Pas que Pénélope ait quelque chose à craindre, dans les faits ; si elle se faisait agresser, elle avait assez de force dans les bras pour mettre son adversaire en déroute – et ça quelle que soit sa taille. Seulement voilà, songea Solaine avec un bref regard pour ses roues dans lesquelles les pierres avaient tracé de minces sillons au fil des années, sans son AEA, monter et descendre les escaliers lui était impossible. Elle avait beau être déterminée et inventive, il y avait des montagnes qu'on ne pouvait pas gravir, qu'importe notre volonté. Les nombreuses volées de marches qui flanquaient cet endroit ridiculement haut en étaient un exemple flagrant. Agacée par ce constat (comme toujours lorsque son handicap venait gentiment lui tapoter l'épaule pour lui signifier sa présence), elle leva vers Nick un visage déjà contrarié.

« ... C'est qui, Pénélope ? »

Solaine cligna des yeux une, deux, trois fois. Tandis que Nick tournait la tête de gauche à droite, la jeune fille resta le regarder, bouche pincée et regard fixe. Il se fichait d'elle, là ? L'idée qu'il puisse légitimement ne pas savoir de qui elle parlait ne lui effleura pas l'esprit. Pénélope c'était Pénélope ; c'était son AEA, c'était le lutin rouge qui se cachait sous ses jupes et dont les escargots s'amusaient à dévorer la feuille. Pénélope.
Parfois, c'était trop dur de faire le tri entre les connaissances universelles et personnelles. Parfois, il arrivait à Solaine de ne pas prendre la peine de le faire (par habitude ou inconsciemment). Outrée qu'il puisse avoir oublié l'aimable créature qui l'avait trainé sur toute la largeur du pensionnat, elle faillit l'insulter. Une fois de plus ou de moins, ça n'aurait pas fait grande différence. Heureusement pour lui, Nick eut l'illumination tant attendue à moins de deux secondes de l'éclat prévu.

« Ton AEA, c'est ça ? Il devrait pouvoir se débrouiller seul, non ? »

La jeune fille laissa s'échapper un grommellement inintelligible, titillant un fourré avec le bout en métal de la pelle. Rien n'en sortit ; elle leva bêtement les yeux vers les arbres et les lianes qui en pendaient et qui n'attendaient qu'à être saisies. D'habitude, Pénélope ne s'éloignait jamais d'elle. Trop peur des bipèdes pressés qui couraient les couloirs et auraient pu écraser le farfadet sans se retourner. Trop peur de tout. Le monde était grand, quand on ne faisait que vingt centimètres de haut ! Au souvenir désagréable des moustiques qu'elle avait vu tournicoter dans un coin plus tôt, Solaine se demanda si les amis imaginaires pouvaient y être allergiques. Cette question pertinente la fit s'agiter sur son siège. Ça aurait bien été sa veine, s'ils retrouvaient Pénélope empoisonnée dans un coin de la forêt !
Misère.

« Oui, sûrement. Mais sans elle, je peux pas descendre et monter les escaliers. »

Le fait même de l'avouer lui irritait la gorge. Elle poussa un soupir, résista à l'envie de hurler le nom de son amie à travers les arbres, et se résolut enfin à considérer le problème avec calme. Elle finirait par revenir. Elle revenait toujours. Serpents et moustiques ou non.
Reposant ses yeux bleus sur la silhouette en ferraille de Nick, une autre interrogation lui agita les neurones. Et comme ce n'était pas son genre d'être discrète (et qu'elle le détestait), elle la posa sans plus y réfléchir.

« Ton AEA est pas avec toi ? »

A moins qu'il soit exceptionnellement petit ou invisible... Ou alors c'était un caméléon. Que quelque chose puisse être présent sans qu'elle l'ait au préalable remarqué dérangea singulièrement Solaine. C'était pas rassurant. Enfin, tant que ce n'était pas un éléphant invisible, hein.
Et comme elle n'avait jamais assez de pensées inutiles à encombrer son petit cerveau impulsif, elle se lança le pari de deviner quel animal pouvait avoir inventé Nick pour lui tenir compagnie.

Les propositions risquaient de ne pas être très flatteuses.

Un gorille, peut-être ? Ou alors une souris minuscule ; ça pouvait tout aussi bien être une pomme de pin, vu l'intelligence ô combien développée de son interlocuteur. Adorable quand il s'agissait de coller des descriptif à Nick et tout ce qui se rapportait à son nouveau meilleur ami, Solaine en avait presque oublié que la réponse puisse différer de ses propres interrogations. Aussi, lorsqu'il fit la description de son AEA, elle fronça les sourcils comme s'il lui racontait une bonne blague avant de se souvenir lui avoir elle-même posé la question. Oh, bien ; elle était presque déçue que ce ne soit effectivement pas une pomme de pin, elle aurait pu s'en moquer à loisir. Si la chose en question avait des crocs, l'affaire était différente. Elle se demanda d'ailleurs ce que ça pouvait être. Un lion ? Une ombre fugace passa dans son esprit qu'elle effaça d'un revers imaginaire et angoissé de la main. Les yeux fauves qu'elle se représentait la mirent mal à l'aise. C'était bien le moment de penser à ça...

Pénélope n'était toujours pas revenue.

