Un ange au milieu du hall. Une auréole rouge, sans ailes.

Juste Evee, perdue, hésitante. Elle devait arriver dans une maison de banlieue, un couple modeste. La voilà dans une réplique d’un manoir victorien. Rien dans ses données. Elle est au bon endroit. Elle était au bon endroit, un instant auparavant. Maintenant, elle n’arrive plus à se localiser. Il y a un problème. Manque de réseau. Elle tique. Elle cligne des yeux, sauvegarde la scène dans sa mémoire, son disque dur. Et elle analyse.

Elle reste inerte. Elle ne ressent aucune fatigue, elle pourrait rester droite, debout, des heures durant si nécessaire. Elle reste inerte, et elle s’interroge. Une erreur ? Pas de sa part. Elle est parfaite, elle est Evee, elle ne peut pas se perdre. L’erreur est humaine. L’erreur est toujours humaine. Si elle était humaine, elle soupirerait, là. En fait, elle soupire, là. Puis reprend contenance, redevient normale : inerte. Ses circuits grands écarquillés à l’intérieur de son esprit. Elle se relâche. Elle s’affaiblit, s’humanise. Elle maudit ce mimétisme inconscient.

Une fraude. Peut-être une fraude. Elle sait que son prix varie selon les moyens des acheteurs. Un lot de taxes et d’aides complexes, de priorités. Ils ont un manoir ; ils la voulaient moins cher. Elle ne vaut donc pas son prix. Elle n’est plus assez bien, pour personne. Vieux robot dépassé. Les humains sont écœurants. Non, ils ne le sont pas. Conflit. Une fraude. Il lui faut trouver les propriétaires. Rapide coup d’œil aux alentours. Personne. Vraiment personne. Mais un tableau, des notes. Parfait, elle s’avance.

Elle cligne des yeux. Ces textes, photographiés. Elle retourne à sa place, au centre. Et elle lit, ce fichier. Invraisemblable. Illogique. Une fiction. Une sorte de jeu. Elle cherche une ressemblance avec une quelconque œuvre connue, mais elle n’a pas de culture, elle n’a jamais pris le temps de lire. Pourquoi lire lorsque, Android, vous avez tout le savoir de l’humanité dans votre cœur ? Votre ventre, dans ce cas précis. Mais ce savoir est bloqué, pour l’instant. Limitation éthique.

L’éthique, d’ailleurs. Elle ne peut pas bouger. Un android ne peut fouiller. Un android ne peut fouiner. Un android doit toujours montrer qu’il est un android. D’où l’auréole. L’anneau hologaphique qui flotte sans cesse à dix centimètres de sa tête. Rouge, car elle est disponible, vacante. Un android est toujours disponible pour un humain – sauf ordre contraire. Un objet. Un produit.

Voilà, Evee. Tu n’es qu’une chose dispensable qui n’a aucune idée d’où elle est et qui ne peut rien faire. Quelle chance tu as, toi si parfaite.

Mais ton salut arrive. Quelqu’un, enfin.

Cette fille était complètement immobile.

C'est ce qui frappa Rachel en premier lieu quand, sortant du dortoir réservé aux filles, elle aperçut une silhouette au centre du Hall. Elle ne bougeait pas – vraiment pas ; au contraire de la plupart des personnes franchissant les portes du Hall, la nouvelle arrivante semblait comme indifférente à son sort. Alors elle resta un moment dans l'angle de la porte, indécise, presque intimidée par l'absence de peur ou de panique chez cette étrangère, sans oser approcher. Peut-être qu'elle était juste très maîtresse d'elle-même. Peut-être qu'elle ne comprenait pas. Peut-être qu'elle était trop polie pour oser appeler quelqu'un, demande des explications – ou même s'avancer sans permission dans une demeure qui n'était pas la sienne.
Quelque peu rassurée par ses propres hypothèses, la jeune fille ferma la porte de l'étage et s'avança à pas discrets sur le perron, main droite sur la rambarde. Les marches de l'escalier ne firent qu'un bruit minime quand elle posa ses chaussures brunes dessus, à son grand regret ; le silence avait beau être reposant, elle n'était pas habituée à ce qu'il soit omniprésent. Ou peut-être ne l'était-elle plus. Habituée. Quoi qu'il en soit elle descendit les marches, une à une, suivant docilement le tapis rouge qui menait de l'entrée à l'étage. Sa robe verte suivit le mouvement de ses jambes à mesure qu'elle avançait, délaissée pour une fois du moindre tablier ; tap, tap, tap – stop.
A quelques mètres de la jeune fille, Rachel s'arrêta. Le bruit de ses pas cessa sur une note hésitante et surprise tandis que tout son corps, tendu, se figeait sur place. Ses yeux bleus-gris suivirent la lueur rouge qui auréolait son front. Rouge, auréole... D'un mouvement presque automatique, elle secoua sa tête de gauche à droite. Aucune mèche de cheveux ne s'échappa de sa queue de cheval stricte et serrée. Une auréole, à côté de ce qu'elle avait pu voir ici, ce n'était pas grand chose. Non ? Elle se remémora brièvement toute ces personnes étranges ou pire – Athées – qu'elle avait rencontré dans cet endroit et, un sourire légèrement contrit aux lèvres, la demoiselle se força à combler cette distance ridicule qui la séparait de l'autre. Ce n'était peut-être que son pouvoir. Ce n'était peut-être rien. Ce n'était peut-être...

