« Quand on tue de grands rêves, il coule beaucoup de sang. »

Et le sien ne s’arrêtait pas depuis son arrivée ici. Du mince sillon au creux de sa sénestre, le carmin lentement ruisselait. Et lui, minutieusement, comptait. Une, deux, trois. Quelques perles de grenat qui se diluaient dans l’ambre d’un jus fruité. Le mélange charmait l’œil, là où il laisserait au palais une sensation surprenante, malsaine. Puis le trait entaillé de chair vira au jais. Des résidus du liquide coagulé, preuve amère et abjecte de son membre à demi-nécrosé. La cuisine était finie, il était l’heure de servir.

L’affreux alchimiste referma la bouteille de verre et la rangea. En évidence parmi les autres boissons, elle semblait clairement la plus rafraichissante, délicieuse. Il était certain, dans un sens, que le lait déjà caillé et l’eau croupie à ses côtés aidait à la comparaison. Comme tout dans cette pièce, en fait. Ekzael exprima d’un rictus son profond sentiment de dégoût pour ce lieu. Sale, négligé, désordonné. Qu’il préférait de loin ces cuisines étincelantes, où volaient les ingrédients en file indienne avant de se ranger dans les armoires, de se poser dans les marmites, de se faire frire au-dessus des feux. Il regrettait aussi ces elfes de maison, créatures serviles qui répondaient à ses désirs spontanés de chocolat, cookies et autres sucreries, contre quelques champignons ou substances moins licites. Sa main se crispa sur sa baguette, sortie inconsciemment. En deux coups de poignets, à l'époque, il aurait fait de cette salle un œuvre d’art, une ode à la gastronomie et au bon goût. Pas pour les autres. Juste pour lui, en l’honneur de son passé perdu.

Mais s’il était là, c’était bien pour le retrouver, ce statut si particulier qu’il possédait dans cette université. Il pansa la plaie de sa paume, d’un bandage noir qu’il avait trouvé dans son armoire – meuble dont il ne s’expliquait pas encore le fonctionnement, mais qui lui plaisait déjà. Au moins, le pansement avait l’élégance de s’accorder avec son gant, de la même couleur, qui cachait son bras gauche jusqu’à l’épaule. Un accessoire qui ne faisait que maquiller à ses yeux la douloureuse erreur commise. Comme si les longues manches de sa chemise, blanche, ne suffisait pas. Qu’il est dur pour l’arrogant d’assumer sa ridicule impatience.

À en croire sa montre à gousset, réglée arbitrairement sur la première horloge croisée, on arrivait au matin. Quelles étaient les chances qu’aucun de ces individus communs ne prenne de ce délicieux jus de fruit ? Il passa une main dans ses cheveux, faisant tinter au passage la douzaine de bracelets métalliques qui ornait son avant-bras malingre. Il souriait déjà à la perspective de son plan établi. Il rinça rapidement la lame aiguisée, habituellement utilisée pour les viandes, qui l’avait aidé dans son forfait.

Méfait accompli.

Comme une rumeur d’une autre époque, d’une autre vie. Un murmure qui lui glaça l’échine sous le poids des souvenirs subconscients qu’il sentait affluer. Comme si on lui susurrait à l’oreille, dans cette salle vide de vie. Il s’interdisait de comprendre. Il objectait cette hypothèse. Mais déjà, il s’en doutait. Il était fou, après tout, cela devait bien arriver un jour. Mais qui s’en souciait ? Qui même pourrait comprendre ? Autant s’intéresser à autre chose. Il était là pour ça ; cette autre chose.

Alors, au temps propice, revint la sentinelle. Cette oiselle qui ce matin se colorait de feu. Mei, hirondelle au service du Joueur. Elle le prévenait de l’arrivé de personnes, peu importe leur nombre, peu importe leur nom, ils arrivaient pour lui servir de jouets, et comptait bien s’en amuser. Et une plume tomba, la seconde depuis son arrivé. Il savait déjà ce qu’elle représentait, il suivait le cycle établi. Mais elle était écarlate, elle s’associait bien avec ses yeux, alors elle prit place dans sa chevelure, avec raffinement.

« Les premiers pas du Bateleur, n’est-ce pas ? Eh bien, attendons notre public. »

Alors il s’installa à la table, désinvolte, et guetta de ses yeux cernés quelle compagnie il aurait ; Quelle victime se présenterait.

