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| Sujet: La bouche d'un monstre Mar 4 Juin 2013 - 20:14 | |
| Noiraud reste droit, comme figé, balayant du regard l’incroyable spectacle qui s’offre devant lui. Le hall dans lequel il vient de pénétrer est grandiose, tellement impressionnant que cela en est presque effrayant. Pourtant, ce n’est pas la première fois qu’il se retrouve dans une pièce somptueuse, puisque Mlle Ombrelle, la jeune fille qui l’avait recueilli avec tant de bienveillance, possédait elle aussi un manoir très coquet. Mais une telle… majesté. Oui, c’est cela, il a l’impression de se trouver dans le palais d’un roi. Il y a même un grand tapis rouge…
Lui fait pâle figure – évidemment, me direz-vous, puisqu'il est blème comme la neige – à côté. Ses cheveux blancs couverts de boue, et même de quelques feuilles ; son chemisier déchiré au coude et à l’épaule ; une bretelle qui pend sur sa cuisse ; ses culottes courtes rapiécées ; ses chaussettes de laine usées ; ses souliers crottés… On dirait un petit vagabond sans le sou, sale comme un rat d’égout.
Les yeux encore plus grands qu’à l’ordinaire, il parcourt lentement la salle, incroyable préambule à ce drôle d’endroit. Il n’y a personne, mais Noiraud perçoit quelques bruits, de pas et de murmures, qui filtrent des étages. Le château est donc habité, et très habité, si on peut le dire ainsi. Parmi les chandeliers, les tapisseries, les tableaux, tous très ouvragés, Noiraud remarque une sorte de panneau de liège sur lequel sont placardés quelques papiers, à la manière d’une annonce.
Comme il est fier alors, d’être en mesure de savoir déchiffrer ce qui auparavant n’était qu’une succession de gribouillis ! Cela ne fait que quelques semaines qu’il sait lire correctement. Il en comprend à présent l’utilité, et c’est avec un petit sourire satisfait qu’il s’avance vers le panneau. Ses jambes sont engourdies et légèrement chevrotantes, ce qui lui rappelle son épuisement. Il n’a pas mangé depuis des jours. Mais l’espoir est né à nouveau en ayant poussé les portes de cette mystérieuse demeure, dont Noiraud veut croire qu’elle saura l’accueillir avec chaleur. Et l’espoir donne des forces.
La démarche un peu gauche, la petite silhouette spectrale de Noiraud arrive devant le panneau d’affichage. Il doit lever la tête pour lire les différentes annonces qui le remplissent. Son air assuré s’efface peu à peu, à mesure que les traits de son visage s’affaissent et que la vérité s’abat comme un mur devant ses yeux. Le premier mot qu’il lit est celui de Periple Skye, et en guise d’introduction, il est plutôt cru. Ses sourcils blancs se froncent au fur et à mesure de sa lecture, les explications peinent à accéder à sa conscience.
Ce n’est pas possible, ce n’est pas possible, ce n’est pas possible. Cette phrase résonne en lui comme un barrage. Lui qui se croyait sauvé, lui qui voyait son cœur apaisé par la promesse d’un foyer chaleureux, d’un toit rassurant, non ! Non, non, rien de cela ! ll ne fait qu’effleurer des yeux la partie sur les espèces d’animaux et tout le reste, ce qu’il vient de lire avant est déjà trop, trop pour lui. Il en a trop vu, trop bavé pour que cela soit vrai !
Le deuxième mot, plus chaleureux, pourrait le tranquilliser par son ton gai et rassurant, mais il n’en est rien, car c’est un deuxième témoignage qui vient confirmer le premier. Le doute s’amenuise, ce n’est pas n’importe quoi, ce n’est pas une farce ou un délire. Et un troisième, encore plus effroyable, puisque l’auteur assure être… un fantôme ! Cette fois-ci, le cœur affolé, Noiraud s’écarte d’un pas, comme s’il craignait que les mots punaisés lui explosent à la figure. La panique court en lui comme du courant électrique. Elle pénètre ses organes et son esprit, bouillant. Il agrippe ses cheveux et regarde autour de lui, faisant un tour sur lui-même. Ce n’est pas possible !
Sa figure est devenue bleutée, car son sang lui est monté au visage. Une personne commune serait rouge comme une tomate. Il s’élance en direction de la porte d’entrée, qui sera ouverte, c'est sûr, pitié, qu’elle soit ouverte. Il tire sur la grosse poignée, il force de tout son poids, quelques exclamations gémissantes s’échappent de sa bouche. Fermée. Elle est fermée ! Il retente le coup trois fois, et trois fois la porte semble le regarder avec fatalité, révélant par son immobilité ce qui ne parvient pas encore aux pensées du petit garçon. Il ne peut pas sortir.
Il recule de quelques pas maladroits, observant de ses yeux bleus la porte immense et condamnée. Elle est une bouche, la bouche d’une énorme et terrible créature qui vient de l’avaler. Il ne peut s’extraire de cette emprise, de ce monstre, il est forcé d’être lentement digéré. Un frisson d’horreur le parcourt des pieds à la tête. Il se retourne et regarde lentement chaque recoin du hall grandiose, qui a l’air bien plus redoutable que lors de sa première impression. Ses yeux se brouillent, sa respiration est devenue sèche, laborieuse. Il a même froid, tout d’un coup.
Il se souvient alors de la première phrase qu’il a lu sur le panneau d’affichage : « Si vous lisez ces lignes déposées sur ce misérable bout de papier, c’est que vous venez de commettre une grossière erreur, certainement la plus grosse de votre vie ». Le barrage cède, la réalité diffuse en lui son poison incurable. Il est prisonnier. Et il ne sait même pas de quoi.
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