Comme le veut la tradition du royaume de Goceshter, quatre fées furent conviées au baptême du Duc Henry Valmont. La première, tout de bleue vêtue, était celle de la richesse intellectuelle. Elle se pencha sur le berceau du nouveau-né et souhaita pour lui la connaissance, l’éducation et la culture dignes d’un homme de son rang. Vint ensuite la fée parée de vert, celle de l’aisance matérielle. Elle le bénit et lui accorda une vie dans l’abondance, loin de la misère et de la famine ainsi que des maladies. La troisième était celle vêtue de rouge, qui vint le protéger des vices de la colère et des passions et lui garantir un courage sans bornes et une grande bonté. La quatrième fée, conformément aux us, était la fée blanche, dans une magnifique robe pure comme la neige. Elle caresse délicatement le front de l’enfant en faisant vœu de pureté.
Malheureusement, les fées n’existent pas, leurs prétendus pouvoirs sont sans effet. Alors même si Henry Valmont eut accès à la culture, à la richesse, les vœux des fées rouge et blanche n’ont absolument pas eu d’effet sur sa destinée.
Un astronome du palais royal vous le confirmera : dans les étoiles, il avait vu pour le duc essentiellement des présages de vice. Mais personne ne l’écoutait, ce vieil abruti gâteux.
On enseigna au jeune garçon les mathématiques, l’astronomie, l’histoire, la littérature, vaguement le clavecin et beaucoup l’escrime, ainsi que l’équitation. On espérait le voir devenir grand chef militaire, mais la petite tête blonde, quelques années plus tard, décevra toutes les attentes de ses proches.
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Henry est allongé dans l’herbe tandis que Werther est assis sur un rocher. Werther von Schwartz, de trois ans son aîné, est son idole. Il a douze ans, il est plein de vie et de joie, il lui parle des bals, des parties de chasse, des demoiselles qu'il fréquente... Et le très jeune Henry l'écoute fasciné.
Son père à lui refuse de l'emmener courir après le renard. Il lui refuse beaucoup de choses ; ils ne sont pas très proches. Exilé en province, loin de la vie de la cour, les principaux amusements d'Henry consistent pour l'instant à regarder sa mère broder de la dentelle, à observer la cuisinière chercher des légumes dans le potager de leur manoir et à observer les chevaux ou la mer. Lorsque Werther vient, tout change, bien entendu : il y a de l'activité, ils vont s'amuser ensemble, se promener dans les bois à cheval.
La famille Valmont et la famille von Schwartz sont très proches. La première est une famille très proche du roi de Goceshter, réputée pour le pouvoir qu'elle exerce sur ses terres, sur le monde économique et auprès du souverain. La deuxième est issue d'un pays voisin : de très riches aristocrates venus du royaume de Mayernie, excellents commerçants, arrivés ici il y a deux générations et très liés aux Valmont tout d'abord pour des raisons économiques, puis grâce à un mariage entre la tante d'Henry et le père de Werther, veuf de sa précédente femme.
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L'enseignement du tuteur est terriblement ennuyeux. Il faut prendre des notes, l'écouter, prendre des notes, apprendre des histoires peu intéressantes au sujet d'alliance entre Goceshter et Illion, Goceshter et Mayernie, l'absence de contact avec Iberia depuis les récents conflits, les guerres lointaines avec des nations réduites à la poussière. Ces cours ne parlent pas à Henry. C'est trop mort pour lui. Il veut des rêves, des histoires de joie, des contes de fées, comme sa mère lui racontait plus jeune.
Durant des années, il n'a connu pratiquement qu'elle et sa nourrice, d'origine paysanne et rustre ; il ne tenait pas vraiment à elle. Par contre, sa mère, sa petite déesse qui l'illumine au matin, il l'apprécie tant. Elle est très douce, très gentille, très tout. Son père, il ne le connaît vraiment pas. Il s'agit pour lui d'une simple silhouette avec une barbe grisonnante et un regard froid, qui s'exaspère en voyant le manque d'assiduité au travail de son fils.
