupportable. Il faut tout réapprendre, se concentrer sans arrêt, faire attention où on met les pieds, apprendre à marcher sans avoir l'air d'un parfait crétin parce que vous avez peur de tomber. C'est difficile. Ça l'est toujours. Ça le sera toujours, à priori. L'avantage, c'est que tout le monde fait attention à moi, maintenant. Adrián attend que Miguel soit venu me chercher pour partir, le matin. Dès que je veux aller quelque part en ville, Miguel m'y emmène. Mes parents sont plus sympa avec moi. Parce que je suis aveugle. Je préfèrerais ne plus l'être, franchement. Mais ça paraît évident, non?»
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«Il fait bon, c'est agréable.
-Ouais.»
Alejandro continua de faire rebondir le ballon sur son pied tout en essayant de ne pas le faire tomber. Le tout était de ne perdre ni le ballon, ni l'équilibre, ni l'endroit où s'était assis son ami aux cheveux noirs. Quand il en eut assez il le laissa retomber au sol et le stoppa sous son pied pour l'empêcher de bouger. Après quoi il fit quelques pas incertains devant lui et attrapa la main qu'on lui tendait pour s'assoir. Étant donné que cet idiot avait eu la bonne idée de s'installer au pied d'un arbre, il n'avait aucune envie de se cogner la tête contre le tronc. Ils restèrent un moment sans rien dire avant que Miguel ne prenne la parole.
«Je sais pas comment tu fais. Je pourrais pas, moi.
-Eh bah j'ai pas tellement le choix, tu te souviens? Et puis tu vois, toi, alors pas besoin de penser à ça.
-J'aurais pu l'être, répondit Miguel dans un soupir. Ça fait deux ans pile, aujourd'hui.
-Peut-être.»
Sûrement. Il n'avait pas tenu le compte des jours, mais il faisait à peu près aussi chaud que ça, l'après-midi où il avait été percuté. Ça, il s'en souvenait parfaitement. Chaud et sec. Pas une goutte de pluie à l'horizon. La route n'était même pas glissante.
«T'en parles jamais. Tu regrettes pas ce que t'as fait, des fois?
-Quoi? Traverser sans regarder?
-Si tu avais été moins stupide et avait pas piqué une crise, trancha-t-il d'un ton sec, tu verrais toujours. On sait très bien que c'est ma faute.»
Le silence retomba aussi brusquement qu'il s'était évaporé, et Alejandro crispa sans vraiment s'en rendre compte ses doigts dans l'herbe sèche. Ça faisait deux ans, il était vraiment temps de passer à autre chose. D'oublier. De reprendre sa vie comme il le pouvait, que tout le monde reprenne sa vie, oublie ce qui s'était passé. Mais plus il s'obstinait à dire qu'il n'était pas handicapé, plus il essayait de se dire qu'il reverrait un jour, plus il faisait souffrir les autres autour de lui. Ils avaient besoin de passer à autre chose, eux aussi, il s'en rendait bien compte. Mais qu'était-il censé faire? Il ne pouvait pas revenir dans le passé. Non, il n'y avait aucun moyen de revenir en arrière. Aucun moyen de s'enfuir non plus.
«Ce qui est fait est fait, répondit maladroitement Alejandro, les yeux dans le vague, devant lui.
-Excuse moi de me sentir coupable, rétorqua Miguel, mais j'y peux rien. C'est pas toi qui t'a vu te faire renverser.
-Non, moi je me suis fait renverser. On peut pas tout avoir. Pourquoi t'en parles, d'un coup? Ça fait longtemps.»
'Parce que ça fait deux ans tout pile', sûrement. Il connaissait son meilleur ami par cœur ; parfois, il ne savait même pas pourquoi il lui posait certaines questions. Il connaissait déjà les réponses, de toute façon.
«Pas encore assez, faut croire.
-Au moins, grâce à ça, t'es toujours là. Faut voir le bon côté des choses.
-T'es stupide. Ça a rien à voir. Si j'avais déménagé, on se serait envoyé des lettres et on se serait vus régulièrement. Là, je suis là mais t'es aveugle. Tu sais bien que j'ai raison.»
Hm. Alejandro se déplaça quelque peu et s'allongea dans l'herbe, à côté de son ami. Il ferma les yeux pour ne pas risquer de regarder le soleil, et s'amusa à arracher les brins d'herbes qui avaient le malheur d'être à côté de lui.