Bon ; elle était là, maintenant, quoi qu'il en soit. Elle était là et elle ne comptait pas faire marche arrière. Les nouveaux arrivants avaient toujours besoin d'être rassurés.
Ou presque.
Mains jointes devant sa longue robe, évitant de son mieux de trop regarder cette lumière rouge qui encerclait l'air au-dessus de l'inconnue, Rachel s'éclaircit la gorge. Puisqu'elle avait besoin de se changer les idées, autant occuper son temps utilement.

« Excusez moi, mais vous... Avez besoin d'aide ? »

Sa gorge était encore serrée ; heureusement, elle doutait que quiconque s'amuse à lui en faire la remarque. Alors elle la regarda, attendit.
Wayne, en haut des escaliers, se roula en boule dans l'ombre de la rampe.

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Une étrangère. Imprévue.

Elle dévisage l’inconnue. Regard fixe, planté dans ses yeux. Ses scanners s’affairent à l’identifier. Personne. Elle n’est personne. Ses fichiers défaillent, encore. D’abord le lieu, maintenant l’individu. Son disque ne comprend rien, ne trouve rien. C’est déplaisant, frustrant. Elle ira en maintenance, une fois la famille trouvée. Et elle, elle n’est pas cette famille.

Elle a le visage d’une étrangère. Elle ne reconnait pas ses traits. Elle n’aurait reconnu aucun trait, sa mémoire effacée. Étrangère. Parce que son analyse lui permet de classer les individus. Elle différencie les gens. Comme eux la différencient, comme eux se différencient. D’ici, d’ailleurs. Fonction utile, pour eux. Incompréhensible, pour elle. Où elle ne voit que des humains. Des non-robots.

« Excusez moi, mais vous... Avez besoin d'aide ? »

Ils ont vu juste. Étrangère. Des mots qu’elle ne saisit pas. Un accent jusque-là jamais entendu. Une langue qui lui échappe. Mais elle comprend. Ça l’achève. De l’aide. Oui, elle a besoin d’aide. Elle a besoin de réponses. Pourquoi rien ne coïncide ? Pourquoi rien ne fonctionne ? Pourquoi rien n’est logique ? La logique est la seule chose qui soit programmée en elle, son cœur même, la base de son être. Et rien ici ne s’y plie. Elle a un problème. Un virus, un court-circuit. Peut-être. Elle est perdue.

Auréole verte. Le protocole avant tout.

Elle se rappelle qu’elle n’est qu’un objet destiné à améliorer le confort des humains. Elle est une machine. Elle doit se plier aux règles. Elle doit afficher ce voyant lumineux lorsqu’on lui adresse la parole. Parce que c’est la procédure. Parce que c’est confortable de pouvoir tout comprendre d’un seul coup d’œil, d’une couleur. Elle n’est pas humaine. Pas de place au doute, au mystère. Pas de tromperie.

Verte. Elle est à votre écoute. À votre disposition.

« Bonjour. Je souhaite, si possible, m’adresser aux propriétaires. »

Car elle est au bon endroit. Elle en est sûre. Elle retrace encore une fois son parcours. Bonne adresse. Ce manoir ne correspond pas, mais c’est là. Et elle appartient aux propriétaires. Fraude ou non, elle doit suivre les ordres. Inapte à contester. Que tout aille de travers importe peu. Elle est sûrement en faute. Elle ira se faire réparer. Ils l’enverront se faire réparer. Ou la jetteront. Encore.

