Soupir aux lèvres, Rachel reposa un énième livre à sa place avant d'en tirer un autre de sa cachette en silence. Tortures et — urgggh. La grimace sur ses lèvres n'avait rien de bien gracieuse, mais la solitude et l'absence de parents ou d'aînés pour la recadrer laissait des marques dans son comportement qu'elle peinait à effacer ensuite. Encore aurait-il fallu avoir remarqué la différence, quoi qu'il en soit. On ne se voit pas changer.
Et puis qui rangeait les livres n'importe comment, aussi, hein ? Elle était peut-être un chouïa maniaque sur les bords, de temps en temps, mais remettre ce qu'on a pris là où l'a trouvé n'avait rien de franchement compliqué. C'était la base. Le minimum syndical. Ça permettait de tout retrouver facilement et, tant qu'à faire, de ne pas traumatiser les yeux innocents de ceux qui feuilletaient des livres de jardinage et se retrouvaient avec un roman érotique dans les mains entre le romarin et les haricots.
Intriguée par le bruit, elle se retourna pour lancer un regard interloqué sur sa gauche. Elle n'avait jamais eu l'occasion de voir une bibliothèque avant d'arriver ici et, pourtant, même elle avait compris que c'était censé être un lieu silencieux ; le respect n'étouffait pas grand monde, ici.
Rachel s'était presque décidée à ignorer tout ça et à reposer son livre sur la torture au Moyen-Âge quand on lui colla un truc sur la figure. La jeune fille suivit le mouvement en opérant un demi-tour qui lui donna le tournis, tout ça pour voir les malfaiteurs disparaître plus loin. Instinctivement, elle porta sa main à sa joue pour essayer d'arracher ce qui pouvait s'y trouver ; mais rien.

Et ça n'avait plus aucune forme d'importance, de toute façon, à partir du moment où son regard croisa celui de la jeune femme non loin. Elle avait l'impression de l'avoir déjà vue, peut-être même d'avoir déjà discuté un peu avec elle, et pourtant – c'était différent, non ? Son cœur battait tellement fort dans sa poitrine qu'elle dut ramener ses mains et le livre devant ses côtes pour les tenir en place.
Elle n'avait jamais dû la regarder vraiment, jusque là, parce que sinon elle n'aurait jamais pu la laisser partir sans rien dire. Elle ressemblait à un ange.
Joues empourprées et le souffle un peu court, Rachel tenta un pas en avant.

« Uhm... Vous, euh – bonjour ? »

Magnifique (comme son visage). Elle allait la prendre pour une imbécile.
Son cœur battait tellement fort qu'elle ne s'entendait plus penser, mais quand même. Ce n'était pas une raison.

Elle le regardait aussi. Leurs yeux se croisèrent.
Un doux sentiment vint l’envahir et ce fut comme si tous ses problèmes avaient été balayés d’un coup. Les ailes à ses hanches le picotèrent, comme frémissantes et prêtes à battre et l’élancer jusqu’au plafond. N’arrivant pas encore vraiment à les contrôler, elles répondaient surtout instinctivement à ses émotions.
Son adorable bonjour l’en submergea.
Pourtant, il fallait rester calme. Ses mains fines de femme glissèrent de sa jupe aux amas de plumes et son minois se teinta de pourpre de la même manière que son interlocutrice. Sa beauté lui semblait si pure … Une drôle de chaleur s’était accumulée au niveau de ses oreilles et engourdissait ses sens.

« Bonjour, mademoiselle. »

Lukas lui répondit avec son plus franc sourire, un dont il n’avait plus l’habitude. Même dans son corps d'origine, le voir avec une telle expression restait rare.
Enfin, que la jeune femme vienne le saluer soudainement devait bien signifier quelque chose. Il lui avait semblé qu’elle essayait de dire quelque chose, non ?

« Vous … avez besoin de quelque chose ? »

Il espéra ne pas avoir paru trop froid, pour le coup. Il ne faudrait pas qu’elle pense qu’elle le dérange, car c’était tout le contraire. Pour preuve de sa bonne foi, il s’approcha un peu.
A chaque pas, il sentait son faux cœur cogner un peu plus fort, encore et encore.

