Selenda ressentit le choc contre la terre à travers la semelle de ses bottes ; et l'impact d'un sourire mauvais sur ses lèvres. Si tu croyais m'avoir, ma jolie, c'est raté. Vide-moi ton sac dans tous les sens, aplatis-toi et restes-y ; je ne veux plus voir ta tête de poupée trop maquillée. Évite-moi le calvaire d'avoir encore une fois à supporter cette vague de répulsion, dans mon monde en noir et blanc si bien rangé. Comme un pot de couleur renversée sur un damier d'émotions contenues, conditionnées, atténuées, étranglées. Une peinture rouge, verte, rose, orange, un mélange marronnasse hideux, renversant, vomitif.
Et je détruirais ta tour dorée pierre par pierre, cruelle, mauvaise, invasive, s'il le faut pour que tu restes à terre. Je te donnerai une preuve d'un racisme sanguinaire, d'une répression par la haine.

« Comme tu y vas, » Un murmure qui déclencha un frisson. Selenda se demanda si un coup de pied en plein visage à ce moment précis aurait quelque chose d'inconsidéré. Elle n'était pas une sauvage, après tout. « je n’entends rien du tout. »

L'elfe songea que cette dernière affirmation pouvait très bien être discutée dès à présent. Dans une sorte de flash qui lui fit comprendre qu'elle aurait, oui, vraiment, vraiment apprécié de faire preuve d'une violence grossière et débridée, la jeune femme envisagea de briser cette syllabe en même temps que la bouche qui la soutenait. D'un ton insupportable ; elle n'aurait pas brisé une vitre avec plus de difficulté. Un humain, c'est fragile. Si fragile.

« Tu vois ? »

Allons bon. Crache ton venin, vas-y. Que je n'ai plus autant de choses à extraire de toi. Te pomper jusqu'à la moelle des os - une technique relativement efficace pour effacer une existence. Non ?
Heather bondit. Action, réaction.Le corps de Selenda perçut l'attaque avant son cerveau, et réagit en conséquence, alors même que ses yeux enregistraient la forme de ce que la blonde projetait vers elle. Ce n'était pas seulement son poing - attention aux dommages collatéraux.
Je t'ai demandé ton arme, non ?
A la réflexion, je veux ton bras avec.
La main gantée de l'elfe se referma sur le poignet lancé vers elle, le serra d'une poigne à lui en faire craquer les os. Les humains sont fragiles - si fragiles. Comment une chose aussi éphémère peut-elle te faire trembler, encore ? Une rotation sur son pied gauche, le bras de la jeune femme tordu vers l'arrière - encore un peu tu crois ? Encore un peu - tu tiens ?
Une torsion du poignet, soutenue, et puis le voilà, le coup de pied inconsidéré juste sur le coude.
Un craquement sinistre.

