Le beau bâtiment était à l'angle d'une rue où les parures dorés faisaient la sourde oreille à ses chaussures usées et ses vêtements rapiécés ; où les dames passaient sans un regard pour sa jupe sale et ses mains maculées de suie. La gamine venait toujours se promener là quand elle s'échappait de sa maison branlante et habitée de visages tristes, les fleurs qu'elle essayait de vendre accrochées à son cou. Elle n'avait d'yeux que pour les fenêtres larges et claires et pour les garçons aux costumes soignés, comme sortis d'un conte de fées, qui y étudiaient.
La petite paria de Londres, sous les fumées noires de la nouvelle ère, avait un rêve.

Il la voyait toujours près de l'école, tassée dans un coin dès que la cloche ordonnait aux élèves de regagner les dortoirs ; il la voyait le matin et le soir, si petite et fine dans ses hardes misérables, détonnant sur ce fond prédécoupé de beaux bâtiments. Il l'observait quelques fois poser ses mains sur le rebord de la fenêtre et contempler l'intérieur, avec un sourire qu'il n'avait vu nulle part ailleurs. Et entre deux sermons étriqués, cette lueur lui donnait chaud au cœur.
L'héritier prodige, gardé de toutes les misères du monde, avait lui aussi un rêve.

Arrête de divaguer, Perrin. Tu ne pourras jamais tous les aider, quoi que tu fasses.

Il l'avait surprise au son habituel de la cloche et lui avait donné une pièce en échange d'une fleur, la retenant par le bras quand elle avait voulu s'enfuir.

Celui que nous avions tous les deux.

« Comment est-ce que tu t'appelles ? »

La fillette avait ôté sa capuche, révélant deux fossettes ravies et une mer de boucles auburn.

« Ombeline. »

Les genoux en charpie, il s’accouda à la rambarde et laissa s’enfuir un soupir glacé ; l’observa se changer en cristaux de glace devant ses lèvres qui souriaient à moitié. Le disque pâle du soleil se lovait dans l’horizon noircissant. Le garçon devinait, dans ces cernes sombres, des étoiles adamantines occupées à se faire belles. A combien de carats estimait-on le ciel ?
Les yeux remplis de paillettes dorées, il s’élança à nouveau à l’assaut des marches. Il fallait se souvenir de tout : des tons clairs, des foncés, des nuages, des fées qui chantaient sur les branches. La chambre, elle, était tellement terne et blanche.
« Tu voudrais pas te réveiller ? C’est beau, dehors. J’ai vu… »

Il monta aussi le lendemain. Les fées dormaient sûrement. Il y avait des étoiles, et le ciel était orange.
« Tu voudrais pas te réveiller ? C’est beau, c’est vraiment beau… », mais il n’avait plus l’air aussi convaincu.

Il monta encore le mois suivant. C’était le crépuscule.
« Tu vas pas te réveiller, alors ? C’est chouette, pourtant. Y a plein de choses qui brillent, comme des étoiles, sauf que c’en sont pas », cette fois, amer.

Il monta. Presque nuit.
« Si au moins je savais ce qui te retient là-bas, à quoi tu rêves… Parce que les miens… C’est vivant, un rêve, c’est comme nous. Ça vieillit… »
Il pleura, ce jour-là. Ce n’était pas encore assez. Il fallait monter et tout décrire encore une fois ; ç’avait été si beau.

Le cœur en charpie, il sauta par-dessus la rambarde et laissa s’enfuir un soupir transi ; l’observa se changer en cristaux de glace devant ses lèvres qui souriaient à moitié. Puis plus rien. A combien de carats estimait-on un rêve ?

Bilip Bilip. Bilip Bilip.
Main qui s’écrase sur le réveil. Encore une journée qui démarre. Les jambes qui sortent du lit. Mécaniques. Le corps qui suit. Lourd. Lourds les pas qui traînent. Ce miroir qui reflète ses joues creuses, ses cernes profonds, ses cheveux grisonnants. Ce miroir qui se laisse recouvrir par la vapeur d'eau chaude.
Routine. Même route qui mène au même endroit. Chaque jour. Encore et encore. Les jambes qui sortent de la voiture. Mécaniques. Le corps qui suit. Rapide. Rapides les pas qui pressent. Les bonjours. Les coups de téléphone. Les cafés. Le déjeuner. Les cafés. Les coups de téléphone. Les au revoir.
Corps qui s’écrase sur le canapé. Encore une journée qui s’achève. Des yeux qui doucement se ferment.
Des bruits qui provoquent un sursaut. Quelques boucles qui t’effleurent le nez.

« Perrin, je suis rentrée mon chéri.
- B’soir ma puce … »

Les lèvres qui s’effleurent. Des corps qui se séparent. Elle qui va manger. Toi qui retourne dormir.
Le corps qui rentre dans le lit. Mécanique. Les jambes qui suivent. Fatiguées. Fatigué de cette vie qui t’entrave. Toi qui préfère dormir. Et Rêver. De ce qui te plaît.