Avoir les mains serrées contre le livre serré contre sa poitrine serrée par l'émotion lui donnait un peu la sensation d'être enfermée dans un carcan de coton ; un voile ferme mais délicat qui l'enveloppait du cou à la taille, la maintenait debout, allégeait le poids de ses épaules et maintenant sa tête droite. Elle aurait pu rester là des heures sans fatiguer, juste à la regarder. Ça lui aurait presque paru suffisant.
Mais c'était ce presque insignifiant qui lui avait fait faire un pas en avant, et c'était lui qui la poussait à vouloir poursuivre la conversation maintenant qu'elle était engagée.
Le sourire de la jolie colombe la fit fondre de l'intérieur.
Elle n'avait jamais eu aucune raison de se considérer timide, mais cet endroit avait inhibé des réflexes qu'une communauté fermée avait rendus simplissimes — tout le monde ici était tellement différent d'elle. Pas forcément dans le mauvais sens, songea-t-elle en dérobant son regard sur la droite, gênée, avant de le ramener sur l'objet de ses tourments.
L'idée qu'elle n'était pas du tout son genre — dans tout les sens du terme — ne parvenait qu'à lui chatouiller l'arrière de la tête sans s'imposer comme elle l'aurait dû ; sa taille fine et son minois de demoiselle lui semblaient être des qualités, malgré tout ce que le bon sens aurait dû lui hurler à la figure.

Paniquée par sa question, elle serra plus fort ses doigts autour du livre avant de se rappeler que oh non, ça parle de tortures, c'est affreux, et de se mettre à chercher comment s'en débarrasser sans avoir l'air suspecte ni laisser voir le titre ; à défaut d'une meilleure idée, elle rit gentiment, déplia les bras, baissa les yeux sur la couverture — que son émotion avait tâché d'un rouge vibrant, bien joué Rachel, c'est pire que tout, et l'encastra avec plus de force que nécessaire dans la rangée à sa gauche.

« Oui ! » Et maintenant tu dois trouver quoi, cruche. « Jeee... Je cherche un livre ? Sur... Un - un roman, balbutia-t-elle en jouant avec les pans de sa robe, qui était en train de virer arc-en-ciel là partout où ses mains s'égaraient. Quelque chose de... »

C'était tellement plus simple de se laisser courtiser. Elle détestait se sentir stupide.
Une inspiration de noyée plus tard, elle croisa le regard de la demoiselle et s'y accrocha pour trouver du courage.

« ... Romantique ? »

Voyant que la jeune femme ne lui tenait pas rigueur de son manque d'expansion, l'esprit de Lukas s'allégea. Tant mieux. La blesser ou la faire se sentir mal était bien là les dernières choses qu'il souhaitait.
Quelles étaient les premières ? Hmm ... Passer un peu de temps avec elle ? Lui préparer son gâteau préféré ? Il allait falloir qu'il lui pose la question. Et peut-être son nom aussi, tant qu'à faire. Ça devait être un joli nom, il n'en doutait pas, mais ça ne lui semblait pas être le bon moment pour le lui demander, si ? Ils avaient le temps, ceci dit, tant qu'elle ne disparaissait pas avant qu'il ne le sache ... Au pire, il se sentait de mettre le pensionnat sens dessus-dessous rien que pour la retrouver.

Ceci dit, autre chose semblait la tourmenter. Elle était toute rouge. De la fièvre, peut-être ? Son instinct lui imposait d'apposer sa main sur son front afin de vérifier sa température, mais il n'était pas encore assez proche d'elle (dans tous les sens du terme) pour oser. Ce n'était pas une enfant, il ne pouvait pas se comporter ainsi avec elle. Le rose de son visage à lui s'intensifia aussi. Qu'elle manque de renverser l'étagère ne l'aurait pas plus que ça questionné, il était prêt à tout lui pardonner et l'aider à ramasser, tant qu'à faire.

« Jeee... Je cherche un livre ? Sur... Un - un roman. Quelque chose de... Romantique ? »

Ses yeux n'arrivaient pas à se détacher des siens et ne remarquaient pas ses signes de nervosité. Romantique ?
Lukas réfléchit en son fort intérieur. Malheureusement, même s'il y passait le plus clair de son temps, il ne connaissait pas si bien que ça les rayons de la bibliothèque. Il n'était même pas certain qu'elle soit rangée d'une quelconque façon.