Encore un matin difficile.
Difficile comme tous les matins depuis des années et des années, dans la vie de la jeune femme qu'est Adélaïde. Jeune femme narcoleptique au sommeil troublé par moultes dérèglements, par moultes rêves et cauchemars agités. Et pourtant, elle dort comme une masse, comme un loir, et la réveiller sans connaître les bonnes méthodes relèvent encore de l'exploit. Elle même sait qu'il existe une unique personne capable de la sortir de son lourd sommeil sans se prendre une droite, mais cette personne n'est pas ici. Peut être qu'elle est libre. Peut être qu'elle a réussi, qu'elle ne s'est pas faite odieusement piéger par un bâtiment maudit, elle.

Matin difficile où l'ex-étudiante a daigné remettre sommairement sa tignasse noire en place, sans pour autant se prendre le choux à se coiffer des heures durant. Après une douche, sous vêtements, t-shirt gris clair un chouilla ample et un jean troué enfilés, elle ne prit à vrai dire même pas la peine de mettre ses chaussures pour l'instant. Elle serait très bien en dans ses chaussettes noires et heureusement discrètes.

Quelques pas hésitants, se frotter les yeux pour achever le réveil parfait... Mais il manquait quelque chose. Une chose on ne peut plus importante que son estomac revendicateur se chargea d'enseigner. Le petit déjeuner. Moment à ne pas rater de la journée, bien qu'il soit encore tôt le matin. Adélaïde avait prévu de faire quelque chose de ses journées : si elle était ici pour une petite éternité, fallait bien qu'elle trouve de quoi passer le temps, non ?

Très rapidement, elle avait repéré et gardé en mémoire les localisations des lieux primordiaux, qu'on lui avait gracieusement indiqué dès son arrivée. Là, c'était direction les cuisines. D'un pas encore chancelant et traînant, elle partit donc vers les lieux de la libération de son estomac, de ravissement des papilles (du moment que les aliments voulaient bien être potables), tout ça...
Ce matin là, comme tous les matins, on pouvait sans crainte affirmer une chose : Adélaïde était dans le pâté. Encore une fois. Comme souvent, on sait.

Absolument pas fraiche, elle débarquait dans la pièce où elle n'était apparemment pas la première arrivée : Ici présent, un type à l'air vachement d4rk. Lui, il avait l'air bien réveillé. Chanceux. Même si il avait un air un peu sinistre ou malsain, quelque chose du genre qui avait de quoi la faire frissonner.
Elle fit mine de ne pas en tenir compte : il avait un look cheulou, c'était son affaire. D'ailleurs il lui avait fallu plus d'un regard pour ne pas le confondre avec une meuf, mais soit.

« Yo. »

Lança-t-elle de sa voix embrumée. Vite, à boire !
Elle s'avança sans s'arrêter vers le frigo, ses mains l'ouvrirent automatiquement et habilement comme si elle avait fait ça toute sa vie, pour se saisir de la première bouteille de jus de fruit qui semblait frais. Mise en évidence, comment y résister ?
La bouteille dans une main, elle ouvrit un placard de l'autre pour s'emparer d'un verre propre et s'en servir un. A tout hasard elle lançait à l'inconnu, avant de s'enfiler son verre d'une traite :

« Bien dormi ? »

Puis elle songeait à s'en resservir un deuxième, pour mieux se réveiller. Ses yeux légèrement cernés étaient un peu rouges du fait du manque de sommeil, et surement aussi de les avoir frottés pendant deux minutes comme une imbécile dès le saut du lit.
Hop, deuxième verre, d'un trait, tout comme le premier. Puis elle se retourna pour reposer la bouteille au frigo bien à sa place, avant de s'asseoir, ou plutôt se laisser tomber un peu mollement sur une chaise, peut être pour faire l'accueil aux prochains lèves tôt, accordant des regards fréquents à celui qui était déjà là.

Encore une sous ton contrôle. Et t’en es fier, Ekzael…

Comment pouvait-il en être autrement ? Qu’importe le monde, il en comprendra les règles et les réutilisera à son avantage. Qu’importe le dessein, ils seront tous ses pions, et lui obéiront. Ce matin n’échappait pas à la règle. Il avait tissé de ses doigts filiformes la sadique toile où déjà un moucheron se ruait. Tout se passait si bien, dans ce lieu méprisable. Où, comble d’ironie, il se sentait déjà chez lui. À croire que le destin, ou quelque entité que ce soit, remplissait bien son devoir – c’est-à-dire le servir.