«C'est peut-être plus juste comme ça. On peut pas tout avoir.
-Arrête, tu penses même pas ce que tu dis, trancha Miguel d'un ton sec. Des amis, on s'en refait. Là, t'es amputé de ta vue. C'est beaucoup plus grave.
-Je sais, mais...
-Allez viens, on va vraiment être en retard si on y va pas.»
Alejandro laissa son ami l'aider à se redresser sans rien dire, et s'épousseta vaguement pour essayer d'enlever d'éventuels brins d'herbes coincés dans ses vêtements. Il saisit le sac qu'il plaqua contre lui, et passa la lanière par-dessus son épaule.
«Bien sûr que je préfèrerais voir, répondit distraitement Alejandro, plongé dans ses pensées.
-Je comprends, mais...
-Non, tu comprends pas! Personne comprend!»
Alejandro dégagea violemment son bras de l'emprise de Miguel et fit quelques pas en arrière, sans se soucier de ce qui pouvait bien se trouver là. S'il se souvenait bien, de toute façon, il ne devait rien y avoir. Avec un peu de chance. S'il ne se trompait pas.
«Tu peux pas comprendre, t'es pas à ma place!»
Miguel observa un silence aussi respectueux que douloureux aux yeux de son ami. Parce que quand il se taisait, c'était exactement comme s'il disparaissait de son horizon, de sa vie. S'il se taisait, il ne savait pas s'il était là, où il était, ce qu'il pensait, l'expression de son visage, sa position, s'il le regardait ou non. Il n'existait plus, s'il ne parlait pas. Quand tout le monde se taisait, c'était exactement comme s'il était enfermé dans une pièce vide.
«J'ai pas fait exprès de me faire renverser, ajouta-t-il comme pour se faire excuser. Je voulais pas. Je savais pas que j'allais être amputé de la vue, mais je pensais pas que ça pourrait être pire qu'être amputé de toi! Désolé de m'être trompé, vraiment!»
Alejandro inspira brutalement et fut pris d'une violente quinte de toux. C'était nul, nul, nul. Il détestait sa vie, il la détestait vraiment. C'était injuste.
Il sentit une main tapoter doucement son dos et reprit petit à petit sa respiration, essuyant maladroitement les larmes qui avaient perlés au coin de ses yeux. Miguel saisit sa main gauche dans la sienne et la serra fermement, sans lui faire vraiment mal pour autant.
«D'accord. Je suis là, tu le sens bien, non? Je te lâche pas. Tes parents non plus, ils te lâchent pas. Adrián non plus. Même Vicente et Juan, ils te lâchent pas. Alors fais pas comme si t'étais tout seul.»
Sûrement, oui. Mais lui, il voulait revoir. Pas avoir des personnes pour l'aider, il voulait voir. Avec ses yeux. Il en avait marre d'être dans le noir, c'était oppressant. Il n'avait jamais aimé le noir. Il ne l'aimerait jamais.
«Okay, Alejo. Écoute. On va pas en cours aujourd'hui, d'accord? Toi tu bouges pas de là, moi je vais prévenir mon père, il dira sûrement pas non. Après on ira faire je sais pas quoi, mais en tout cas on va te changer les idées. Bouge pas, hein!»
Et déjà, il était parti. Sans lui demander son avis, sans vraiment attendre qu'il lui confirme qu'il ne bougerait pas non plus. Il entendait ses pas s'éloigner -sûrement courait-il, il n'en était pas sûr- et s'amenuiser au fil des secondes, jusqu'à ce qu'il n'entende plus que le bruit des feuilles qui s'agitaient dans le vent. Il était comme ça, Miguel. Il faisait toujours tout au mieux.
