Amusant jusqu'à la Lie
Solo
es yeux fermés, Halloween entendit un bruit de porte claquée qui le fit grimacer de manière Presque imperceptible. Eh ? Il serait rentré dans une habitation ? C’était assez inhabituel. L’esprit rouvrit ses yeux d’un orange violent et stabilisa son vol, reprenant une position verticale plus digne – et surtout, plus ouverte à l’examen de son entourage proche – que la précédente, en dérivation hasardeuse sur le dos, bras et jambes croisés comme s’il ne faisait que se reposer dans un confortable hamac. Halloween ne crachait pas sur le bullage. Enfin.
Minute minute. Il avait entendu la porte
claquer ? Voilà qui était inhabituel. Qui l’avait refermée à son passage ? Sûrement pas lui. Et d’ailleurs, c’était logique, venant d’une entité qui n’avait jamais ouvert ou fermé une banale porte de sa vie pour la pure et simple raison qu’il passait son temps à
traverser les objets solides comme s’il ne s’agissait que d’ombres projetées sur la réalité. Et d’ailleurs, c’était un peu comme ça qu’il les voyait. Même si traverser les humains était un peu différent : en effet, il avait pris l’habitude d’effectuer cette petite intrusion dans les êtres dont il n’arrivait pas à appréhender les peurs, de manière à pouvoir les cerner avec facilité. Oui, il était un peu paresseux ; il aimait bien que les choses viennent à lui sans qu’il ait besoin de les chercher. Chercher était ennuyeux, et il passait la moitié de sa vie à s’ennuyer, c’était bien suffisant.
Bref. En tout cas, s’il avait entendu la porte claquer, c’était que quelqu’un était entré ou sorti en même temps que lui. Secouant un peu ses amples manches dans lesquelles disparaissaient entièrement ses mains, Halloween tourna son regard vers la porte en question, pour constater qu’il était parfaitement seul sur place. Ah, tiens. Sans doute une mère de famille sortie à la recherche de ses adolescents, ou alors un de ceux-ci courant au-dehors rejoindre ses amis sans savoir ce qui l’attendait lorsque l’esprit de la fête qu’il célébrait lui tomberait dessus. Pour se nourrir de sa peur comme de la plus savoureuse des sucreries. Il aimait bien les frissons et les tremblements du cœur des jeunes gens, ils étaient encore plus délectables que ceux des adultes, ceux qui affectaient n’avoir peur de rien. Aha, qu’ils étaient drôles ~
Bon, il s’égarait. Quoi qu’il en soit, Halloween n’avait pas l’intention de rester ici – il jeta un regard autour de lui – quand bien même il s’agissait d’une bien belle demeure. Tiens, au fait, il y avait encore des lieux comme celui-ci au XXIéme siècle ? Etrange, il aurait juré qu’ils n’étaient plus utilisés depuis belle lurette… quoi que. En tout cas, l’esprit frappeur était encore trop enjoué par la fête qu’il animait au-dehors pour se faire la réflexion qu’il était parfaitement impossible qu’un tel endroit se trouve dans le village où il voletait précédemment. Quand on n’a à se préoccuper de rien dans la vie, on en oublie de faire attention à des détails pouvant se révéler essentiels.
Pour sa part, Halloween, après avoir fait un rapide tour du paysage qu’il jugea trop peu distrayant comparé à ce qui l’attendait encore dehors, se dirigea vers la porte qu’il venait normalement de traverser. Et c’est tout naturellement que l’esprit frappeur en lévitation visa le centre du battant, et non pas la poignée comme tout être humain normalement constitué, par habitude principalement, et parce qu’il avait toujours traversé les objets alors il ne voyait pas pourquoi ça ne serait pas le cas maintenant.
Et donc, il se la prit en pleine figure et glissa à terre pour s’y effondrer comme un paquet de chiffons, impression grandement amplifiée par l’amplitude de ses divers vêtements aux couleurs bariolées.
Le garçon aux mèches couleur de châtaigne trop mûre émergea du tas de tissu ébouriffé, sa capuche se rabattant en arrière dévoilant des oreilles légèrement pointues, mordues par divers accessoires métalliques, et resta littéralement sur le derrière, assis par terre d’un air incrédule sans comprendre ce qui lui était arrivé, le nez endolori par sa rencontre avec le bois. Le premier moment de stupeur passé, une main recouverte d’une mitaine bicolore apparut, jaillissant de sa manche droite pour venir se poser sur son visage meurtri par la première fois de sa vie par autre chose que les coups de perches du Passeur du Styx en colère – celui qui avait l’humour d’une porte de prison. (Oui, Halloween confond aussi fréquemment les expressions humaines. Que voulez-vous.)
Chancelant, le garçon se releva, manquant de se prendre les pieds dans son pantalon trop large. Depuis combien de temps n’avait-il plus été en contact avec le sol ? Un sol autre que les berges bourbeuses du fleuve des morts dans lesquelles il avait l’habitude de barboter lorsque l’inactivité le prenait ? Il ne se souvenait plus. Il n’avait pas une très bonne mémoire de toute façon. Mais bon, quand même. Halloween fusilla la porte du regard : il y avait de l’abus. Bon.
Avec répugnance, l’esprit frappeur posa une main sur la poignée – à la barbare, Seigneur – et la tourna et… il ne se passa rien de rien. Rieeeen ~ Mais c’était quoi cet endroit ?
