« ... Allāhu akbar. »
▬ 26/02/1953
« Naseem ? J'ai mal. »
Debout dans l'encadrure de la porte, tremblant de la tête aux pieds, mains sur les yeux, Jalisat attend le clic familier de l'interrupteur pour écarter prudemment les doigts. Il ne les enlève pas totalement — il a trop mal — mais réussit quand même à voir la silhouette un peu épaisse de Naseem avancer jusqu'à lui.
Il aurait dû aller le voir plus tôt. Mais avant il s'est dit que ça passerait, et après son père priait. Quand il prie, il n'ose pas le déranger. Il ne comprend pas tout (on ne le convie pas aux prières), mais il sait que ce sont des moments importants.
C'est de sa faute s'il a mal, alors il ne se plaint pas. Il prévient juste. Comme on le lui a demandé.
Front posé contre une épaule qui sent bon l'encens, mains toujours appuyées fort contre ses yeux, il se laisse soulever sans rien dire.
« Pas trop de lumière, Jalisat. Tu sais bien.
-Je sais. Pardon. J'ai trop regardé la télévision, je crois. »
Un soupir lui frôle les cheveux. La migraine lui donne l'impression qu'on tire sur ses yeux de l'intérieur ; qu'ils risquent de partir en arrière à tout moment, de rebondir et de se perdre dans sa tête. Ça lui fait peur. On lui a dit que ça ne risquait pas d'arriver, que c'était impossible, mais son père ne sait pas tout. Il n'est pas docteur.
Johnny, son voisin de classe, lui a bien expliqué que quand on a trop mal quelque part, il faut aller voir le médecin. C'est lui qui sait pourquoi. Les parents, ça peut juste soigner ce qui se voit.
Ses migraines, il ne les voit pas. Mais il ne peut pas aller voir un médecin non plus.
Alors, faute de mieux, il passe ses nuits à avoir peur.
« Je crois que je suis en train de mourir, Naseem.
-Tu n'es pas en train de mourir.
-Et comment tu sais ça ? »
Aucune défiance dans sa petite voix ; juste de la lassitude.
Il sait qu'il va lui mentir. Il le fait tout le temps. Mais il l'aime, et il a envie de lui faire confiance, alors il essaie de le croire. Il fait de son mieux. Ça ne le rassure pas, mais il essaie.
Plus le temps passe, plus ça devient difficile.
Il sent bien qu'on lui dit n'importe quoi.
« Je le sais, c'est tout. Tu as une migraine, tu ne vas pas mourir.
-Peut-être que si. Peut-être qu'on peut en mourir.
-Tu n'en mourras pas. »
Fin de la conversation.
Renfrogné, fatigué, l'enfant se fait mou comme une poupée de chiffon et attend qu'on le repose ou qu'on l'achève.
Le pire, c'est qu'il n'exagère pas. Ça fait vraiment mal à ce point. La lumière n'était pas si forte, pourtant ; d'habitude, ça ne lui fait pas ça. Pas le samedi ni le dimanche, en tout cas. Juste quand il va à l'école.
Mais parfois, il ne fait pas attention. Il a dû se mettre trop près de l'écran sans s'en rendre compte. Rester devant trop longtemps. Ça arrive.
Il ne sait pas
pourquoi, mais ça arrive.
« Je vais t'acheter de nouveaux livres, d'accord ? Et une autre lampe. Ce sera mieux que la télévision.
-Mais j'aime bien.
-Ça te fait mal. Tu préfères avoir mal ? »
Sa bouche se tord sur une moue boudeuse qui fait râper ses lèvres contre ses canines. Son père lui pince la joue pour le forcer à arrêter.
« Pardon. Je veux bien des livres » murmure-t-il, crispé jusqu'au bout des jambes par une nouvelle vague de douleur.
Il sent la main qu'on passe dans ses cheveux et comprend les mots en arabe qu'on soupire contre son crâne ; il sait que quand il dit ça, c'est qu'il est triste pour lui.
Qu'il a peur, peut-être, aussi.
Jalisat projette. S'inquiète. Interprète. La question qui lui brûle les lèvres est toute simple —
qu'est-ce qui va pas, chez moi ? — mais comme tous les autres jours, elle reste bien scellée derrière ses lèvres closes et ses deux rangées de dents trop pointues.
Parce que ces choses-là, on n'en parle pas.
Jalisat ne sait pas tout. Et à huit ans, c'est normal ; apprendre à compter et à lire correctement, c'est déjà toute une affaire.
Mais ce n'est pas ça, qu'il voudrait savoir. C'est tout le reste.
