Elle est là devant vous, elle vous fixe sans un mot. Vous sentez son regard peser sur le moindre de vos gestes, attendant le faux-pas qui vous rendra vulnérable. Le mouvement fatidique qui fera de vous, son esclave. Elle sourit, sournoisement, comme si vous voir balancer sur le long fil de la vie, l’amusait. Cruelle. Elle vous fait peur, vous effraie, vous rend frêle, chétif. Face à elle, vous n’êtes plus rien. D’ailleurs, vous n’avez jamais été important, pour elle. Vous êtes juste son divertissement, avant de devenir son repas. Elle se joue de vous. Sans cœur et sans pitié. Vous continuez à marcher tel un funambule, sans savoir qu’au bout de cette corde instable, il n’y a rien. Le vide. C’est un chemin sans finité, mais vous n’avez pas le choix, vous devez avancer. Vous priez que ce ne soit que temporaire. Et soudain, le faux-pas. Celui qu’elle attendait tant, ce geste qu’elle espérait vous voir faire. Alors, elle se jette sur vous, sa proie et vous basculez dans le vide. Le fil est brisé. Et vous voilà esclave de la reine de ces lieux, la Folie. Vous n’en ressortirez jamais. Vous êtes son prisonnier, dans ce pensionnat maudit. Vous n’auriez jamais dû vous laissez tenter par l’échappatoire qu’était le vide. A présent, vous êtes foutu, instable mentalement, déraillant complètement. La Folie vous possède, elle est en vous, autour de vous. Vous n’êtes plus que son pantin. Un fou de plus dans le pays de la Folie. Et tandis qu’elle se rit de vous, pris au piège des griffes du destin, vous entendez sa voix résonner dans votre tête :
« L’Humanité est si fragile, qu’elle bascule dans la Folie si facilement… »

Petit coeur fragile. L'homme sage qui ne cesse de parler, des mots scientifiques, du baratin. " Plus que quelques jours ". L'odeur affreuse des médicament. Les gentilles infirmières. Maman qui pleure et fait comme si j'étais déjà morte. Un oiseau à la fenêtre. Les enfants riant dans le parc. Les fleurs dans les arbres. Papa dans son fauteuil. La vraie vie. On me dit résistante. Seulement ce petit coeur fragile ne sait plus battre. La machine crie, le temps s'arrête. Plus rien dans la poitrine. Les yeux qui se ferment, la morgue, la tombe. Adieu maman, adieu papa.

La fillette s'assoie sur la chaise, scrute la pièce vide dont elle est la seule invitée. Elle reste là à attendre dans le noir une longue heure, bercée par le souffle du vent qui s'engouffre par la serrure indiscrète. La tapisserie fait le tour de la salle, la compresse et l'étouffe dans un étau de souvenirs glacés. Elle n'a que ses yeux pour pleurer, même pas sa bouche pour gémir ou ses oreilles pour entendre de douces consolations. Elle se lève, et le bruit de ses chaussures sur le plancher ciré la laisse indifférente – mais pas par choix, vous savez.

Une armée d'instruments lève vers elle son bois luisant et riche de concerts. Elle s'approche d'une forme voilée de velours rouge, passe ses doigts d'enfant sur le tissu en une imprécation muette. Ils sont aveugles à sa peine, ils se fichent bien qu'elle vienne sangloter sur eux tous les jours depuis quatre mois. Est-ce qu'il rentrera un jour ? Elle hésite à sortir le doyen de son sommeil poussiéreux.

« La musique est fragile, c'est un chant qui s'élève et disparaît à la moindre brise. C'est un oiseau timide. »

Elle veut qu'il lui apprenne encore la musique. Qu'il lui mette les notes entre les mains, qu'il lui dessine ce monde inaccessible. Qu'il la laisse sentir les vibrations quand il joue, qu'il lui permette de saisir les contours pastels et les dorures dont une nature cruelle a affublé les sons. Qu'il triche encore avec la vie et la rende heureuse.

Françoise tire le linceul de la viole en deuil. Dans la clarté d'un rayon de lune, il lui semble entrevoir ce sourire un peu brisé dont elle est tombée amoureuse.
Il murmure « adieu ».