« Romantique ?, se sentit-il obligé de répéter à voix haute. Qu'est-ce que c'est, pour vous, une histoire romantique ? »

La curiosité n'était pas inexistante et ... le thème l'inspirait, bizarrement.

Le cœur de Rachel (ou son cerveau, pour ce qu'elle en savait) poussa un petit soupir triomphant en voyant que son interlocutrice n'avait pas l'air traumatisée par ses manières de brute. C'était déjà ça de pris. Peut-être n'en pensait-elle pas moins, mais elle eut la courtoisie en tout cas de ne pas le lui faire remarquer. Sa gentillesse tacite lui mit un peu de baume au cœur.
Et elle aurait aimé rire, doucement, élégamment, comme une demoiselle bien élevée, pour mieux lui affirmer n'être d'ordinaire ni si gauche ni à ce point nerveuse ; malheureusement, à son grand regret, c'eut été mentir. Remarquez, il aurait peut-être mieux valu essayer d'être quelqu'un d'autre, histoire de lui plaire, mais —
Allez, on se calme. A défaut d'être intéressante ou même jolie, elle pouvait au moins être un minimum honnête. C'était une qualité appréciable, non ?

« Qu'est-ce que c'est, pour vous, une histoire romantique ? »

La nervosité laissa place sur son visage à un canevas d'un blanc presque parfait. Elle lisait trop peu pour avoir des références à lui donner, des exemples à citer. Elle lisait trop peu pour lire bien, d'ailleurs, et se demanda soudain si la jeune femme lui en voudrait de l'avoir dérangée sans même avoir d'affinités particulières pour la lecture. Être dans une bibliothèque aurait dû vouloir dire qu'on s'y connaissait, peut-être, non ? Elle n'en savait rien.
Et question romance, c 'était encore pire.
L'esprit vide de la moindre réponse, elle sentit la panique remonter en vagues irrégulières.

« Euhm... Je ne sais pas trop, s'entendit-elle avouer, mains nouées sur la jupe dorénavant froissé de sa robe. Une histoire d'amour ? Deux personnes qui se rencontrent, tombent amoureuses, et... »

Et ?

« J'aimerais que ça se finisse bien, » marmonna-t-elle en évitant soigneusement le regard de sa guide.

Lukas tendit l'oreille pour ne rien manquer de sa petite voix. Il n'aurait pas aimé devoir la faire se répéter ou quelque chose. La pauvre semblait si nerveuse, en plus de fiévreuse. Finalement, ses yeux s'enquirent à quitter son visage pour voir ses mains qui froissaient sa jupe aux drôles de couleurs. Ça lui faisait mal de la voir ainsi torturée.
Au diable les conventions, son corps avançait tout seul.

« Hm ... Je vois ... Oui, c'est vrai que c'est mieux quand ça finit bien. »

Tout doucement, pour ne pas la surprendre plus que ça n'allait déjà le faire, la valkyrie tendit les mains et ses doigts effleurèrent les siens. Il se demanda un instant si son contact était agréable ?
Prenant complètement ses paumes dans les siennes, il tentait de lui insuffler un peu de sa sérénité.
Comme si de rien n'était, il continua tout sourire :

« C'est assez fréquent, comme histoire, j'ai parfois l'impression. Pourtant, j'ai toujours eu du mal à comprendre ... »

Il faisait sans mal le spectateur, ce n'était pas la question. Cependant, ça ne le touchait pas toujours. Alors que là ...

« C'est un concept un peu alien, pour moi. Mais ... C'est bizarre. Je dois vous avouer que j'ai l'impression que je commence à saisir. »

Un petit peu. Peut-être. A tout ces drôles de sentiment, la gêne commençait elle aussi à pointer le bout de son nez.