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«Je suis assez, euhm..., exclusif, comme personne. J'ai du mal à partager mes amis et ma famille, je crois. Ou alors j'ai besoin d'attention. C'est pas à moi de dire ça, de toute façon. Enfin, bref. Miguel, c'est la personne que je dois connaître le mieux au monde. On a le même âge, les même centres d'intérêt, on a pas besoin de se faire des secrets parce qu'on a pas peur de la réaction de l'autre. C'est mon meilleur ami, je suis le sien. Voilà. Mes parents c'est mes parents, pas mes amis : c'est carrément différent. Et puis mes frères, je suis moins proche d'eux. On s'entend bien, mais ils font leurs trucs et je fais les miens, c'est normal. Donc quand Miguel m'a dit qu'il déménageait, je l'ai pas vraiment cru. C'était une mauvaise blague, rien d'autre. Mais non, évidemment, c'en était pas une. Son père avait envie d'aller vivre ailleurs, il avait le droit, d'accord. Mais je voulais pas que Miguel parte. Il avait pas l'air super content non plus, remarque. Mais qu'est-ce qu'il pouvait dire? On avait treize ans, pas dix-huit. Il avait pas le choix, ni lui ni sa sœur avaient leur mot à dire. Il me l'a annoncé comme ça, une semaine avant. 'Je vais déménager'. C'était d'un dramatique, digne d'un film, je vous jure.
J'ai exagéré, comme d'habitude. Je le voyais déjà dans le pays le plus éloigné du monde, là où on pourrait ni se téléphoner ni s'envoyer de lettres, je sais pas. J'ai pas vraiment su faire la part des choses, comme on dit. Je voulais pas qu'il s'en aille, je me suis braqué là-dessus et j'ai fait comme si. Comme si il partirait jamais, comme si j'avais oublié ou qu'il me l'avait jamais dit. On sait jamais, hein : peut-être que ça l'empêcherait de partir, ou n'importe quoi dans ce goût là. C'était pas si dramatique, finalement, quand j'y repense. Il allait même pas très loin. Mais bon, sur le moment, on réfléchit pas à ce genre de choses. Et puis le jour du déménagement est venu, je suis resté enfermé dans ma chambre. Il est venu me dire au-revoir, mais je l'ai ignoré. Je suis même pas sorti dans l'entrée. Je l'ai vu repartir par la fenêtre de ma chambre, mais j'ai pas bougé. Enfin au début, en tout cas. Après j'ai regretté, bien sûr. J'ai passé deux minutes à me demander quoi faire, et finalement je suis sorti. J'avais peur qu'il soit déjà parti, alors j'ai couru. Il habite vraiment pas loin de chez moi, vous savez? Quelques rues à traverser, trois fois rien. Mais faut faire attention, parce que y'a pas mal de passage par là. Je l'ai vu monter dans sa voiture, j'ai voulu accélérer sur les derniers mètres. Je l'ai appelé pour lui faire signe d'attendre, il s'est retourné. Il avait l'air plutôt soulagé, j'imagine.
La seconde d'après, j'ai entendu un crissement de pneus. Et je me suis arrêté, comme n'importe quel imbécile l'aurait fait. Je me suis tourné vers la voiture, et après, le trou noir. Plus rien. Digne d'un film. Fait divers. Et vous vous rendez compte que même si votre monde s'écroule, celui des autres continue de tourner tranquillement. Y'a que vous qui avez été renversé. C'est peut-être ça, le pire. De se sentir seul et de se dire que c'est de sa faute. Peut-être bien, oui. Je sais pas.»
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Bouges pas, bouges pas... Il en avait de belles, lui. Alejandro se concentra sur les bruits autour de lui, et appuya sur un petit bouton sur le côté de sa montre. C'était pratique, comme bidule : elle lui donnait l'heure à voix haute. Ça lui aurait pas servi à grand chose d'en avoir une, autrement. Ça faisait bien dix minutes qu'il était parti, et toujours aucun signe de lui. Il sorti son portable de sa poche et composa le numéro de sa messagerie vocale. On sait jamais, il aurait pu rater un appel. Apparemment pas. Il le rangea dans la poche de son jean d'un geste agacé et repassa son sac par-dessus son épaule. Peut-être que son père l'avait forcé à retourner en cours? Hm, non. Il l'aurait laissé aller le chercher, quand même.