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« Comment fais-tu pour être aussi heureux ? »
« Je suis amoureux, Henry. Voilà tout. Fou amoureux. »
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Elle s'appelle Robine Heimmann. C'est une très belle jeune fille rousse, âgée de douze ans. Elle fait aussi partie de l'une de ces familles de Mayernie venues commercer à Goceshter. Son père est diamantaire. Elle, tout simplement ravissante. Si bien élevée, si cultivée pour son âge, ses conversations sont fines, subtiles. Et elle si gracieuse. Quand elle danse, elle semble s'envoler. Toujours bien coiffée et bien habillée, à son plus grand avantage. Qu'elle est belle. Et il n'existe rien au monde qui soit aussi charmant que ses grands yeux noirs.
Werther ne tarit pas d'éloge à son sujet.
Les adultes oublient que les enfants peuvent, eux aussi, subir les violents tourments de la passion amoureuse. Et ils oublient bien souvent d'en préserver leurs fils et leurs filles.
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« Tu penses qu'un jour, moi aussi, je serai amoureux d'une demoiselle aussi magnifique ? »
« Aussi magnifique qu'elle me semble impossible. Seules les sirènes pourraient peut-être l'être plus que Robine, mais j'en doute. »
« Tu penses que je rencontrerai bientôt une sirène ? »
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Au grand malheur de son entourage, Henry s'entiche du monde des légendes. Il dévore des récits sur le Roi des Cerfs, un cervidé possédant quatre bois dorés sur le crâne, qui dirige tous les autres animaux de son espèce, sur l'origine supposée des sirènes et des naïades qui habitent actuellement les rivières, sur la raison du silence des chats, sur le trésor que garderait les ours au fond de leur cité creusée dans le cœur de la Montagne Pourpre.
Ses parents préféreraient qu'ils se penchent vers d'autres livres, ceux de l'histoire politique du royaume, par exemple. Mais il leur est difficile d'arracher Henry à ses délires sur ces animaux. Et donc Messire Valmont ainsi que son épouse souhaiteraient plutôt leur enfant s'intéresser à des choses plus sérieuses et dignes de son rang que la vie du règne animal et les contes de fées.
Mais Henry aime trop les palabres et les illusions pour se pencher sur ce qui est terre à terre.
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L'histoire entre Robine et Werther continue. Il finit par lui faire sa déclaration ; elle l'aime aussi. Ils s'envoient des lettres par centaines, des poèmes, des roses et des milliers de mots d'amour. A quinze ans, il envisage de la demander en mariage. Les premiers amours sont toujours les plus intenses et les plus dénués de raisons. Il en est persuadé, cette fille est l'amour de sa vie.
Et à chaque fois qu'il croise Henry, il lui en parle. Il décrit sans cesse la perfection de cette reine de lumière qui illumine sa vie. A tel point qu'Henry lui même tombe amoureux de cette image cristallisée de cette demoiselle rousse qu'il n'a en fait jamais croisé. Il ne la convoite pas non, il a trop de respect pour Werther et cette vierge aux cheveux fous. Mais elle devient pour lui le modèle de la femme idéale qu'il trouvera un jour et qu'il aimera.
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Henry entre intimidé dans la salle de bal. Un valet frappe le sol à l'aide d'un gigantesque bâton et l'annonce. "Henry Valmont, duc de Vance." C'est sa première soirée à la cour. Ses parents l'ont introduit au roi et à plusieurs autres aristocrates un peu plus tôt. Il n'a que douze ans et il vient s'installer à la Cour.
Du regard, il cherche Werther, qui est là ce soir. Il reconnaît la silhouette trop longue et trop mince de son ami, discutant avec une jeune fille dans une robe blanche et aux cheveux châtains. Quand celui-ci aperçoit le petit blond, il lui fait signe de la main de venir, un grand sourire aux lèvres. Henry avance péniblement entre les couples qui dansent, les femmes dans leurs robes à paniers gigantesques, jusqu'à son ami.
« Henry, je te présente la fabuleuse Robine Heimann. Robine, ma chère, voici ici mon cousin et mon confident favori, Henry Valmont. »
Elle le salue en roucoulant et fait un effort pour essayer de l'introduire dans la discussion, au sujet des prédictions d'un vieil astrologue fou qui prétend qu'une guerre terrible éclatera dans les années qui viennent.