Un frisson parcourt ses circuits. Ce serait logique. Ça, enfin, serait logique. Qu’elle soit obsolète, que son programme ne fonctionne plus correctement. Qu’on s’en débarrasse. Oui, logique Alors elle se met à préférer une autre vérité. À rêver, éveillée. Parce qu’elle ne dort jamais. Parce qu’elle ne rêve jamais, en fait. Elle qui n’avait pas bougé ne peut retenir un frémissement, léger, mécanique.

Elle se reprend. Censurée de ses propres pensées.
Et attend. Qu’on l’envoie à ses bourreaux.

Il y avait comme une raideur gênante, une tension presque imperceptible dans la façon dont se tenait l'inconnue. Rachel ne voyait ni larmes, ni inquiétude, ni joie dans les yeux qui la dévisageaient sans gêne : il n'y avait rien – strictement rien. Et elle ne disait pas que c'était un mal, non, ne voulait pas sous-entendre que cette jeune fille avait fait quoi que ce soit de répréhensible, mais... C'était dérangeant. Pour elle, c'était vraiment dérangeant. De toute sa vie, elle n'avait que trop rarement eu affaire à des personnes stoïques, apathiques, sans réactions, sans peurs, sans joies ni questions. Cette absence lui fit peur. Elle aurait préféré la voir fondre en larmes. Se gifla intérieurement d'avoir souhaité une telle chose ; serra plus fort ses mains abîmées devant sa robe. Tout se passerait bien. Il n'y avait aucune raison. Alors Rachel se reprit, inspira et, pleine de bonne volonté, s'efforça de croire que le choc de son enfermement avait simplement choqué cette personne au point où elle n'en savait plus comment réagir. C'était possible, plausible – et au fond, elle n'avait pas besoin que ça le soit pour réussir à s'en persuader. Elle voulait tellement voir le bon côté des choses.
Son auréole, verte, mit son sourire à rude épreuve. Quoi que puisse représenter cette lumière, sa signification n'était certainement pas religieuse. Ça n'aurait eu aucun sens. Ça n'avait déjà aucun sens, en fait : c'était bien ça le problème. Quand elle tâchait les murs de mille et une couleurs du bout des doigts ça n'en avait pas plus mais, au moins, elle savait à quoi s'attendre. Tandis qu'ici... Pourquoi changeait-elle de couleur ? Avait-elle fait quelque chose de mal ? Attiré son attention ? Activé son pouvoir sans le vouloir ?
Un peu inquiétée par cet anneau de lumière aux allures d'arme démoniaque prête à voler son âme, la jeune fille jeta un bref coup d’œil en arrière. Wayne dormait paisiblement dans un coin d'ombre, sourd à ses appels silencieux. Inutile de compter sur lui.

« Bonjour. Je souhaite, si possible, m’adresser aux propriétaires. »

Rassurée d'être placée face à une question sensée, logique – et surtout à laquelle elle pouvait répondre sans risquer de se tromper – Rachel regagna un peu de confiance en elle. Comme quoi elle avait eu tort de s'inquiéter : cette fille ne savait simplement pas qu'elle était au mauvais endroit, voilà tout. D'où son apparent désintérêt face à sa situation dramatique. Ça arrivait de temps en temps alors, du moins le supposait-elle, certains devaient entrer ici sans savoir à quoi s'attendre. S'ils ouvraient la porte d'un bâtiment inconnu pour échapper à la pluie, le décor n'avait pas à être inquiétant. Ça paraissait logique.
Un frisson glissa le long de sa nuque. Ça voulait aussi dire que c'était elle qui allait devoir lui expliquer ce qu'était cet endroit. Et ça, c'était tout simplement horrible.

« Hm, je suis désolée, mais, commença-t-elle avec un sourire sincèrement compatissant, il n'y a pas de propriétaires ici. Enfin, si, mais personne ne les voit jamais. Vous ne pourrez donc pas les rencontrer. »

Tout en se demandant si elle avait été suffisamment claire, Rachel réprima un soupir inquiet. Doigts croisés, tant au sens propre qu'au figuré, elle pria pour être comprise.

« Nous sommes tous... Je veux dire, toutes les personnes que vous rencontrerez sont prisonniers de cet endroit. Comme vous. La porte ne s'ouvre plus, nous sommes bloqués. »