Avec le temps, les questions s'empilent. Les "parce que" s'effritent. Un château de sable, ce n'est pas fait pour durer. Un enfant ne reste pas un enfant.
On ne peut pas tout cacher éternellement.
Naseem, il sait que ce n'est pas son vrai père. Ils ne se ressemblent pas du tout ; ses cheveux châtains et sa peau très pâle font terriblement tache à côté du teint foncé et des boucles noires du quadragénaire. Ça explique pourquoi il n'a pas de mère, aussi. Ses parents biologiques ne sont pas là. Une cigogne l'a juste déposé chez lui par hasard.
Quand il lui demande d'où il vient, en tout cas, c'est ce qu'il lui dit. Qu'une gentille cigogne est passée par la fenêtre quand il était au travail, à se tuer à la tâche sur des chantiers par quarante degrés ; que quand il est revenu il était là, enroulé dans une petite couverture blanche, et qu'il en aurait pleuré.
A huit ans, il commence à se douter que c'est un peu romancé. Mais c'est mignon ; et puis Naseem l'aime. Et lui aussi, il l'aime. C'est l'important.
Alors tout ça, il accepte. Il laisse de côté. Ça ne l'intéresse pas trop.
Mais Jalisat sait qu'il n'est pas normal.
Et ça, ça le travaille.
Tous ses camarades ont le droit de sortir sans chapeau, sans couvrir chaque millimètre de leur peau. Ils ont le droit d'aller au docteur. Ils n'ont pas des migraines affreuses chaque fois que la lumière est trop forte. Leurs dents de lait ne sont pas tombées aussi vite. Et, puisqu'il n'a pas le droit d'en parler, il suppose que les parents de ses camarades ne s'amusent pas à leur limer les dents, non plus.
Des interdictions et des consignes, Jalisat doit en suivre des dizaines. Pas le droit de sortir le jour, sauf pour aller à l'école. Pas le droit aux manches courtes. Pas le droit de sortir sans chapeau. Pas le droit de trop regarder la télévision. Pas le droit de trop lire, le soir. Pas le droit de manger quoi que ce soit d'autre que ce qu'il lui donne. Pas le droit de dire qu'il ne peut pas aller au docteur. Pas le droit de parler de ses dents. Pas le droit de sourire en ouvrant la bouche. Pas le droit de se regarder dans les miroirs. Pas le droit de trop se couper les cheveux, parce que c'est pratique pour protéger sa nuque du soleil. Interdiction formelle de mordre qui que ce soit, même quand il a mal aux dents. Interdiction de toucher ses gencives, même si elles font mal. Pas le droit de dire aux autres qu'il voit bien dans le noir.
A force, il en a appris la plupart par cœur. Mais parfois, il ne sait pas ; il oublie. Est-ce qu'il a le droit de dire ça, ou est-ce que ce serait bizarre ? Et qu'est-ce qui va arriver s'il déroge à une règle sans faire exprès ? Est-ce qu'on l'emmènera ? Est-ce qu'on fera du mal à son père ?
Dans le doute, terrorisé à l'idée de faire une bêtise, il s'est inhibé. Ses camarades, il ne leur parle pas trop : on ne sait jamais. Il a trop peur de commettre un faux-pas. Il ne peut pas aller chez eux, de toute façon — et eux ne peuvent pas venir chez lui non plus. Pas forcément parce qu'ils risqueraient de se rendre compte de quelque chose, mais rien que pour l'histoire des miroirs. Il n'y en a pas, à l'école, mais chez eux ? Sûrement que si. Et il ne saurait pas où ils sont.
Alors il ne fait rien.
Questionner Naseem ne mène jamais à rien. Il essaie encore, de temps en temps, mais son ton de voix et le sérieux de ses mots le poussent toujours à se recroqueviller sur lui-même et à regretter d'avoir parlé. Son père lui répète que ce n'est pas grave, qu'il a le droit de demander, qu'il ne peut juste pas lui répondre — mais rien à faire. L'enfant se renferme. Se tait. Se sent coupable. Effrayé. Seul. Pestiféré.
Jusqu'au jour où ça fait trop de peine à voir, et que prier n'aide plus personne.
▬ 21/05/1955
« Ne panique pas.
-D'accord.
-Je suis sérieux. Ne crie pas. Ne panique pas. »
Mains sur les yeux, celles de son père par-dessus, Jalisat fronce les sourcils.
Son cœur bat à tout rompre dans sa poitrine. Il essaie de le calmer, au cas où il risque vraiment de lui casser les côtes, mais réussit juste à se faire mal au ventre. Tout est noué, là-dedans.
