XVI siècle, ère élisabéthaine, Londres. May est venue au monde sans cris, sans pleurs. Elle est sortie, simplement, doucement, sans déchirer sa mère, sans lui arracher de larmes. Malgré les fessées de l'accoucheuse et les secousses du père, aucun son ne sortit de sa bouche. Longtemps on l'a crue muette.
Longtemps on l'a cru retardée. « Spéciale » préférait dire la mère. Parce qu'elle ne parlait pas, parce qu'elle ne pleurait pas, ne riait pas, ne s'attachait pas, ne semblait pas comprendre. Ses grands yeux clairs semblaient comme voilés, pas tout à fait là, pas tout à fait perdus, comme tournés vers l'intérieur.
"Comme ce monde est laid..."
Jusqu'au jour où sa voix résonne, pour la première fois. A l'âge de cinq ans, à table, naturellement, comme si elle avait toujours parlé, comme si c'était normal, elle ouvre la bouche pour dire
"non"
D'un petit geste de la main, elle refuse de manger un plat qu'elle n'aime pas. La mère, surprise, crie au miracle, en avertit le père. Il s'en réjouit, un peu, sans excès, avant de lui fourrer un brocolis de force dans la bouche. Ces premiers mots étaient un refus et on lui cloua le bec sans autre forme de procès.
"Comme ce monde est dur..."
Alors May ne refuse plus jamais rien, et s'en retourne s'isoler à l'intérieur d'elle-même, revenant parfois à la réalité pour dire quelques mots, souvent détachés, parfois désagréables ou décousus et s'en retourner aussitôt.
Issue de la bourgeoisie Londonienne,
Elle passe son enfance dans la riche demeure familiale, où pendant quinze années interminables, professeurs et éducateurs se succèdent pour l'instruire, la civiliser, la former à son futur statut de femme. May apprend les bonnes manières, à s'occuper d'un mari, entretenir une maison, élever un enfant, se tenir en société. On lui apprend à se contrôler, à faire semblant, à obéir. On lui apprend surtout à se taire.
"Comme ce monde est chiant..."
Mais entre deux cours forts ennuyeux, elle peut souffler grâce aux visites de son Oncle. L'oncle Marcel, un grand homme sec aux grosses moustaches. Un ancien soldat brisé par la guerre qui, malgré ses septante années bien vécues, se tient toujours fièrement debout. Marcel possède une grosse fortune qu'il dépense sans compter depuis des années au poker et dans les courses de chevaux. L'humour ravageur et son œil coquin choquait souvent les assemblées hautaines mais ravit la petite May qui idolâtre cet homme qui n'a peur de rien. Comme lui, elle rêve de refuser avec autant d'habilité et d'adresse, comme lui, elle rêve pouvoir fumer des cigarettes avec autant d'élégance, comme lui, elle rêve de respirer la joie de vivre et d'avoir une répartie ravageuse, comme lui, elle rêve de parier une fortune et de tout perdre et puis d'en rire aux éclats comme si tout allait bien. Mais elle est une fille, et les filles n'ont pas le droit d'être drôle, n'ont pas le droit de répondre, n'ont pas le droit d'être fière et encore moins de fumer et de parier.
"Comme ce monde est injuste..."
A seize ans son père lui présente son futur mari. Un vieil aristocrate lubrique qui transpire l'alcool et empeste le cigare. Elle ne le trouve ni laid, ni puant, ni dégouttant. Elle n'a pas d'avis. Ou elle préfère ne pas le donner. Elle baisse la tête comme on lui a appris et elle se tait.
"Eeerk..."
Ils se marient après deux rencontres fugaces. La nuit de noce est un véritable calvaire pour la jeune femme. Mais elle se tait. Pendant une année, May se comporte comme une épouse modèle, obéissante et réponds aux attentes de tous, comblant d'honneur son mari et sa famille. Et May accomplit ses taches, robotisées, totalement détachées de toutes émotions, d'envies ou d’intérêts, sans éclat, sans âme. Son mari la sort dans la grande société, l'emmène partout à son bras, dans les bals et les réunions d'affaires. Fière de sa jolie plante parfaite, il expose sa poupée silencieuse au monde comme un trophée avec orgueil et arrogance. Depuis le mariage, l'Oncle Marcel ne lui rends plus visite, un jour il ne donne plus de nouvelles, il disparait simplement de la surface de la terre. Certains disent qu'il est mort, d'autre qu'il à fuit le pays, coursé par ses créanciers. May espère qu'il débarque un jour avec fracas dans sa demeure et la fasse rire, comme autrefois.