Il n’avait esquissé qu’un vague signe de tête à l’arrivée de la demoiselle. Et ne s’était pas montré plus expansif lorsque d’un trait, elle avala le jus aux extraits sanguins. À quoi bon se satisfaire de l’inéluctable ? Elle répéta l’action, une seconde fois. Comme si la pauvrette voulait s’assurer elle-même que son bourreau lui viserait bien le cœur. Quelle fille merveilleuse. Malgré ses airs peu raffinés, qui s’accordaient d’ailleurs parfaitement à la cuisine, elle fera un sujet idéal, de bon matin. Même s’il n’avait, accessoirement, aucune idée de l’expérience que subirait encore ce rat fraichement capturé. Peu importe, ils allaient jouer.

Il saisit qu’elle lui avait parlé lorsque par deux fois il surprit ses regards, sans doute en quête d’une réponse. Quelle attention demandait-elle, déjà ? Que la curiosité lui avait fait oser formuler ? Quoique, c’était sans doute la politesse. La phrase, ou plutôt les quelques syllabes lui revinrent, comme s’il les avait vécu une seconde fois. Son ouïe lui rappela ces sons que son sang avait assimilés. Étrange sentiment que de se faire ressentir à nouveau ses propres instants. Tout cela pour quelque courtoise question sur son sommeil. Perte de temps.

« Dormir est une perte de temps. On ne peut pas “bien” dormir. Quelle sotte question. »

Toujours si aimable, associé ce tact omniprésent. Quel ravissante personne à qui faire la conversation. Heureusement pour lui, il n’éprouvait aucun besoin de bien paraître. Pire encore, il était au-dessus de cette ridicule masse, en quoi leur avis l’importait ; en quoi pouvaient-ils comprendre sa grandeur ? Ils ne méritent que mépris, il n’allait pas s’alambiquer quelques comportements pour mieux leur sied. Mais point le temps de plus réfléchir qu’une voix répondait déjà.

« Encore une sous ton contrôle. Et t’en es fier, Machin… »

Comment pouvait-il en êtr… Machin ? Loin d’être une réponse, voilà qu’il croyait entendre un reproche sorti d’outre-tombe. Un écho à sa pensée première, à son passé lointain. Que diable venait faire cette réplique ici ? À croire qu’elle l’avait suivi jusqu’ici. À croire que la silhouette qui venait de s’immiscer dans l’embrasure de la porte, qui lui ressemblait comme deux gouttes d’eau, n’était pas une coïncidence. À croire qu’il ne maitrisait pas tout, à moins que…

Ok, ok, ok, I got it, I got it, I got it! Oh, shit, I lost it.

Nan, il ne s’expliquait pas ce que faisait le sosie de son ex au beau milieu de ce pensionnat. Il ne s’expliquait pas pourquoi ce fantôme venu de nul-part, cette idiote aux cheveux courts, aux yeux vairons, au manque de caractère, d’élégance, pourquoi cette fille qui l’a tué et qu’il a tué était là, sous ses yeux. Elle a un nom imprononçable, en plus. Et pourtant, il résonnait dans son crâne, encore et encore, comme une balle tirée à bout portant qui revenait chaque fois l’achever un peu plus. Elle se contentait d’un regard plein de reproches tacites.

Et comme si cela ne suffisait pas, même l’environnement se muait. Les meubles gras devenaient des ensembles lustrés, de bois foncé. Les murs de pierres se faisaient chaleureux. Tout semblait plus beau, plus doux, plus confortable. Comme cette foutue cuisine, dans cette ancienne salle commune. Pourtant, l’autre proie était encore là. Sans doute n’était-ce qu’une hallucination. Ou un rêve. Ouais, un rêve, forcément. Après tout, quand on souffre d’insomnie, on n’est jamais vraiment endormi et on n’est jamais vraiment éveillé.

Alors il fit ce qu’il savait faire de mieux. Il ignora les problèmes qui le dépassaient. Il se recomposa une figure arrogante, indifférente à ce qui l’entourait. Sans crédibilité aucune avec ces yeux écarquillés et emplis de détresse que son corps avait exubérés l’instant d’avant. Pas plus que son sourire inopportun ne s’accordait avec ses lèvres tremblantes qui n’avaient pu trouver réponse à ces propos trop justes.