C'est donc elle, Robine ? Mais... mais... elle n'est pas rousse. Du moins pas autant qu'Henry ne le pensait. Ses cheveux ont vaguement des reflets orangés, mais ils sont bien faibles par rapport à l'image enjolivée que lui avait peinte durant des heures et des heures son ami.
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« Votre tuteur m'a apprit que vous faisiez des progrès considérables en Histoire et en Géographie. »
« Oui, oui, j'apprends bien mes leçons, Mère. »
« Je suis très contente de savoir que vous vous penchez vers des enseignements plus... concrets. »
« Il le faut bien. »
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Le vaste royaume de Mayernie s’étend sur toute la partie nord des terres connues du continent. C'est un lieu composé essentiellement de plateaux, de plaines traversées de rivières et de grandes régions boisées. Des montagnes à l'est lui assurent un relatif approvisionnement en or, quoique très maigre. Ce pays vit essentiellement du commerce : cela va des denrées alimentaires, animales ou végétales, aux produits luxueux dont il est devenu spécialiste. Des étoffes précieuses, des miroirs ouvragés, du mobilier ravissant et des horloges d'une qualité épatante.
Mayernie commerce beaucoup avec son voisin méridional, Illion. Illion est un pays nettement plus petit, mais très riche grâce aux matières premières que l'on trouve dans son sol. Le charbon, l'or et les diamants s'y trouvent en masse, et sont vendues en quantité aux royaumes alliés, ce qui assure équilibre et prospérité à cet état des montagnes.
Goceshter est le troisième pays de cette alliance. C'est un royaume étendu sur un archipel d'une cinquantaine d''îles de différentes tailles, au large du continent. On peut faire le tour de certaines en une journée, il faut un cheval et trois jours pour parcourir la plus grande, où se trouve d'ailleurs la capitale. Les dirigeants ont du mal à contrôler tout les îles, certaines subissent régulièrement des attaques de piraterie au nord. Néanmoins, il y a une certaine unité. Les Goceshteriens sont à l'origine un peuple de marins et de pêcheurs, qui ont par ailleurs développé une industrie du textile importante et qui exportent en quantité des perles rarissimes. Les huîtres locales, pour une raison que l'on ignore, produisent des perles aux couleurs étonnantes, aussi bien des blanches parfaites que des rosées ou des bleutées, qui ont un succès incroyable à l'étranger.
A l'est de ces trois royaumes se trouvent des terres encore inconnues, dont on ne connaît que très peu grâce à des explorateurs hardis. On y trouverait une multitude de principautés belligérantes et arriérées. Au sud, on trouve l'empire ennemi d'Iberia, accompagné d'une dizaine de petits états satellites.
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Henry et Werther sont sur leurs chevaux, ils se promènent au pas le long d'une rivière. Le plus jeune apprécie sentir le contact permanent avec son animal, les petits soubresauts à chaque pas. Il ferme les yeux et se laisse paisiblement guider par sa monture en profitant des petits sautillements qu'il a l'impression de faire. Il oublie ses soucis, seul compte le contact avec son cheval, l'odeur de la nature et la présence de Werther. Devant lui, son ami, enveloppé d'une épaisse cape brune doublée de fourrure, chevauche son destrier avec plus de précaution, en vérifiant bien que le chemin est dégagé de tout obstacle. Il est suivi par le gamin, ce serait terrible qu'il lui arrive un accident par sa faute, durant cette promenade. Surtout qu'il aimerait bien en profiter pour parler avec lui. Des choses importantes.
« Henry, je te trouve, disons, distant. »
« Comment cela ? »
« Avant, tu t'enthousiasmais toujours pour moi et l'amour que je porte à Robine. Mais j'ai l'impression que depuis que tu l'as rencontré... »
« Disons que je me l'imaginais différemment, voilà tout. »
Il arrive un stade où l'on se rend compte que ce que l'on imaginait n'est pas parfaitement fidèle à la réalité.