« Désolé, je parle un peu trop. Je veux vous aider. »

Sans trop savoir pourquoi, Rachel sentit une pointe de soulagement venir crever la poche de stress dans ses poumons en l'entendant acquiescer. Elle avait besoin de jolies fins, oui — de mariages, d'enfants, d'amour éternel que rien ne peut briser. Elle voulait que tout le monde soit heureux. Si seulement on avait pu lui donner la certitude qu'elle ne mourrait pas seule et triste, incapable de croire en rien, elle aurait pu vivre sans s'inquiéter ni verser trop de larmes.
Yeux baissés au sol, elle vit les jambes puis les mains de la jeune femme entrer dans son champ de vision sans oser relever la tête. Le contact de ses doigts contre ses phalanges fit remonter des frissons inexplicables jusqu'à sa nuque pliée ; pourtant, ses articulations se détendirent, se laissèrent faire, et elle se surprit à abandonner ses mains aux siennes sans vouloir les en enlever.

Rachel sentit ses muscles se délasser tout doucement au son de sa voix. Elle l'avait jolie mais calme, apaisante, et elle se fit la remarque étrange que c'était un peu comme entendre une berceuse avant de dormir. Se faire emmener quelque part, tout doucement, sans avoir peur d'y aller.
Une inspiration plus tard, elle s'efforça de relever la tête.

« Ah, pas la peine de vous excuser, balbutia-t-elle en étouffant un rire gêné. C'est vraiment gentil, merci. »

Beaucoup l'auraient envoyée promener, ici. Elle en était persuadée.

« C'est juste... Que certaines choses allaient de soi, avant de venir ici, et maintenant je ne sais plus trop. Je me sens un peu perdue. Ça a toujours l'air plus simple dans les livres. »

Si on l'avait écrite, elle aussi, elle aurait au moins pu se rassurer en se disant que la main de quelqu'un l'emportait vers une destinée bien précise.
Ce qu'était censé faire Dieu, non ? Alors que pour l'instant, une presqu'inconnue ailée la rassurait bien plus qu'il ne l'avait fait ces derniers mois.
Ses doigts se crispèrent un peu. Elle allait vraiment finir par perdre la foi, à penser comme ça.

Elle, comme ses mains, (toute entière) inspirait la douceur. Peu importe sa maladresse passée, Lukas était aveuglé et ne voyait en elle que du bon et de la chaleur. Il se sentait bien à ses côtés, presque finalement heureux et conscient de ses pieds posés sur le sol. Il était là. Elle était là. Ils étaient ... biens ?

Le garçon en avait l'impression, en tout cas. Dans un coin de sa tête. Ils allaient devoir se lâcher pour chercher leurs livres mais ... il ne s'en sentait pas l'envie. Pas maintenant. Pas si tôt.
Son interlocutrice semblait avoir quelque chose sur le cœur. Comme beaucoup de monde, peut-être ? Comme lui ? Mais qui était-il pour lui demander plus de détails ? Elle lui confessait déjà ça, alors qu'ils venaient à peine de se rencontrer, il devait s'en contenter. Que dire, alors ?
Caressant doucement sa peau avec ses pouces, Lukas prit un air concerné :

« Je ne sais pas exactement ce qui vous tracasse, mais ... Je peux comprendre. Je pense. »

Il pouvait se reconnaître dans la situation décrite, pas seulement à ce moment-là par rapport au pensionnat, mais aussi à la période qui avait suivi la mort de ses parents. Même si les sentiments s'étaient un peu évanouis avec le temps, rien n'était plus pareil. Il y avait toujours des choses qu'il ne savait pas.

« Mais il faut quand même se dire que, les livres, ça reste de la fiction. Même si ça permet de s'évader, et ça le fait très bien, rien ne sert de s'y piéger éternellement jusqu'à oublier la réalité. »

Ce pourquoi il ne faisait que le spectateur. Yeux indiscrets témoins d'une scène dont il était étranger. Ce n'était en rien optimiste, mais il ne pouvait s'empêcher d'être sincère.