« Mais sinon tout va bien. »

Adélaïde secouait légèrement la tête, afin de calmer le frisson qui lui secouait l'épine dorsale après son deuxième verre de jus d'orange. A chaque fois, ça lui faisait ça. Les vitamines, le goût acidulé peut être, elle frissonnait tous les matins, ostensiblement, mais au moins ça la réveillait. Bien. Correctement, disons.
Avachie sur sa chaise, elle croisait les jambes d'un air parfaitement nonchalant, teinté de je-m'en-foutisme. Ouais, elle s'en foutait. Vraiment. Elle avait envie de faire n'importe quoi qui puisse l'occuper. Un duel de regard avec le lunatique qui était là, peut être ? Idée particulièrement stupide mais tellement tentante qu'un sourire provoquant pointait sur son visage. Il s'élargit lorsque les paroles de l'inconnu lui arrivèrent aux oreilles.
Dormir est une perte de temps, on ne peut pas bien dormir. Elle eut un rire léger et presque moqueur.

« Tu crois ? Ça voudrait dire que je peux pas ''bien'' te causer. Ça se tient. Dans se cas j'adore perdre mon temps. »

Elle haussa un sourcil lorsqu'une fille se pointa à la porte. Ils se connaissaient ? Visiblement. Enfin, au moins elle. Dommage, elle n'avait pas dit le nom de ce mec. Elle aurait bien aimé savoir à quel point « on ne choisissait pas son nom »... Peut être que celui-ci en avait un parfaitement adapté à son air, mais là n'était pas la question.
Cette fille. Elle parlait d'une curieuse affaire.
Sous son contrôle.

« Sous le contrôle de quoi ? »

Excellente question qui franchissait ses lèvres, alors qu'elle constatait avec étonnement que son environnement se transformait. Plus de l'étonnement que de la stupeur car en effet, il est bien difficile d'étonner Adélaïde au réveil, dans son état d'indifférence latent, et qu'elle en a vu des vertes et des pas mures par le passé. Elle trouvait la cuisine sympa comme elle était, sympa, méritant surement un bon gros coup de chiffon, mais à ce point ?...
Elle fronça les sourcils.
La pièce était devenue bien agréable. Ça donnait presque envie de... De s'adonner à une perte de temps, comme aurait dit « Machin ». Ouais. Sauf que c'était louche. Vraiment louche. Si de telles choses étaient susceptibles de se dérouler ici, elle aurait bien aimé en être prévenue...
Alors elle croisait les bras, l'air sérieuse. Pour un peu elle lancerait un regard noir et intimidant au jeune homme qui... qui avait bizarrement l'air totalement paniqué.
Pas si bizarrement. D'accord.

« Tu mens très mal. »

On croirait moi en salle de torture... Se gardait-elle d'ajouter. C'était encore du domaine de sa vie privée. Elle se leva et mit ses mains dans ses poches.
Pourquoi cette cuisine avait brusquement changé d'air ? Qu'avait dit cette fille ?
La jeune femme se retourna vers ce type étrange.

« Excuse moi, Machin, ça arrive souvent, ça, les changements de papier peint ? C'est que j'aurais bien aimé qu'on me prévienne un peu avant, t'sais. Enfin, si c'est pas trop une perte de temps, je dis ça je dis rien. »

Elle tendit la main vers un tiroir, adroitement, en y prêtant à peine un regard. Elle l'ouvrit et une étincelle jaillit un dixième de seconde avant le contact entre ses doigts et la poignée du couteau dont elle se se saisissait. Elle fit mine de ne pas remarquer l'éclair bleuté qui s'était allé depuis sa propre main, puis quitta le jeune homme du regard pour se retourner en direction du frigo d'où elle sortait une boite de beurre apparemment vrais, puis un sachet de brioche fraiche d'une armoire.

Un petit déjeuner n'était jamais parfait sans une tartine avec quelque chose à étaler dessus, pas vrai ?

« Manger, c'est une perte de temps aussi, selon toi ? »

Petit excès de curiosité.
Elle n'estimait pas utile de s'énerver ni de paniquer pour le moment : La pièce changeait de tronche, une meuf disait des trucs cheulous, y'a pas mort d'homme et elle est toujours en sécurité. De quoi se plaindre ?

With your feet in the air and your head on the ground,
Try this trick and spin it, yeah.
Your head will collapse,
But there's nothing in it,
And you'll ask yourself :

Where is my mind ?

Elle était morte, comme tous les autres. Dès lors qu’il était arrivé ici, tous étaient morts. Sauf Jack. Qu’est-ce qu’elle faisait là, alors, dans sa réalité ? Et l’autre qui ne comprenait pas. Normal, qu’elle ne comprenne rien. En fait, non. D’où saisissait-elle qu’elle ne comprenait rien ? Elle voyait comme lui. Et il mentait mal. L’idiote. Les idiotes, même. Quel mauvais tableau lui servait-on, ce matin. Son poing se sera sur sa plaie, la douleur vive lui rappela que ce n’était pas un rêve. Malheureusement. Bien, il fallait résoudre les problèmes un par un.