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Une immense frustration s'est fait ressentir dans le cœur d'Henry lorsqu'il a croisé Robine. Cette créature de rêve si désirable s'est révélée, au fond, très commune. Elle a un certain charme, c'est vrai, mais son allure n'est pas si fascinante, sa conversation n'est pas si grandiose. C'est une amère désillusion que ressent le garçon. Elle n'est même pas réellement rousse.
Que s'est-il passé dans la tête de son ami pour qu'il s'entiche d'une femme de ce genre ? Au moins, elle a le mérite de rendre heureux Werther. Mais c'est tout de même dingue. Une fille aussi peu intéressante pour le grandiose Werther. Il y a un problème, non ?
***
Henry a douze ans. D'après les astrologues chinois, il paraît que c'est tous les douze ans qu'il vous arrive les pires crasses. C'est une sorte de cycle maudit, de roue de l'infortune : à douze ans, à vingt-quatre ans et ainsi de suite, il vous arrive forcément des épreuves difficiles qui pourraient très bien avoir une influence sur le reste de votre vie.
Mais l'astrologie chinoise, dans la contrée de Goceshter, n'existe pas.
***
Cher Journal,
Werther est toujours aussi mordu de cette guenon. Que trouve-t-il donc à Robine ?
Henry.***
« Je l'aime tellement, tu ne peux pas te rendre compte à quel point je l'aime, Henry. J'ai l'impression que personne d'autre que moi ne peut me comprendre. Mes discours doivent t'être pénibles, Henry, non ? Oh, mais tant pis, écoute-moi si tu veux, pars si tu le préfères, tu es libre, je m'en moque. Je me moque de tout. Rien d'autre ne compte. Il n'y a que Robine. Qu'elle est belle, c'est incroyable. Je l'aime tellement. Pour elle, je porterais sur mon dos un clavecin à travers le monde, pour pouvoir jouer et chanter sa grandeur à l'univers entier. Oh mais le monde la mérite-t-il ? Ne devrais-je pas la protéger, garder ma rose à l'abri sous une cloche de cristal ? Que personne ne la touche, je l'aime trop, je ne désire plus qu'elle. Je l'aime tellement. Je veux mourir pour elle. »
***
Werther finit par comprendre que Henry, son cousin par alliance, son petit frère de cœur, se sent délaissé. Il cherche alors pour lui une fille qui serait un peu pour lui ce qu'est la fille qu'il aime depuis trois ans. Une sorte de Robine miniature, tout aussi charmante et délicieuse. Mais il ne trouve point de demoiselle à sa hauteur. Il n'existe pas de deuxième Robine.
Alors il se rabat sur les choix médiocres qu'il trouve : il fait présenter à Henry Suzanne, Ellen, Breene, Danielle... Objectivement, elles sont du même niveau que la rousse dont s'est entichée le jeune Von Schwartz, mais elles ne lui plaisent pas assez, et cette indifférence qu'il a pour elles se transmet à son ami.
Les bals, les salons, la vie mondaine plaisent au duc. Mais aucune demoiselle ne plaît à Henry.
***
Cher Journal,
Nulle demoiselle que me présente mon cher ami Werther n'est suffisante. Elles sont toutes plaisantes, mais je ne peux m'imaginer en aimer une seule ; la femme aimée doit être fantastique, brillante, d'une grâce et d'une culture exquises ; telle que je m'imaginais Mademoiselle Heimann avant de la rencontrer. Mais elle doit bien exister, cette femme parfaite ? J'ai du mal à me la figurer humaine, en fait. C'est un ange, une figure divine qui viendra dans notre monde pour illuminer la vie des gens, et je l'aimerai, et elle m'aimera pour une raison que j'ignore, et nous serons heureux.
Werther est toujours aussi passionné par cette Robine. Il parlait déjà en plaisantant de l'épouser, il y a quelques années. Mais le sujet est revenu lors d'une discussion tantôt. Je crains qu'il ne soit sérieux. Il est totalement aveuglé par cet amour absurde.
Henry.***
Puis vient une promenade à cheval, un jour, peu après les treize ans d'Henry. Il est avec Werther, au bord de la même rivière qu'auparavant, toujours dans le même ordre : le plus âgé devant, l'autre qui le suit avec une relative insouciance. C'est là qu'elle apparut, sur la berge, immobile, hors de l'eau ; du sang coulant le long de ses écailles bleutées ; ses longs cheveux roux cachent l'ouverture sur son torse. La sirène.