Hallow’ effectua quelques petits sauts sur place, de plus en plus haut, de plus en plus légers, tout en fronçant les sourcils et frottant son nez meurtri. Ah, non, ça ce n’était pas drôle du tout. Une mine boudeuse apparut sur le visage enfantin de l’incarnation du 31 octobre, qui croisa les bras contre sa poitrine en basculant en arrière, reprenant sa position flottante initiale. Ca n’allait pas du tout. Dans son empressement à manifester son mécontentement par une position appropriée – mais pour qui, là était la question – l’apparition mesura mal son coup et partit en arrière sans retenue – d’ailleurs, il ne fit pas grand effort pour s’arrêter. En effet, qu’il soit projeté contre un objet ou une personne n’avait que peu d’importance, vu qu’il ne faisait que les traverser, non ?
Eh bien non ; Halloween le comprit en rencontrant les escaliers. Il fit un roulé-boulé, curieusement, vers le bas – malgré son orientation – et se retrouva allongé sur les marches la tête en bas – oui, les notions de directions et de passage logique d’une position à une autre n’avaient visiblement que peu de valeur pour lui – les bras en croix reposant mollement sur à ses cotés, prêts à dégringoler, et une expression résignée sur le visage. Eh bien. Ca pleuvait, actuellement – bien sûr, il aurait été ridicule de songer que c’était
uniquement de sa faute à lui s’il se prenait des objets dans la figure depuis son arrivée.
Ahh, il avait mal au nez. Et aux reins, maintenant. Et il avait mal à l’arrière du crâne – si ça se trouve, il allait avoir une bosse, comme les humains. Ce serait drôle. Ou pas.
Alors qu’Halloween gisait telle une loque jetée dans un escalier quelconque, ne manifestant pas l’intention de se redresser pour le moment, se contentant de contempler la vision du hall à l’envers qui s’offrait à lui, un miaulement grave et traînant retentit à ses oreilles. Le garçon ne réagit pas, même lorsque quelque chose de dur et froid se frotta contre sa joue découverte et passa sous sa tête lâchée en arrière entre deux marches, comme désarticulée. Tiens ?
La chose biscornue, tordue, blanche et orange, miaula, et les yeux d’Halloween dérivèrent jusqu’à elle pour poser sur son corps rachitique un regard désabusé. L’animal s’assit sur la marche et bâilla.
Mwaaaaah… Ca fait longtemps que je t’attends. Tu aurais pu te soucier un peu plus de moi.
« C’est quoi ton nom ? »
Sleepy
« Pourquoi t’as une tête de citrouille ? »
Il en avait reconnu le fumet dès la première inspiration : et en effet, l’animal était affublé d’une citrouille d’halloween, aux yeux triangulaires, à la bouche souriante, qui brillait lugubrement grâce à la flamme brûlant en son centre. Pour qualifier le reste de son corps, la première pensée d’Hallow’ fut « sac d’os ». Et en effet, Sleepy n’était rien moins qu’un squelette de chat sur lequel quelqu’un avait cru amusant de coller une citrouille d’halloween. Il sourit, dévoilant des dents luisantes. Lui, il trouvait ça amusant. Sleepy se contenta de hausser ses épaules osseuses, faisant grincer ses articulations.
D’un seul coup, comme un pantin redressé brutalement par les fils qui le font danser, Halloween s’assit, puis se tourna vers le chat.
« Alors ? On est où, ici ? »
Au Pensionnat Interdit. Il est impossible d’en ressortir.
« Oh. » Halloween se tourna vers la porte et esquissa une moue boudeuse, puis demanda à nouveau : « On doit s’ennuyer ici, alors. Ahh.. Ah ! Attend ! Il y a des humains par ici ? »
Sleepy hocha la tête et un grand, un sourire démesuré qu’aucun mortel n’aurait été en mesure d’égaler s’étendit sur le visage à la pâleur mortelle. Sur ces traits enfantins, il était particulièrement effrayant. Mais ce sourire, amusé, exalté, presque fou, il ne pouvait pas le retenir, de même qu’il ne pouvait retenir le rire, ce rire frénétique, désarticulé, hystérique, qui secouait désormais ses membres comme si lui aussi n’était qu’un sac plein d’os sans connections nerveuses, une marionnette dépourvue de chair. D’abord ce ne fut qu’un tremblement étouffé dans les plis de son manteau, puis Halloween renversa la tête en arrière et hurla de rire, sa voix s’élevant dans des aigus qui malgré leur claire appartenance à l’enfance n’avaient plus rien d’innocents. Ou peut-être étaient-ils
trop innocents justement : l’enfant est un être infiniment cruel.
Et Halloween riait, il était secoué en tout sens par ce rire dont lui seul connaissait les raisons, et qui le fit basculer en arrière, dévaler les marches jusqu’au sol dallé de marbre et y rester, les bras en croix, s’esclaffant à en perdre haleine. Sans surprise, Sleepy le regarda faire, attendant que ses tremblements convulsifs cessent. Lorsqu’enfin ce fut le cas, le corps d’Halloween se souleva légèrement, et l’esprit reprit contenance en effectuant une rapide galipette aérienne. Puis il ouvrit les bras et cria à son compagnon :
« Allez viens, Sleepy ! Sors de ton sommeil, suis-moi, et allons répandre toute cette terreur qui nous est propre, amusons-nous ! »
Ca allait être amusant, amusant, amusant, amusant… Il les prendrait au piège dans le noir comme des souriceaux effrayés et il les poursuivrait où qu’ils aillent, puisqu’ils ne pouvaient s’échapper. Et tous en deviendraient malades, malade de peur à en perdre la raison, et finalement cet endroit tout entier se muerait en un gigantesque asile de terreur. Aussi fou que lui l’était.
Ce serait passionnant, passionnant, jusqu’à la lie, insupportable ! Et plus jamais il n’aurait à s’ennuyer, plus jamais ! Lançant un dernier éclat de rire aux échos désagréables, l’esprit frappeur s’engouffra en rase-motte dans l’un des couloirs obscurs du Pensionnat, le chat à tête de citrouille courant derrière lui comme un mauvais présage.