« C'est dur à dire. Surtout ... comme ça. Ça ne fait pas très joyeux. »

D'ordinaire, à l'entente du verbe "comprendre", Rachel aurait senti sa poitrine se noyer d'un scepticisme gluant. Personne ne la comprenait, non — et elle ne disait même pas ça méchamment ; pas parce qu'elle se croyait trop unique ou trop spéciale ou trop différente pour être comprise par qui que ce soit, non plus. Elle avait simplement cessé de croire que l'autre ferait l'effort de ne serait-ce qu'essayer. Ils disaient ça la tête vide. Ils disaient ça pour qu'elle se taise, ou pour la rassurer, mais ils ne comprenaient jamais.
Pourtant, aux paroles de son interlocutrice, elle ne sentit qu'un apaisement tout doux. Le trop-plein d'émotion s'écoulait librement, au lieu de rester coincé dans sa cage thoracique et d'y cogner frénétiquement ; elle avait la sensation que, quoi que cette fille lui dise, ça ne pourrait jamais la blesser.
Elle se sentait bien. En confiance. Loin du danger.

En ce sens, la réalité du moment lui échappait un peu. La fiction, c'était exactement comme ça qu'elle se la représentait — quoi que le terme n'ait pas encore de définition tout à fait claire à ses yeux.

« La vie n'est pas joyeuse non plus », répondit-elle tout à trac, avec un aplomb qu'elle jugea effrayant tant il était inhabituel.

Diluée dans la bulle d'amour et de douceur qui lui enveloppait le cœur, la colère restait gérable. Heureusement qu'elle n'était pas seule. Heureusement qu'elle est là.

« Mais vous... Enfin, vous avez sans doute raison, soupira-t-elle en serrant ses mains dans les siennes. On peut discuter, dans ce cas ? Au lieu de lire. »

Puisqu'apparemment, la réalité avait plus d'intérêt que le reste.
Elle voulait bien y croire, pour une fois ; ç'aurait été criminel de ne pas en profiter.

Ah, ça. Il le savait aussi, que la vie n'avait rien de joyeux non plus. Mais c'était la vie, un point c'est tout. Lukas avait toujours agi vis-à-vis d'elle avec indolence. Il était né, avait acquiescé aux choses qu'on lui demanda de faire gentiment ... Parce que, autrement, il n'avait jamais eu envie de rien. Spécialement. C'était la vie, un point c'est tout.

« Mais vous... Enfin, vous avez sans doute raison. »

Vraiment ? Quoiqu'elle aurait pu dire, de toute façon, le seul fait d'entendre sa voix lui faisait un bien fou. Lukas ne prenait jamais vraiment le temps de réfléchir et, là, cette jeune femme le chamboulait à tous les niveaux tout en l'anesthésiant dans le même temps. C'était une sensation vraiment étrange, mais il était incapable de dire qu'elle s'avérait désagréable.
Un petit pincement vint subrepticement lui prendre au cœur : était-ce de sa faute si elle décidait de changer ses plans ? Cependant, d'un autre côté, cela signifiait qu'il pourrait passer un peu plus de temps avec elle et ne pas seulement la quitter lorsqu'elle aurait trouvé l'objet de sa recherche.
Il se sentait content.

« De quoi voulez-vous discuter ? »

Il voulait tout apprendre d'elle, lui. Son nom pour commencer, et puis ... Mais le faire debout, même si leur position n'était en aucun cas gênante, n'était peut-être pas le mieux ? Il ne voulait pas non plus la lâcher ...

« Enfin, peut-être devrions-nous trouver un endroit où nous poser tranquillement ... » La valkyrie eut l'air de réfléchir une brève seconde jusqu'à ce que l'évidence lui saute au nez. « Auriez-vous faim, par hasard ? Je prépare souvent des gâteaux dans la cuisine, il doit en rester. »

Rachel s'était tellement immergée dans la contemplation de la demoiselle qu'elle en oublia d'ouvrir la bouche pour répondre à sa question. Heureusement que c'était elle qui venait de proposer une discussion, n'est-ce pas. T'es cloche, ma fille, vraiment.
De toute façon, se consola-t-elle après coup, son esprit vide aurait été bien incapable de lui donner le moindre début de piste. Elle n'avait déjà qu'une idée vague de ce dont les autres discutaient au quotidien, alors ce dont elle voulait discuter ? Autant lui demander de réciter la table de 12. C'était peine perdue, et elle ne le pensait pas qu'à moitié. Parce que, enfin...
"De vous" aurait semblé trop présomptueux, non ? Forcément. Ça ne se disait pas.
Mon Dieu, ce qu'elle avait envie de le dire, pourtant.