« J'ai compris. Je serai sage. »
Naseem soupire. Une fois. Deux fois. Il le sent, dans son dos, chercher à gagner un peu de temps. Trouver ce qui lui manque de courage. Tendu et nerveux à les en rendre tous les deux malades.
Jalisat juge être grand, fort et tout-à-fait capable de gérer ce qui se cache derrière leurs mains serrées ; mais sentir son père si paniqué l'inquiète malgré lui. Même quand il roule par terre en pleurant, il n'a jamais l'air aussi inquiet. Ça fait peur, pourtant. Il a toujours l'impression de mourir, dans ces moments-là.
Alors peut-être qu'il va mourir pour de vrai, maintenant.
Tout doucement, les mains posées sur les siennes glissent jusqu'à ses épaules.
Il garde les siennes posées fort sur ses yeux. La peur lui tord les boyaux.
« Tu peux regarder. »
C'est le moment de te voir. Allez.Chez eux, tous les miroirs sont couverts. Quand son père a le malheur d'en laisser un découvert par mégarde, il le repère très vite et passe devant en se cachant les yeux. Il n'a jamais questionné l'habitude ; ça lui a toujours semblé naturel. Son reflet ne l'intrigue qu'à demi.
Il a des souvenirs de s'être vu, étant bébé, mais tout est flou. Et curieusement, il n'y attache rien de positif. S'il s'est déjà contemplé, ça n'a pas dû lui faire plaisir. Ses camarades ne le trouvent pas laid, mais qu'est-ce qu'il en sait ? Peut-être que les miroirs montrent le vrai visage des gens. Peut-être qu'il est horrible.
« Habibi. Tu peux regarder. »
Il inspire très fort. Expire. Ouvre les yeux et, tout doucement, écarte les doigts pour se regarder.
Il reste figé.
Une seconde.
Deux.
Trois.
Puis, yeux grands écarquillés, il se met à hurler.
▬ 15/09/1956
« Pourquoiiii.
-Parce que je peux pas. Chut. »
Bras croisés, Jalisat grogne en sentant son ami lui tirer les cheveux — mais à part ça, il ne dit rien. Ne réagit pas. Il connaît assez Johnny pour savoir qu'il va finir par en avoir marre. Il n'est pas très patient.
Au bout de peut-être cinq secondes, il entend un gros soupir dans son dos. Puis un bruit mat lui indique que ce lourdaud vient de s'étaler dans l'herbe, et ses doigts reviennent lui tirer les cheveux. Plus gentiment, cette fois.
Très concentré, il se met à les lui tresser. Chaque fois que le bout de ses doigts frôle son crâne, des milliers de petits picotis lui descendent le long de la nuque ; il adore ça.
Johnny a trois petites sœurs et une grande, alors il fait les tresses comme personne. Une grande qualité.
« Ton père veut pas que tu viennes ?
-Non. Je peux juste pas.
-T'es bizarre.
-C'est toi, le bizarre. »
En guise de réprimande, on lui appuie sur les joues par derrière. Il les gonfle, histoire d'émettre un peu de résistance, et se met à rire quand on les lui tire pour lui faire faire la grimace de force.
Personne n'est face à lui pour voir ses dents, alors il s'en fiche ; il rit à gorge déployée.
« Je sais, je sais. Je suis très drôle.
-Pas du tout. Tu m'ennuies, répond-il, chassant ses mains loin de son visage. Je sais pas comment je fais pour te supporter.
-Comme si j'allais te croire ! Tu m'adores, reprend son camarade, maintenant occupé à rajouter des fleurs dans son œuvre d'art. Tu voudrais être moi. »
Jalisat roule des yeux vers le ciel couvert de nuages. Il exagère — comme d'habitude —, mais il marque un point. Il adorerait être lui. Vraiment.
Il ne se rend pas compte à quel point.
« Il ne te bat pas ? »
La question, posée du bout des lèvres, menton quasiment posé sur son épaule, fait sursauter le garçon. Il enfonce ses ongles dans la terre.
« Qui ?
-Ton père. Enfin ton "père", ajoute-t-il, et cette fois son menton se pose vraiment sur son épaule. Il ne te bat pas ? Dis. »
Il n'a pas à réfléchir à la réponse tant elle est honnête et évidente ; les implications, en revanche, lui coulent du plomb dans l'estomac.