C'est lors d'un repas d'affaires que May rencontre Nora. Nora, juste Nora, une courtisane magnifique et ravagée par le temps et les coups durs. Par pitié ou pour se divertir, elle se met en tête de décoincer la petite May, de la sortir de son univers et d'en faire une femme de poigne et de poids. May reconnait en Nora cette étincelle qui animait son Oncle Marcel alors elle s'attache, elle la suit. Elle a 17 ans lorsqu'elle découvre les plaisirs qui lui avaient depuis toujours été interdits. Les secrets de la nuit, les sorties, les rencontres éphémères, la musique et les grosses chanteuses d'opéra, le théâtre et les pièces de Shakespeare, le poker, la cigarette.
"Comme ce monde là est lumineux, exaltant!"
Le sentiment de liberté que lui offre Nora lui est devenu indispensable. Enfin, elle se sentait vivre.
Quelques semaines d'exaltation et d'épanouissement mais à quel prix...
Rapidement, des rumeurs amères et injurieuses arrivent jusqu'au oreilles du mari qui, humilié de la réputation de son épouse, l'enferme dans la résidence, l'interdisant d'en sortir et de revoir Nora. Cadenassée à nouveau entre de riches murs, l'oisillon recommence à errer dans sa prison dorée, comme un fantôme, perdue dans ses pensées.
Elle tombe enceinte à l'âge de 19 ans. D'une ravissante petite fille que son mari nomma Éléonore en souvenir de sa vieille mère cancéreuse. May s'occupe de cet enfant comme d'un étranger. Elle n'en pense rien, n'éprouve rien. Elle est incapable d'aimer son propre enfant. Seulement un sentiment d'exaspération qui grandit un peu chaque jour. Elle ne supporte pas les cris du nourrisson, ses pleurs, se sent incapable de combler ses besoins et ses attentes.
"Comme ce monde est bruyant!"
Un an plus tard, les affaires vont au plus mal.Le mari croule sous les dettes, ne trouve d'autre solution que de noyer ses soucis dans l'alcool. Il s'écroule un soir au pieds de May qui le regarde mourir sans réagir alors qu'il lui hurle de lui venir en aide.
"Tu l'auras mérité, pourriture..."
Elle ferme à clefs toutes les portes de la demeure et se taire chez elle comme un petit animal fou, totalement effrayée. Elle ne sait pas quoi faire du cadavre, elle ne sait pas quoi faire d'elle-même, elle n'a jamais appris.
Deux semaines durant May reste près du corps de son mari qui commence à sentir la pourriture. Les mouches envahissent la maison de toute part. Mais May reste cloitrée chez elle, la folie et la perdition la gagnant doucement.
Il y a juste assez de nourriture et de vin dans les réserves du viel aristocrate pour trois semaines et au bout d'un mois, la faim commence à déchirer les entrailles de la jeune femme, elle se met en quêtes de restes de nourriture. Elle monte à l'étage et tombe sur la chambre d’Éléonore. Elle se souvient alors qu'elle avait un enfant. Pourquoi avait elle oublié?
"Comment ai-je pu oublier..."
Une brève lueur d'inquiétude traverse son visage et elle se précipite vers Éléonore. Le corps de la gamine n'est pas là. "Où est-elle? Où est mon enfant?" Elle cherche avec ardeur et frénésie dans toute la maison, dans le parc qui leur sert de jardin, dans le petit lac derrière la maison, dans les placards, partout sans le moindre résultats. Éléonore n'est pas dans la maison...
May, pour la première fois de sa vie, à l'estomac retourné. Pour la première fois de sa vie, elle ne contrôle plus rien. Elle ignore si c'est la douleur de la faim ou des remords. Cette douleur aiguë la brûle si fort qu'elle laisse un long cri rauque et déchirant s'échapper de sa gorge, vomissant les années de restrictions, de frustrations et de colère amassées depuis sa naissance, May, ce jour là, affirme son premier cris.
Et c'est un être perdu, difforme et déboussolé qui vint au monde. Affolée, la gorge serrée de nouvelles émotions, elle court à travers les couloirs de la résidence, elle tâtonne les portes qu'elle avaient scellées, rampe sur les tapis aux couleurs criardes pour finalement tomber dans l'inconscience. Un long cauchemar peuplés de souvenirs...
"Quel monstre suis-je devenue..."
Elle se réveille quelque jours plus tard.Le corps vidé et fatigué, les souvenirs et les pensées embrouillées. Elle se relève difficilement.
"Où suis-je..." Elle est toujours dans son couloir mais une atmosphère lourde et étouffante la terrasse. Il fait étrangement sombre et les murs semblent plus étroits.
Elle se lève doucement. Elle avance dans le couloir, ses pas rythmés des froissements de sa robe et des os et des muscles encore endoloris. Elle s'accroche aux poignées pour ne pas tomber. Quand une porte s'ouvre doucement face à elle, sans un bruit. May traverse rapidement le couloir en titubant, entre sans hésitation et la porte se referme, silencieusement, sur la jeune femme...
"Éléonore, mon Éléonore".