« Enfin bref, de toute façon il est pas là. Et il pourrait pas t'aider à remonter les escaliers. »

Cette fois-ci, la paraplégique soupira. Contrariée, elle envisagea les arbres et se fit la remarque qu'on aurait très bien pu construire une cabane avec tout ça. Voilà une excellente idée ; au pire elle pouvait rester là et vivre en ermite pour le reste de sa vie. Pas d'escaliers, pas de marches ni de placards impossibles à atteindre, juste elle, les moustiques et le crâne de rat pour compagnie. Pas mal, non ? En fait, Solaine rêvait d'un monde plat comme la plus belle des plaines et sans étages. Les architectes ne pensaient jamais aux gens comme elle. Qu'est-ce qu'elle aurait fait sans son AEA...
Si ça se trouve, Nick allait en profiter pour la laisser s'égosiller en haut d'une marche, ce sale tortionnaire maladroit et sadique, pensa-t-elle en regardant une motte de terre brune subir les assauts injustes du jeune homme agacé. Ou l'envoyer rouler jusqu'en bas.

Attendez, ce n'était pas à ça qu'elle avait pensé quand elle cherchait un moyen de déplacer son armure encombrante ? Mince.

« Bon, c'est bon, on a fini ? J'te rappelle qu'on cherchait Aphrodite, en fait. »

Ah oui, Aphrodite. Elle devait manger l'armure de l'idiot pour le faire sortir, ou elle ne savait plus trop quoi. Solaine trouvait ça presque dommage : il avait plus fier allure là-dedans (maintenant que la coque de fer était à sa taille et qu'il n'avait plus l'air d'un clown) que sans, avec ses habits mal arrangés et ses cheveux en bataille. L'armure avait l'avantage de laisser place à l'imagination de côté là.
Sans songer un petit instant qu'elle aurait été dans les ennuis s'il avait pu lire ses pensées, Solaine haussa les épaules. Soit, soit ; ils n'avaient rien trouvé, elle allait tenir sa promesse. Elle en avait fait une, au moins ? Après avoir jeté un regard à la fois vexé et affligé à sa macabre découverte, qu'elle avait gentiment rendu aux insectes, elle tendit la pelle à Nick.

« Okay, on y va. Tiens ça le temps qu'on sorte, je le ramène avec moi. »

Elle n'allait pas repartir les mains vides, et en plus ça pouvait être pratique. Si quelqu'un voulait l'agresser, ou... On était jamais trop sûr, au pensionnat. Et pour quelqu'un qui n'avait pas ses jambes, ça pouvait les remplacer pour un coup bien placé qu'elle ne pouvait pas asséner avec ses mains. Et puisque son fusil s'obstinait à tirer sucreries et papiers pliés...

« Mais je te préviens, je peux pas vraiment voler, alors je sais pas comment je vais faire pour descendre. »

Suite à quoi, en bonne jeune femme bien élevée, elle jura à l'intention des fougères qui lui barraient la vue.
Elle avait plutôt intérêt à ne pas se balader dans les sous-sols, Aphrodite.

« Bah on se débrouillera hein. Y a peut-être des rampes pour grabataires. »

Solaine poussa une exclamation outrée, à demi étouffée par une insulte qui vola à l'adresse d'une plante qui l'empêchait de rouler assez vite pour rattraper l'abruti en armure et lui foutre un coup. Elle se désillusionna toute seule en constatant le vide dans ses mains, et se maudit pour avoir passé la pelle à Nick. Avec quoi elle allait pouvoir lui faire la leçon, maintenant ? Avec ses petits poings ? Wah, nul doute que le chevalier de pacotille allait en trembler de peur ! Le mécanisme grinçant du fauteuil accompagna ses jurons silencieux, rythmant une marche inégale et précaire sur le point de se renverser à chaque instant. Hors de question de s'étaler à nouveau par terre, sa fierté (amochée) ne l'aurait pas supporté. Solaine faisait donc un pied de nez à chaque ondulation du terrain ; ça ne servait à rien, dans les faits, mais ça la motivait.
Et l'autre espèce de... de lui qui allait partir sans elle ! Elle jura que s'il lui fermait la porte à la figure, elle le désosserait proprement et dans les règles de l'art. Elle savait le faire. Ça ne pouvait pas être plus dur qu'une dinde ou une poule.

Nick la sortit heureusement de ses hypothèses culinaires. Sur le coup, elle ralentit la cadence sans s'en apercevoir.

« 'puis au pire, j'te porterai hein. Puisque Mademoiselle aime pas les escaliers. »

Avant que la jeune fille ait pu ouvrir la bouche pour rétorquer quoi que ce soit, le malpoli avait disparu derrière la porte, la laissant seule à quelques mètres du but, encore entourée du cri des animaux et de l'humidité de la jungle. Solaine se laissa retomber contre le dossier, un soupir amer et indécis au creux des lèvres. Et voilà, il l'avait abandonnée ! Il avait plutôt intérêt de l'attendre à l'extérieur. Il avait encore sa pelle, en plus. SURTOUT sa pelle, se corrigea-t-elle avec une mauvaise foi qu'elle ignora tout à fait. Ce n'était pas comme si elle avait besoin de lui pour descendre ou monter les escaliers, elle se débrouillerait ! Avec ou sans rampes de... grabataires.
Elle poussa avec ardeur jusqu'à la porte, sur le seuil de laquelle elle jeta un regard soucieux en arrière. Pauvre Pénélope, pourvu qu'elle n'ait pas eu d'ennuis ! Pour son amie imaginaire, Solaine laissa la porte entrouverte. Un bref moment de calme avant que la tornade ne revienne et ne hurle à travers le couloir, faisant tressauter la tapisserie et ses dorures :

« NICK RALENTIS JE SUIS ENCORE DERRIERE JE TE SIGNALE ! »

Puis plus bas, parce que ça, il n'était pas censé l'entendre au contraire de son dernier barrissement :

« Et j'ai pas besoin de ton aide, d'abord. »

Les roues se remirent en marche, assurées sur ce sol stable et droit. Mais alors vraiment, vraiment pas.