Est-ce que les gens pensent ça ?« Non, il ne me bat pas. Mais s'il décide de le faire, je viendrai te prévenir en premier. » Tourné vers lui, Jalisat dépose un baiser bruyant sur sa joue. « Mon preu chevalier sans peurs et sans reproches. »
"Berk, oh" est la réponse très instruite que lui offre Johnny face à son geste d'affection totalement déplacé. Il s'essuie la joue dix fois, l'air faussement outré, et crie un "zut !" au moins aussi inspiré en se rendant compte que son joli pantalon est plein d'herbe. Ce qui est d'autant plus tragique que ça lui arrive à chaque fois. Il n'apprend jamais de ses erreurs.
Poings serrés, sourire crispé, Jalisat s’érafle l'intérieur des joues jusqu'au sang.
Son cœur s'accélère ; il arrête aussi vite.
Lui non plus, il n'apprend jamais.
Depuis qu'il sait, Jalisat passe beaucoup de temps à fixer les miroir. Naseem l'a surpris plusieurs fois hissé sur une chaise pour essayer de se regarder en entier dans celui de la salle de bain ; alors il a ramené le grand miroir à pied, rangé depuis des années dans un coin de sa chambre, et l'a installé dans le salon. Il suppose qu'à cet âge, essayer de le tenir loin de ce qui l'intrigue réussira juste à lui créer de drôles d'obsessions. Quitte à le retrouver prostré des heures durant dans un coin de la pièce, il préfère que ce soit là où il peut le surveiller, sans risquer de le voir se casser quelque chose.
Visage à quelques centimètres de la glace, mains posées tout contre, il essaie de trouver des yeux dans l'ombre noire qu'il dévisage. S'être miré dans toutes les surfaces réfléchissantes de la maison lui a appris que certaines semblent plus réceptives à sa personne : l'eau fonctionne mieux, à priori, et certains miroirs le rendent un tout petit peu plus gris que d'autres.
Dans celui-là, il ne voit rien. Juste un puits sans fond. Ni yeux, ni bouche. Il peut l'ouvrir aussi grand qu'il veut, il n'y a guère que la mâchoire de son reflet qui consent à l'imiter.
C'est terrifiant.
Ses sourcils se froncent. Son reflet n'en a pas. Il se mord les joues, perplexe, jusqu'à sentir le sang lui couler sur la langue.
Un frisson lui court le long du dos. Quand il se mord, comme ça, le sang n'arrête pas. Il n'a pas osé en parler à son père parce que jusque-là ça n'a pas encore posé problème, mais il sait que ça ne va pas pouvoir durer. Il a mal aux gencives, en haut. Il n'ose pas y passer le doigt.
Et quand il se mord, quelque part, il aime ça.
Front contre le miroir, il fait glisser ses mains sur son visage. Son faux-reflet, plus ombre qu'autre chose, le suit diligemment.
« Jalisat ? »
Son père le dévisage de loin. A demi tourné vers lui, pris d'une quinte de toux, il crache plus de sang dans ses mains qu'il ne l'aurait voulu.
L'inquiétude dans les yeux de Naseem ne le fait pas avancer pour autant.
Il a peur.« ... Je suis quoi ? »
Mains tendues devant lui, presque absent, il ravale le sang qui lui coule dans la bouche et les frissons qui vont avec.
« Je suis quoi, Naseem ? Je suis
QUOI ? »
Sa voix part dans les aigus.
Figé, défait, son père murmure quelques mots d'une prière.
« ... Je ne sais pas, Jalisat. Je ne sais pas. »
▬ 07/01/1956
Allongé en chien de fusil sur le lit, sourd aux bruits d'une New York qui refuse de s'endormir, Jalisat trace des lignes soucieuses sur la feuille qu'il tient entre des doigts tremblants.
Naseem lui a expliqué ce qu'il savait. C'est à dire pas grand chose. A défaut d'une cigogne, c'est la providence qui l'a apporté dans sa maison ; et à défaut de sa maison, c'est sur son lieu de travail qu'il l'a trouvé. Enroulé dans plusieurs couvertures, bien au chaud, caché dans un renfoncement du bâtiment près duquel il prend toujours ses pauses. Avec lui, un papier et un petit carnet. Sur le papier, des ratures et des griffonnements empressés ; le nom de Naseem, une supplication et un prénom raturé dix fois puis barré, tout simplement. Ni numéro de téléphone ni adresse. Dans le carnet, des précautions. Ce que le bébé peut manger. Ce qu'il ne doit surtout pas ingérer. Le fait qu'il soit très, très sensible au soleil. Le fait qu'il n'aura pas de reflet. Que personne ne doit savoir. Qu'il faut le protéger.