La main de l'elfe s'ouvrit pour laisser échapper le bras d'Heather, désormais inutile. Son hurlement lui vrilla les tympans d'une manière plus que désagréable, tirant une grimace sur ses traits angéliques, une grimace qui n'avait rien de compatissant. Empathie était bien un des mots qui la définissait le moins. De toute manière, elle n'avait pas l'intention de ressentir quoi que ce soit de conciliant. Pas envers la représentante d'une race qu'elle haïssait. Surtout pas envers elle.
Et maintenant qu'on l'avait cassée, cette belle poupée de porcelaine ? Maquillage qui ruisselle sur les joues, la poudre qui dégringole, le masque qui se fissure et la voix qui à crier se brise ; est-ce que c'était ce qu'on ressentait en jetant un jouet contre le mur, cette absence totale de culpabilité ? Tant qu'à ressentir, juste une pensée hautaine, victorieuse peut-être, méprisante sans doute. Un peu comme un enfant au pouvoir absolu sur son empire de pantins. Qu'ils soient de bois ou de plastique, tous si fragiles. Si prompts à brûler et à fondre, et à ne plus se relever.
Si faibles. C'est ça que tu vois quand tu les regardes, non ? C'est l'empire que ta haine a installé dans ton esprit, cette répugnance qui te fait te sentir si puissante.
Si puissante ?
Garde baissée, cette fichue garde que tous les forts oublient un jour ou l'autre par vanité. C'est comme ça qu'on fait tomber n'importe qui a goûté à la victoire. Victoire éphémère, victoire inflammable. Action. Réaction ? L'humaine aux mèches blondes se releva alors que Selenda n'attendait pas un autre geste de sa part, et autre chose que des gémissements s'échapper de sa gorge. Réaction ? Impossible. Le damier des certitudes qui se brise en deux, cette fierté, ce dédain, ce dégoût, balayés. La poupée cassée en deux qui se réveille, ses yeux qui s'animent, qui s'embrasent ; et toi, hypnotisée, qui n'arrive pas à faire un geste. Qui, abasourdie, n'y pense même pas. Un château de cartes qui s'écroule, voilà ce que tu es, ma belle. Foutu lustre.
Avec un temps de retour, l'elfe bougea un bras, dans un mouvement qui lui parut si lent qu'elle aurait voulu arracher son mécanisme à l'horloge qui l'avait régulé. La faire repartir en arrière, pour lui donner un temps de plus ; incapable d'y croire. Attends, attends ! On la refait. Juste une fois, d'accord ? Je serai prête, la prochaine fois.
Mais pas avant la sensation du manche de bois qui s'enfonce dans l'oeil gauche, cette arme invraisemblable que cette créature que tu hais tient à la main. La douleur, un instant suspendue, comme étonnée de te voir ainsi prise par surprise. Et ta main qui se referme sur du vide, peut-être sur quelques mèches qui s'arracheront sans incidence.
Selenda sentit son crâne exploser sous la violence du coup ; une main s'enroula autour du poignet coupable dans le vain espoir de lui faire lâcher prise, l'autre s'agrippa convulsivement à l'omoplate de l'agresseur. Les deux filles s'écroulèrent en même temps ; et un hurlement de douleur franchit les lèvres de l'elfe.
Pauvre et vaine créature. Deux poupée de porcelaine aussi fragiles l'une que l'autre. Tu pars en miettes, lentement mais sûrement - ce coup fait voler la moitié de toi en éclats.
L'elfe roule sur le côté, une main plaquée sur cet oeil, maudit, toujours, cette mutilation forcée qu'on lui impose encore et toujours. Dans sa tête, c'est l'avalanche ; les châteaux de sable qui se désagrègent, les tours qui s'effondrent, tout brûle, tout est englouti. Un cri, rien que ça. Rien que ça pour dire que tu ne te souviens même plus la dernière fois que tu as ressenti une chose pareille. En un instant, le piédestal, balayé, la position du haut du monde, ravalée dans des entrailles brûlantes, un regard de glace qui te consume jusqu'au fond des os. La vitre qui vole en éclat, des éclats qui s'éparpillent ; et tout s'effondre pour t'enterrer vivante, toi qui te croyais invincible !
La jeune femme se retrouva sur le ventre ; ses doigts s'enfoncèrent dans la terre pour se redresser. Un liquide chaud s'écoulait sur sa joue, entre ses doigts crispés sur ce qui, dans son visage, n'était plus qu'un antre de feu et de glace. Souffrance atroce.
Haine.
Selenda se redressa sur un genou, la main plaquée sur le visage. Se remit sur ses jambes en titubant. Folle de rage. Folle de douleur.
Malade de faiblesse et d'écoeurement.
Mais encore trop fière pour s'enfuir.
La raison à beau hurler, quelque part, loin, très loin. Il y a l'objectivité, il y a tout le désintérêt qui s'oppose à la fureur, et pourtant tout est si vite balayé. Si vite.
Il n'y eut pas même un grondement de rage avant la riposte, à peine un hoquet de douleur. Tant pis pour la réaction, la réaction trop tardive prête à être balayée par un adversaire ayant pris l'avantage. Tant pis pour la raison qui hurle à l'agonie, qui hurle au danger, qui incite à la fuite, immédiate, salvatrice. Pas encore, non. Les lambeaux de fierté s'accrochent toujours, et quitte à en mourir, mourir sur un pied d'égalité. L'elfe bondit sur l'humaine aux mèches claires, ses mains cherchèrent sa gorge pour serrer, y étrangler, par l'action de doigts métalliques sous le gant noir, tout cet air qui pouvait encore y passer et l'alimenter, la garder en vie. Eteindre dans ses yeux cette flamme sacrilège, éradiquer, monstre craquelé, son existence. La première qui cède est déchue. La première qui perd a perdu. Au fond de la jeune femme, quelque chose éclata d'un rire sarcastique, rit à s'en étouffer : cette bataille était si ridicule, si dénuée de sens qu'elle en devenait triste. Pitoyable à en pleurer. Le masque de reine et le dieu de papier. Et elle, qui se laisse emporter, qui renie tout, éparpille les pièces, ne laisse que la haine. Depuis quand laisses-tu tes émotions prendre le dessus, toi qui hais plus que tout la perte de contrôle et qui es fière de ta neutralité ? Depuis quand dégringoles-tu jusqu'à ce pallier, si bas, où tu t'écrases en ce moment précis ?
Depuis quand ?

