Ingrédients pour une crème Chantilly, 4 personnes :
-5 cuillères à soupe de crème fraîche épaisse non allégée ou 20cl de crème fraîche liquide fleurette (non allégée), très froide
-10cl de lait entier très froid
-2 cuillers à soupe de sucre glace
-1 cuiller à soupe de vanille liquide ou autres arômes naturels***
D’accord. Ne. Jamais. Faire. De la crème Chantilly. Soi-même.
Prendre une profonde inspiration. Expirer.
La situation ne pouvait décemment pas être critique à ce point. Allons, il n’y avait qu’un… Eh bien, un environnement blanchi de mousse et de sucre recouvrant à peu près chaque parcelle de vêtement et des cheveux, ce qui donnait un tout relativement humiliant. Le saladier était collant au possible, les ustensiles auraient donné cher pour ne jamais être sortis des tiroirs.
La question principale était probablement « Pourquoi ? »
Pour une raison jusque là obscure, Ice qui avait toujours tout fait pour ne pas s’approcher des près ou de loin à tout ce qui touchait la pâtisserie –par honneur et dignité probablement -, Ice la fille parfaite-et-parfaitement-détachée s’était soudain mis en tête de préparer des coupelles rempli de glace au chocolat, de fraises et de Chantilly pour une expérience. Or, de cette dernière, point. C’était donc par résignation qu’elle s’était attelée à la tâche. Nonobstant, le but réel avait été oublié dans le feu de ce combat acharné entre elle-même et la battue.
C’était survenu incongrument, comme cela, comme peut-être un voisin venant réclamer du sel ; les idées, elles, ne viennent pas frapper à votre porte. Elles débarquent sans préavis, peu importe si vous vous y attendiez ou non. En fait, c’était semblable à ces envies impérieuses qu’ont les femmes enceintes face à un kebab ou un homard pêché récemment. Lorsqu’une réflexion expérimentale arrivait, eh bien, il fallait l’expérimenter.
A ce jour, le nombre de carnage s’élevait aux environs d’une trentaine, prenant en compte larves de mouches mêlées aux copeaux de chocolat et conditionnées sous couveuse, vomi bouilli avec du hachis Parmentier et purgé au White Spirit, peau de chat passée au lave-linge à température 160°c ou plants de tomates baignés dans de la Javel.
Cette fois-ci avait pourtant un goût différent. Il n’était pas mû par un désir sadique d’étude, ou un jeu sordide pour embobiner un de ses professeurs. Le besoin était plus profond, plus authentique également. Elle avait obéi comme jamais auparavant, elle, l’insoumise.
Il y avait là une saveur s’aventure prometteuse.
La seule chose qui ne lui avait jamais posé de problèmes dans ses préparations culinaires, c’était le thé. Non pas qu’elle y trouva un véritable plaisir d’en boire – sa vessie ne connaissait que trop bien les conséquences qui en résultaient chaque fois qu’elle s’essayait à la dégustation – mais au moins, elle n’avait rien à faire exploser ou à nettoyer. Cela pouvait s’apparenter à une sorte de don mystérieux, une main habile, car ses boissons semblaient avoir des répercussions positives sur les cobayes : certains trouvaient l’apaisement, d’autres cessaient de s’alarmer, ou parfois même, arrivaient à sourire après quelques gorgées.
Telle une artiste maîtrisant son pinceau, Ice maniait les feuilles de thé avec précision, sans orgueil, juste avec ce qu’il fallait de délicatesse. Tout reposait sur l’instinct et pas une seule fois depuis qu’elle savait se servir d’une casserole, elle n’avait véritablement prêté attention aux températures d’ébullition. Boire du thé relevait du bien-être et du réconfort pour beaucoup de personnes, les effets sur le stress étant en effet du ressort d’une sensation de rassurement. Et même si dans ses premières années, elle avait boudé tout ce qui s’apparentait à de l’eau chaude, toujours était-il que ses sens avaient fini par se trouver dépendants de l’exécution du geste. Certains avaient des prédispositions au dessin, elle en avait pour faire bouillir de l’eau et y ajouter des arômes, c’était aussi stupide que cela.