S'il vous plaît.Tout n'était pas très clair — volontairement, a-t-il supposé, pour ne pas trop l'effrayer ; et s'il a cru que c'était une drôle de blague, ou l’œuvre d'un parent ayant clairement besoin d'aide (et pas qu'un peu), il l'a ramené chez lui quand même.
Constater que les miroirs refusaient de le refléter a suffi à le convaincre du reste. Il a eu peur — a prié — s'est demandé quoi faire, à qui en parler — et puis, en dépit de tout bon sens, a décidé de le garder.
La guerre venait de se terminer ; le monde était en liesse. Personne ne ferait attention à un enfant de plus dans un quartier déjà bien animé. Des immigrés, ici, il y en avait des centaines. Il doutait que la police vienne le questionner.
Et effectivement, elle n'est jamais venue.
Heureusement.Quand la porte s'ouvre et qu'il voit Naseem rentrer dans la pièce, Jalisat tourne dans l'autre sens. Regarder l'écriture sur le papier ne lui apporte rien du tout ; il n'arrive pas à lire le prénom qu'on lui a originellement donné. Il l'aurait gardé, sinon. Naseem ne l'aurait pas changé. S'il avait eu son nom de famille, il le lui aurait laissé aussi. Les deux lui appartiennent. Fondamentalement.
Ainsi a parlé le Coran.
« Jalisat. »
La main posée sur son épaule lui donne envie de pleurer.
Il n'est pas normal. Peut-être même pas humain. S'il tombe malade, personne ne pourra l'aider. Au premier examen, on risque de l'enfermer et de vouloir l'étudier. Le tuer. Comment savoir de quoi le gouvernement est au courant ? Peut-être que les gens comme lui, on les chasse en secret.
Peut-être que des gens comme lui, il n'en reste presque pas.
S'il avait été élevé dans sa famille, au moins, on aurait pu lui apprendre ce qu'il était. Comment il fonctionnait. Ce qu'il fallait faire, ce qu'il fallait éviter. Naseem fait ce qu'il peut, mais il n'est pas armé pour lui apprendre ce que lui-même ignore.
Larmes aux yeux, il le laisse lui tapoter le bras.
« Ma femme est morte très jeune. Nous n'avons jamais eu d'enfants. » Le lit ploie sous son poids lorsqu'il s'y assoit. Tout ça, il le sait déjà. « Quand je t'ai trouvé, je me suis dit que tu étais un miracle. Que je devais te sauver.
-Je suis un monstre, articule-t-il, gorge serrée. Pas un miracle.
-Tu n'es pas un monstre. Tu n'as fait de mal à personne, si ? »
Il remonte les genoux jusqu'à presque toucher ses clavicules.
Pas encore.Du bout des dents, il appuie contre ses lèvres.
« Tu es un gentil garçon, Jal. Je le sais mieux que quiconque. Tu n'as rien de démoniaque. »
Démoniaque, peut-être pas — mais et alors ? Ne pas s'enfuir en hurlant dès qu'il voit un tapis et ne pas être un monstre invisible qui essaie de corrompre les croyants, djinn ou shaitan ou autre, ne le rend pas moins dangereux. Anormal. Monstrueux.
Plus monstrueux que des choses qui n'existent peut-être pas. Plus ça allait, plus il avait mal aux dents et envie de mordre.
« Je t'aime. Tu le sais, hein ?
-Tu as peur de moi.
-J'ai peur de beaucoup de choses, admet-il. Ça ne m'empêche pas de t'aimer. Je sais que tu ne me feras pas de mal. J'ai confiance en toi. »
Très mauvaise idée. Lui ne se fait pas confiance. Même pas une seconde.
Des larmes plein les yeux, il tend les jambes et roule sur le dos. Son père lui adresse un gentil sourire dans la pénombre.
« Je peux ? »
Du pouce, il désigne sa bouche. Jalisat se tend mais lève les yeux au plafond, fatigué, et montre les dents. Comme pour se les brosser.
Ne pas appuyer fort sur la gencive lui demande tous les efforts du monde, en ce moment. Ne pas mordre la brosse aussi.
Ne pas mordre les fourchettes, ne pas mordre les couteaux, ne pas se mordre les doigts. Ne pas mordre l'oreiller. Sa langue. Ses joues. Tout. N'importe quoi.
Ça vire à l'obsession. Doucement, lentement, mais plus sûrement que la course du soleil.
Et ça va mal finir.Du plat des pouces, Naseem appuie sur ses gencives, au-dessus des canines (là où il devrait en avoir, en tout cas — il est à peu près sûr de n'avoir que quatre molaires dans la bouche).