Etouffée sous la tornade qui balayait toutes ses idées jusqu'aux plus insignifiantes, Selenda crut entendre un craquement, écho parfait de ce bras décroché, alors que tout était encore à sa place. C'est le bruit qui suit la chute, tu entends ? Incroyable que la tour de Babel ait été aussi encline à s'effondrer ; anormal que soudain, elle se retrouve au même niveau que ce qu'elle avait toujours méprisé. Tu m'entends ? Tu m'entends, où est-ce que tu n'es déjà plus là ?
Encore une fois, le tourbillon sans fin rouge et noir, la noyade de la raison dans la fureur, et tout s'assombrit, et tout s'uniformise en éjectant considérations et belles idées. Il ne reste plus rien. Il ne reste jamais rien après le passage de ce cyclone vorace après que tout soit balayé, après la déchéance et la folie. Et si elle avait pu croire que se trouver ravalé à cette pitoyable extrémité était l'apanage humain, eh bien... Elle n'avait qu'à mourir, pour s'être laissée attirer ainsi vers le fond, tractée par le poids de mains griffues et sanglantes accrochées à sa gorge, à ses doigts, à ses jambes, à sa tête jusqu'à la submerger. Ou l'aurait écartelée que cela n'aurait pas été pire ; rien n'aurait plus hurlé à cet instant que cette omniprésence de la folie et de la vanité ; on vomit les effusions de sang qui battent des jambes dans le vide, et on se précipite sur la première occasion pour tomber. A ce stade ce n'était même plus un combat pour la survie.
Serre donc jusqu'à ce que ton orgueil te tue.
L'elfe sentit l'emprise de ses doigts se desserrer doucement sur la gorge marbrée, violet sur le blanc de porcelaine, des éclats d'argenterie et des pétales de fleurs ; l'anesthésie d'un moment, une incrédulité ponctuelle devant cette faiblesse soudaine. Le corps qui ne répond pas, et il y a un certain brouillard devant tes yeux lorsque - enfin - la lumière se fait. Le monde qui se teinte en pourpre et bleu. Le silence qui s'abat, d'un seul coup, comme un marteau sur ton corps en miettes.
Un clignement de paupière encore hébété vient souligner cette plongée dans l'absurde. C'est comme si le monde entier allait s'éteindre en même temps que cette petite flamme glacée de conscience. Il fait froid. Très froid. Ton souffle s'échappe en buée blanche, autour de toi c'est de la neige, une neige sans couleur, un univers noir et blanc aux lèvres muettes.
Allô bonjour, je suis ta tête, et je viens t'avertir de mon immédiate démission.
Tu l'entends ce bruit ? C'est le bruit que fait ton corps en s'écrasant tout en bas. Tu t'en souviens, pas vrai ?

La gorge d'Heather s'échappa aux doigts gourds de la jeune femme, qui sentit, de très loin, une larme d'encre bleue glisser sur sa mâchoire. Complainte agonisante de son corps qui lâche prise. Continue sans moi, ça suffit maintenant. Maintenant. Une seconde avant que tout ne s'efface. Une seconde pour décider du prix que tu donnes à ta vie.
Et la raison qui se réveille : tant pis.
En à peine l'instant d'un soupir, à peine un râle de bête qui meurt, le vide avait avalé l'elfe. Tant pis. Tant pis.