« Excuse-moi, Machin… »

Elle, c’était réglé. Il ne l’entendrait plus, pour l’instant. Il se tourna vers l’indésirable revenante. Elle n’était pas celle qu’il avait laissée lorsqu’il quitta l’université. Elle avait la même allure, le même visage, la même silhouette cachée dans des pulls trop grands, la même coupe qu’à l’époque où ils étaient ensemble. Quand elle était encore faible et intéressante. Quand il n’était pas encore cette horreur passionnante. Mais son regard lui reprochait trop. En ça, il reconnaissait celle après l’incident. Après ce suicide raté, cette amnésie interminable.

« Un fantôme ne devrait pas pouvoir te mettre dans cet état… »

Qu’elle se taise, elle aussi. Mieux encore, qu’elle disparaisse. Elle n’a pas sa place ici. Ni dans son jeu, ni dans son esprit. Elle n’avait pas su s’abstenir de voir le Fou qu’il avait été, elle n’avait pas su être assez forte pour oser l’accepter, ou tenter de le changer. Et elle avait sauté. Elle ne lui servait désormais plus à rien, ni même dans ses souvenirs, où elle ne pouvait que lui renvoyer ses propres failles. Clairement, il ne voulait qu’une chose actuellement, la meilleure de toute. Qu’elle retourne d’où elle venait, une étoile parmi tant d’autres, indissociable du reste de la masse. Qu’elle soit exilée de ses sens, de sa pensée. Qu’elle meurt, tout simplement, qu’elle réussisse la seule volonté qu’elle n’avait jamais émise pour lui.

Alors elle soupira. Comme consciente de ses désirs, elle s’avança vers lui. Elle aurait eu un coussin dans la main – ou même une poêle – il se serait pris le coup, sans parade. Mais elle gardait ses poings fermés, comme résignée, déçue. Elle posa son pied sur une chaise, puis monta sur la table. Elle le regarda une dernière fois, lassée. Il avait compris, et elle se laissa tomber. Tout alla si rapidement. Il remarqua d’abord sa main bandée s’étirer, alors que le reste de son corps resta stoïque, passif spectateur. Puis la silhouette de la jeune femme qui s’effondra.

…Your head will collapse.

Sa position était étrange, et les blessures disproportionnées, comme si elle était tombée de haut. Du sommet d’une tour jusqu’aux jardins bordant le lac, pour être exact. Mais sans être retenue. Sans personne pour la sauver. Tête la première, elle ne risquait plus l’amnésie désormais. Elle ne risquait plus rien, elle n’était plus. Méconnaissable, elle laissait à la pièce une marée de sang et son corps détruit. Un instant seulement. Que l’image reste gravée et parte ensuite à jamais. C’était son adieu.

Avec son départ, tout redevint normal. Ils étaient revenus dans cette cuisine nauséabonde. Plus aucun éclat, tout paraissait maintenant fade, indigeste. Et l’autre jouet était encore ici, à se beurrer des tartines d’un aliment déjà rance, à en juger par sa verte couleur qui venait de réapparaitre. Alors il claqua des doigts. Non pas pour attirer son attention, mais parce que cette manie ne l’avait jamais réellement quitté. Comme un ersatz à sa baguette. La demoiselle sentait à présent une vive douleur dans ses doigts, une brûlure sans flamme. Elle ne cessa que lorsqu’il fut certain qu’elle ne porterait pas cet infâme denrée à ses lèvres.

« Ne t’avises plus de m’appeler Machin. Ekzael suffira. »

Puis il chercha méthodiquement dans les rangements présents, sortant ingrédients et ustensiles à mesure de ses envies. Il avait l’air bien plus calme, non pas lucide, mais il avait retrouvé son faciès arrogant et désinvolte. Quand il était clair qu’il avait réuni tout le nécessaire, il commença à cuisiner, ses yeux en désaccord avec ses mouvements.

« J’fais une mousse au chocolat. Tu m’aides ? »

Je l’ai déjà vu faire des dizaines de fois. J’ai simplement à suivre ses mouvements, encore. Alors que sous ses yeux, deux bras féminins préparaient ce même dessert avec un simple instant d’avance.