Aussitôt qu'il
sent la pression, un courant électrique lui traverse le corps. Des paillettes volent devant ses yeux. Ça ne fait pas mal — pas du tout. Au contraire, même.
C'est comme.... Enfin pouvoir étirer un muscle douloureux. Se décoincer un nerf.
Quand la frustration prend le pas sur le plaisir, il claque les dents par réflexe. Ses canines se renfoncent d'un coup dans sa gencive.
Roulé sur le côté, dos à Naseem, il tire la couette au-dessus de sa tête et étouffe un hurlement.
« ... On va se débrouiller. D'accord ? »
D'accord rien du tout.
Il ne pourra jamais vivre comme tout le monde. Il ne pourra jamais être heureux.
Jamais, jamais, jamais.
« T'aurais dû me laisser mourir. »
Jalisat fête ses douze ans. Ses treize ans. Ses quatorze ans. Lui qui aimait tant se cacher, passer inaperçu, sa taille commence à le trahir ; petit à petit, il dépasse tous ses camarades. La puberté le heurte de plein fouet. Il passe à côté de l'acné, mais n'échappe ni à la poussée de croissance ni à la voix fracturée. Ses cols roulés et ses cheveux un peu longs lui attirent des regards. Des rires, parfois. Tout le monde sait qu'il supporte mal le soleil, alors ça ne questionne pas vraiment — mais n'empêche que. On le regarde. On le remarque.
Et lui, il ne peut toujours trop se rapprocher de personne.
Surtout pas.Il ressemble à une grande sauterelle maladroite. Déteste sa voix, déteste ses cheveux, déteste ses yeux, ses dents, sa peau, tout, tout. Rien ne va.
Rien.
Pour oublier que ses dents le démangent, il s'est mis à mordre. Des crayons, des morceaux de bois, des fruits — tout y passe. Sortir ses "dents de vampire", comme les appelle Naseem, le calme un peu. Ça lui fait du bien. Trop, peut-être. Ça a des airs d'addiction auxquels lui ne comprend rien ; il voit les amis de son père boire toute la soirée au chantier et ça non plus, ça ne ressemble pas à un problème. Peu importe le moyen, tant qu'on va mieux.
Mais bien sûr, il ne va pas mieux.
Au contraire.
Sa santé dégringole petit à petit. Il est fatigué. Faible. A du mal à se concentrer. Devient de plus en plus grognon ; irritable. Ses sautes d'humeur commencent à faire peur à son père. Il ne sait pas quoi faire. A l'impression de le perdre. De ne plus réussir à communiquer. Jalisat a mal, c'est évident, mais il ne sait pas comment soulager sa peine.
Ses peines. Il a écumé les bibliothèques, mais comment voulez-vous comprendre quelque chose dont vous ne connaissez pas le nom ? Pas de docteur, pas de diagnostic. Il n'oserait pas non plus appeler un homme de foi. Il ne fait confiance à personne. Pas à ce sujet-là.
Ils ne peuvent rien faire. Ne savent pas quoi faire.
Tout en revient toujours là.
Aller à l'école est important, pour lui. C'est une des rares choses qu'il peut encore faire comme tout le monde, et Naseem sait bien qu'il ne pourra jamais faire d'études sans exister aux yeux de la loi. Alors malgré les risques, malgré les maux de tête à se l'en cogner contre les murs, même s'il l'a dépassé et qu'il commence à avoir plus de mal à le tenir, le calmer, il lui laisse cette liberté-là.
Pauvre Jalisat. Il n'a presque pas d'amis. Pas de maman. Pas de frères ni de sœurs. Pas le droit d'aller chez les autres, pas le droit de manger de chewing-gum. Comment pourrait-il l'enfermer à la maison, à dépérir plus vite qu'une fleur privée de soleil et d'eau ? Ce serait cruel. Il n'arrive pas à s'y résoudre.
Son fils lui fait peur, et il a peur pour lui. Mais il ne peut pas l'enfermer.
Il ne peut pas.
▬ 20/06/1960
« ... Tu as changé, Jal. »
Le regard inquiet de Johnny lui glisse sur la peau.
« Ah oui ? Peut-être. »
Une main nerveuse se crispe contre sa nuque. Il a obtenu de pouvoir se faire couper les cheveux, récemment. Naseem n'ose plus trop lui dire non. Pas parce qu'il a peur de ses réactions ou ne se considère plus en droit de le faire ; il se sent juste trop coupable. Ça se voit. C'est écrit sur son visage, chaque fois qu'il le voit passer d'une pièce à l'autre, les yeux dans le vague, à n'avoir envie de rien.