Ravie que la jeune femme enchaîne sans la laisser se ridiculiser en silence, Rachel opina du chef avec un trop-plein évident d'énergie pour lequel elle blâma bien vite les battements accélérés de son cœur. Elle n'avait pas forcément faim, non, mais elle aimait manger ; un écart de temps en temps n'avait jamais fait de mal à personne, après tout.
D'autant que si cette demoiselle savait cuisiner, elle voulait vraiment goûter ses gâteaux.

Elle aurait mis sa main à couper qu'ils allaient être délicieux.

« Ça me ferait très plaisir, oui, répondit-elle, souriante jusqu'aux oreilles. Ce sera plus agréable pour discuter. J'espère que ce sera tranquille, par contre... »

Ses mains se crispèrent brièvement sur celles de l'ange à cette idée. Elle ne tenait pas à être dérangée, mais le dire à voix haute aurait juste été horriblement gênant.
Tenant tout de même à montrer qu'elle était capable d'initiative, elle glissa sa main gauche hors de la sienne.
La droite, en revanche, ne bougea pas d'un iota.

Un doux sourire se dessina sur le visage de la Valkyrie. Partager ses bons gâteaux avec ceux qu'il aimait était la seule raison de son existence ... plus ou moins. A cette pensée, les joues de Lukas rosirent timidement. Ceux qu'il aimait ?
Mais la jeune femme était si rayonnante et agréable en bien des points ... comment ne pas l'apprécier ? Le garçon n'avait jamais été très doué pour penser aux autres. Tout le monde, à part quelques uns, lui donnait un goût différent dans la bouche et une certaine chaleur au niveau de la poitrine. C'était son cas à elle.
Main dans la main, tout en douceur et volupté, les deux demoiselles quittèrent la bibliothèque à petits pas. Il n'avait jamais autant ressenti un tel bonheur en marchant. Lukas se pensait comme sur un petit nuage, ce qui était bien surprenant mais ... Bah. Pourquoi s'en inquiéter ?

Sur le chemin tranquille vers les cuisines, bien que le simple fait d'être à ses côtés lui suffisait amplement, la Valkyrie ne voulut pas laisser le silence s'installer et commença par des "banalités" pourtant existentielles.

« Au fait, mon nom est Lukas. Enchanté. »

Outre les bonnes manières, il était pressé d'entendre la jolie mélodie de son prénom à elle.

Sentir la main de la demoiselle rester contre la sienne, sans geste de recul ni regard outré, emplit la poitrine de Rachel d'une drôle de chaleur toute douce. Elle se sentait acceptée ; n'avait pas peur d'être elle-même ou de tendre le bras en avant. La jeune femme ailée ne lui aurait jamais fait de mal, elle en était persuadée.
La confiance qu'elle lui accordait était aussi pleine et entière que celle qu'elle avait su offrir à ses rares amis proches, ceux qu'elle connaissait depuis toujours ; pour un peu, elle l'aurait même comparée à celle presque inconditionnelle que ses parents, ses frères et ses sœurs avaient depuis toujours. Un sol solide sur lequel poser les pieds. Un vent frais au milieu des mois étouffants de l'été.
Quoi qu'elle avait aussi un peu l'impression que son cœur brûlait, là tout de suite.
Ça ne pouvait pas être bon pour la santé, uh.

Joues trop rouges pour ne pas avoir l'air coupable de quelque chose, Rachel écouta la demoiselle se présenter tout en s'insultant copieusement de ne pas l'avoir fait elle-même plus tôt. Lukas, c'était un joli nom. Pas très féminin, mais qui était-elle pour juger ? Elle avait l'habitude des prénoms de sa communauté, pas du reste. Tout le monde sur Terre ne pouvait pas s’appeler Mary ou Rachel.
En parlant de ça.

« Rachel ! Enchantée de même, répondit-elle sans oser croiser son regard. Et votre - votre prénom est très joli. Enfin, comme. »

Non. Non. Tais-toi.

« ... Vous. »

La claque mentale qu'elle s'infligea résonna tellement fort dans sa tête qu'elle se sentit en devenir sourde.
Elle allait s'entendre hurler intérieurement pour le restant de ses jours.