En toute honnêteté, suivre une recette préalablement établie était à la limite du « plus compliqué ». La dernière fois qu’elle avait utilisé une balance remontait sans doute à ses 6 ans, quand elle avait voulu éprouver la solidité des plateaux sous le poids de son corps. Elle avait d’ailleurs abouti à la conclusion qu’elle devait mesurer 7,2 fois moins que sa taille d’alors pour rentrer convenablement dans le balancier. Tout cela pour dire que manier un fouet, un paquet de sucre et de la crème fraîche se révélait être une épreuve digne des travaux d’Hercule.
Malgré ce capharnaüm ambiant, c’était une chose bien étrange d’être debout, colonne droite, fière et solide, devant des vestiges qui parviennent néanmoins à vous donner l’impression d’être heureux, et surtout, d’être là où il faut. Parce que c’était ça. Là où il faut être. Dans un endroit bâti d’efforts, d’échec, d’acharnement, de nouveauté.
C’était elle-même qu’elle avait cherché à faire naître, à travers les raclures de la cuillère en bois et les giclements du fouet.
Peut importe le temps que cela devait prendre si le sens de tout ce déploiement d’énergie était l’inachèvement. Tant mieux. Au moins ne ressemblait-elle pas à un puzzle fini, sans sel, avec la connaissance suprême et aboutie. Ce serait TERRIBLEMENT ennuyeux. Probablement autant qu’un ouvrage parlant de politique et des choses politiquement correctes, en fait. Non pas qu’elle y eut jamais touché – grand mal lui en prendrait, il valait mieux mourir foudroyée sur place que ne toucher, ne serait-ce qu’avec l’auriculaire gauche, un seul ouvrage parlant de discours abrutissants sur l’égalité des droits, la laïcité, le combat des chances ou le mode d’emploi sur comment activer la bombe atomique. Quoiqu’encore ce dernier puisse se révéler instructif, elle n’en doutait pas. Mais voilà, ce genre de problème n’a rien de spécialement intelligent comme effet sur la compréhension de l’Univers, de la Vie, ou de la Rationalité. Et quand on a été élevé dans un royaume, à quoi bon finasser sur des concours de noms d’oiseaux pour une quelconque élection au sein du Gouvernement ?
Les vraies questions sont ailleurs. Pour être vrai, il fallait d’abord paraître extra-ordinaire. Atypique. Etrange. Pouvoir susciter le scepticisme. Voir même ahurir. L’incompréhensibilité est l’ultime but des évidences, et les évidences sont rarement évidentes.
Donc un sorbet au chocolat surmonté de fraises et d’apparente mousse blanche relevait d’une évidence.
La main si chaude que le métal paraissait fondre ; encore un paradoxe pour la fille de glace au caractère flamboyant. Vraiment ?
Oh, Seigneur Dieu.
Le dos bombé de la spatule en inox renvoyait une image sans son, mais tant expressive qu’il n’y en avait aucune nécessité.
Folle.
Un jour, elle avait appris que la beauté n’était jamais aisée à dénicher. Elle se cachait au fond des cœurs, à l’ombre de la lumière, tapie dans les tapis de boue ou sous les buissons d’orties. Et si on la trouvait aussi dans ce qui ne renfermait rien ? Dans ce qui avait l’air si évident, précisément.
Comme une louche de crème sucrée et un peu trop épaisse ?
Avec des « si », on embouteillerait des villes entières, avec des « pourquoi pas » on aurait une forte chance de caser le Monde dans une boîte d’allumettes. Plus encore que probable : estimation « certitude » à 79,8%. Largement plausible, donc.
La seule chose à savoir, cependant, c’est que la réponse est 42.