Lui aussi, ça l'ennuie. Il aimait bien avoir envie.
Toutes les bonnes choses ont une fin, il faut croire.« Tu as l'air triste. C'était pas à ce point, avant. Si ? »
Johnny ne passe plus autant de temps avec lui ; il a ses amis, et une fille à qui il fait la cour nuit et jour. Ils se sont éloignés. Qu'il s'évertue à rester loin des autres y a beaucoup fait.
La question lui parait sincère, malgré tout. Lui aussi, à la lumière de la lune, a l'air un peu triste.
« Je ne suis pas triste, lance-t-il en riant, les yeux dans le vague. Juste fatigué. Être malade a tendance à faire ça, tu sais.
-Tu devrais aller au docteur, alors.
-C'est cher. »
L'argument musèle son ami. Il regarde ses chaussures, abattu. Gêné, peut-être. Parler d'argent est toujours délicat.
Maintenant qu'ils ont grandi, les excuses sont plus simples à trouver. Son père est un immigré ; lui, il a été adopté. Pas besoin d'être savant pour comprendre qu'ils n'ont pas de quoi l'envoyer à l'hôpital pour traiter ses soucis d'intolérance à la lumière. Ça demanderait tellement d'examens. Tellement de temps.
Sa langue passe sur ses dents trop pointues. Il soupire.
« Ça va, ça va, fais pas cette tête-là. Je ne vais pas mourir, tu peux dormir tranquille.
-Si tu le dis. »
Sa voix et sa posture crient toutes deux qu'il ne va pas dormir du tout. Jalisat pince les lèvres, coupable. Il ne peut rien faire pour le rassurer. Il n'y peut rien, si Johnny ne veut pas s'éloigner pour de bon et le laisser disparaître en arrière-plan.
Ça lui fait plaisir, mais ça leur fait du mal. C'est ça, qui est triste.
Sa main passe sur son épaule. Il hésite une seconde, puis la claque gentiment.
« Je te le dis. »
Son sourire mal fichu, ses dents de devant trop longues, sa voix grave — tout chez Johnny lui retourne l'estomac.
Pas comme la nausée. Ça aussi, ça l'inquiète. Il fait semblant de rien.
« Comment va ta demoiselle ?
-MA demoiselle ? Ne m'appartient pas. Mais elle va bien. Je pense que je progresse. »
Pour sûr. Il les a vus parler ; les sentiments sont réciproques, ça ne fait aucun doute.
Il est content pour lui. Autant que faire se peut.
« Et toi ? Personne en vue ? »
Personne en vue, non.
Il claque nerveusement des dents.
« J'ai déjà pas d'amis, Johnny. Ça risque pas.
-Her ! Tu le fais exprès, aussi ! Franchement, si tu... »
Sa voix le berce ; il lève les yeux au ciel, cache son sourire et ses dents derrière sa main.
Ça le choque, parfois. A quel point il arrive encore à faire semblant.
Mais il ne pourra pas faire ça toute sa vie. Si ?
... Non.
▬ 12/11/1960
Certaines frustrations sont plus difficiles à expliquer que d'autres. A quinze ans, Jalisat doit cohabiter avec un million d'entre elles ; nager sans arrêt contre le courant le fatigue bien plus que les mensonges dans lesquels sa différence l'a enterré jusqu'au cou. Ne pas avoir d'amis le frustre. Ne pas pouvoir mordre le frustre. La faim — celle qui ne le quitte jamais vraiment, pas celle qui tord l'estomac — le frustre. Les secrets le frustrent. Ses dents le frustrent. Le soleil le frustre. Ne pas savoir à quoi il ressemble vraiment le frustre. Sa libido le frustre.
Même la bienveillance de Naseem, au bout d'un moment, se met à lui taper sur les nerfs. Il est à fleur de peau ; prêt à hurler à la première contrariété. Il a besoin de faire quelque chose. De voir du monde. De bouger.
Chaussé et habillé, assis sur la fenêtre, il inspire l'air froid de novembre et se laisse glisser le long de la gouttière.
De tous ses maux, il a décidé de remédier au moindre. D'aller voir du pays. Enfin — de la ville, du moins. Des rues encore jamais empruntées. A défaut d'un remède miracle pour devenir normal, il aura au moins étanché sa curiosité.