Bon. Tant pis. Alejo passa une main nerveuse dans ses cheveux bruns et tenta de se représenter le plan du Parc, comme il le faisait à chaque fois qu'il voulait se retrouver dans un endroit. Il fit quelques pas en avant, puis pris de l'assurance. Il connaissait cette partie de la ville, il devrait y arriver. Il poussa un petit soupir soulagé quand l'herbe laissa place au trottoir sous ses pieds, et il tourna sur sa droite, faisant bien attention à en pas aller sur la route. Il n'aurait plus manqué qu'il se fasse renverser, n'est-ce pas? Il continua sur une centaine de mètres avant que son épaule ne rencontre plus ou moins agréablement un panneau de signalisation. Il entendit quelqu'un rire sur sa gauche mais ne répondit rien, se contentant de serrer les dents. D'accord. Il devait être arrivé au panneau de limitation de vitesse, là. S'il voulait aller vers chez Miguel, il fallait traverser. Pour ça, il allait falloir qu'il demande de l'aide à quelqu'un : impossible de traverser seul, trop dangereux. Comme pour confirmer ses craintes, une voiture passa juste devant lui et lui arracha un désagréable haut le coeur. Demander à quelqu'un, demander à quelqu'un... Sinon, il pouvait aussi continuer tout droit. Il devait y avoir un autre chemin pour y aller, s'il se souvenait bien.
Il resta un instant à se demander quoi faire avant que son incertitude ne le force à choisir. Il aurait eu l'air ridicule, de toute façon, s'il avait demandé de l'aide. Et puis il pouvait très bien se débrouiller tout seul. Il continua d'avancer à pas incertains, les doigts serrés sur la lanière de son sac. Il entendit plusieurs personnes lui demander de faire attention où il marchait, mais essaya de les ignorer au mieux. Au début, il s'était imaginé un petit animal pour le guider, chez lui. Mais finalement, même lui n'avait pas pu l'aider. La cécité l'avait rendu presque paranoïaque sur certains points, il en avait bien conscience : mais rien à faire, il ne parvenait pas à faire totalement confiance aux autres. Et où était passé Miguel, bon sang?
Au bout de quelques minutes de marche, il dû se rendre à l'évidence : il était perdu. Le bruit s'était atténué, il y avait sûrement moins de voitures et de passants. Il ne se souvenait pas de cet endroit, en tout cas. Son portable sonna dans sa poche et il l'attrapa fébrilement dans sa main droite, priant pour ne pas se tromper de bouton pour prendre l'appel.
«Miguel?
-'tain Alejo, t'es passé où? Je t'avais dit d'attendre!
-T'étais long, je pensais que... Je connais le chemin, alors...
-Okay, c'est pas grave. T'es où?»
Alejandro faillit rire, mais se retint juste à temps.
«J'en ai aucune idée. Je suis parti tout droit au panneau, et après...
-Restes en ligne, je vais essayer de te retrouver. Essaye de trouver un endroit où je pourrais te voir, en attendant.»
Le jeune homme garda son portable contre son oreille et tendit sa main droite dans le vide, luttant contre la gêne et la honte qui l'envahissait à l'idée de passer pour un idiot. Il fit quelques pas sur sa droite, là où il imaginait qu'il devait y avoir des boutiques ou des maisons, et ses doigts effleurèrent quelque chose. De la pierre. Et du bois. Une porte?
«Miguel? Je suis près d'une grande porte en bois. Ça doit être une vieille maison.
-T'es sûr? C'est peut-être l'Église? T'es allé vachement loin, alors! Bah écoute, essaye de trouver quelqu'un pour te dire où t'es, tu veux bien?»
Il était marrant, lui... Il écarta le combiné de son visage et se racla la gorge.
«Excusez moi? Est-ce qu'il y a quelqu'un?»
Rien. Rien du tout. Une voiture qui passe, peut-être. Mais personne pour lui répondre.
«Y'a personne, Miguel. Je vais rentrer, pour voir. Tu raccroches pas, hein?
-Tu me payeras ce que tu m'as coûté, mais je raccroche pas.»
Alejandro reprit le portable dans sa main et appuya sur la poignée, ouvrant la porte avec son épaule. Peut-être l'Église, oui. Il y en avait plusieurs, là où il habitait : il lui semblait bien qu'il y en avait une par là, oui. Plus petite que la principale. En tout cas, c'était ouvert : il trouverait bien quelqu'un pour l'aider. Une fois qu'il fut rentré la porte se referma sinistrement derrière lui, et il remit le portable à son oreille. Des crépitements, et plus de Miguel. Super. Ça devait pas capter, ici.
Où qu'il soit, d'ailleurs.