Entre autres, si tout va bien. Il est ambitieux et pense pouvoir faire d'une pierre dix coups. Quitte à faire le mur, autant rentabiliser sa nuit. Il a de l'argent dans les poches, un joli sourire aux lèvres et la certitude d'avoir l'air bien plus âgé que ses quinze printemps pour s'assurer de ne pas être repoussé sans autre forme de procès. Ça devrait aller. Aucune raison que quoi que ce soit tourne mal. Il a la situation bien en main.
Pourtant, la culpabilité lui plombe le moral. Il aurait vraiment aimé pouvoir sortir autrement qu'à l'anglaise, mais Naseem n'approuverait pas. Du tout.
Mon Dieu.Le pire, c'est de se dire qu'il risque de s'en rendre compte. S'il se réveille et vient le voir, qu'est-ce qu'il va penser ? Il ne peut pas retourner le quartier pour le retrouver. Il ne sera même pas fâché à son retour, à priori. Juste déçu. Il aura eu peur.
C'est pire que tout, mais il est déjà en bas de la rue. Il ne peut plus reculer.
Mains dans les poches de sa veste, il part à grandes enjambées à travers les rues de New York.
Les lumières de la nuit l'aveuglent. La musique des quartiers latinos le rend sourd. Les visages défilent et le frôlent à l'en laisser ivre de parfums et de sensations. Il boit quelque chose pour faire passer autre chose et quand il flotte, il repart arpenter les rues en dansant. L'argent lui passe entre les mains ; il ne fait attention à rien. Ni à qui pourrait voir ses dents, ni au mal de tête qui menace de lui arracher les yeux.
Il est bien et il va bien et il est bien et il va bien
et c'est tout c'est tout c'est tout.
La femme à qui il attrape les hanches, dans une chambre presque vide au lit défait, lui prend un billet contre des baisers et des caresses qui le font rire et soupirer, sans jamais défaire le nœud qu'il a sous l'estomac. La tension réussit à lui filer entre les doigts, mais pas longtemps.
A peine la porte passée dans l'autre sens, il se cogne la tête contre le mur et jure entre ses dents.
Il va bien, il est bien — il va bien il va bien il va bien. C'est juste passager. Peut-être qu'elle ne lui plaisait pas assez. Ça arrive. Sûrement. Qu'est-ce qu'il en saurait, lui ?
Son poing claque contre une façade. Une voix l'insulte ; il l'insulte en retour. Il a envie de vomir et de pleurer mais il va bien il va bien il est bien. La lumière l'aveugle. Il inspire, expire, rentre dans un bar et vole un verre en laissant pourboire et monnaie au serveur. Ils se fichent de son âge ; il paie, il tient debout, peu importe. Ça l'arrange. Tant mieux.
Les rues se mélangent. L'envie de vomir passe. Celle de pleurer reste.
Front appuyé contre la porte d'entrée, il le laisse tomber contre l'épaule de son père quand il lui ouvre.
Naseem ne dit rien. Ne parle pas. Son bras se contente d'entourer son dos et quand il réussit à fermer la porte, il le laisse pleurer contre lui jusqu'à ce que, épuisé, il ne se laisse traîner jusqu'à sa chambre.
« Je suis désolé. »
Il tire la couverture jusqu'à ses clavicules ; passe sa main dans ses cheveux, contre son front brûlant. Celle de Jalisat vient tenter de saisir son bras. Pas pour lui faire mal, ni pour le retenir — il veut juste s'excuser. Lui faire comprendre qu'il est vraiment désolé.
Dans un flash, Naseem lui attrape le bras. Sourcils froncés, il trace du regard les points rouges sur la peau pâle.
« ... Tu t'es mordu ? »
La question reste sans réponse. Jalisat dort à demi et ses murmures n'ont rien de cohérent ; il n'entend qu'à peine ce qu'on lui dit.
Son père grommelle quelque chose. Soupire. Grommelle de plus belle et, enfin, lui lâche le bras.
« On en parlera demain. »
Le garçon gémit et roule sur le côté, tête enfouie dans l'oreiller et les couvertures. Il a mal partout mais il va bien ? Il va bien bien bien il est bien. Il a chaud, il est bien. Il est désolé mais il est bien.
Bien bien bien bien bien.Assis au bord du lit, livre en main, Naseem reste le surveiller des heures encore après qu'il se soit endormi. A chasser le bras qu'il lève trop près de ses dents ; à vérifier qu'il ne vomit pas. Qu'il ne se mord pas. Qu'il ne souffre pas.
L'entendre pleurer lui brise le cœur.
Mais là comme ailleurs, et peu importe les raisons, il ne peut rien y faire.
...