***
« Tu es sûre que c'est une bonne idée de la ramener à la cour ? »
« Elle est mourante, Henry. Si on ne l'y amène pas, elle crèvera. On trouvera peut-être un médecin. Allez, aide-moi à la porter jusqu'au cheval. »
« Mais... on la mettra où, après ? »
« Je ne sais pas, dans la baignoire de ta chambre, le temps qu'elle soit soignée. Allez, soit un peu fou, un peu aventureux pour une fois ! Une sirène, tu te rends compte ? »
***
Deux mois ont passé. La sirène vit toujours dans la baignoire à moitié remplie d'Henry. Elle s'est remise difficilement de ses blessures. Elle n'a pas parlé depuis que les garçons l'ont ramené, personne ne sait ce qui lui est arrivé pour qu'elle reçoive deux coups de fusil, à l'épaule et à la hanche, ni d'où viennent ces ecchymoses sur toute sa poitrine ; mais les médecins ne craignent plus pour sa vie.
Aucune personne ne comprend ce qu'elle faisait aussi haut dans le cours d'eau. Il est peu probable qu'elle ai décidé d'elle-même de remonter aussi loin de la mer... Elle est si jeune : un spécialiste du palais en espèces marines affirme que cette apparence de jeune fille de quinze ans correspond plus ou moins à la troisième année de vie de la créature.
***
Henry s'est reprit d'une passion folle pour les contes de fées, au grand malheur de son entourage. Il a recommencé sa plongée dans les recueils de légendes, pour traquer tout ce qu'il trouve au sujet des sirènes. Il essaie de tout connaître sur ce sujet, et surtout de comprendre pourquoi cette créature fascinante s'est retrouvée sur son chemin, lors d'une simple promenade. La coïncidence est trop grandiose. Serait-ce un signe du destin ? Les Créateurs du monde l'auraient-ils blessé et installé sur cette rive du fleuve volontairement, pour qu'elle rencontre l'adolescent ?
Lorsqu'elle dort, il l'observe. Ses cheveux flamboyants, ses écailles d'un bleu irisé fabuleux, sa peau si claire, ses petits seins nus de jeune fille, son visage triangulaire si fin. Elle est si belle. Il aimerait tant la comprendre, savoir si elle saisit ce qui lui arrive, si elle sait ce qui lui est arrivé. Juste discuter avec elle du soleil qui frappe les jardins du palais ou d'un livre.
A chaque fois que Werther remarque l'intérêt que son ami accorde à la sirène, sourit, lui fait un clin d’œil. Ça y est, il l'a trouvé, sa sirène.
***
« Vos entrecôtes d'ours sont délicieuses, Messire Valmont. Être invité à souper chez vous est toujours un grand moment de joie. »
« Merci, cher ami. Et vous avoir à ma table est un plaisir évident. Je voulais vous savoir... Avez-vous entendu vu ce qui s'est passé entre les gouvernements de Mayernie et d'Illion ? Je ne pensais pas que cette crise du charbon aurait un tel impact. »
« Moi de même. Ces deux états, malgré les centaines de traités d'alliance, et ils semblent être sur le point de se déclarer la guerre. Non seulement nos approvisionnements en charbon, déjà minces, vont faiblir, mais Gochester risque de se trouver en mauvaise pollution si un conflit éclate entre ses deux principaux partenaires. »
« C'est à craindre, c'est à craindre... Vous reprendrez du vin ? »
***
Cher Journal,
La sirène est simplement fabuleuse. Elle ne parle toujours pas, mais dans mes rêves, elle apparaît et elle retrouve l'usage de sa voix. Là, elle me dit qu'elle me remercie pour tout ce que j'ai fait pour elle, qu'elle m'aime, qu'elle m'adore et qu'elle ne peut vivre sans moi. Alors moi, je l'embrasse et lui exprime toute ma sincère admiration pour elle et à quel point je me sens petit et faible en face d'elle. Elle me console en m'assurant que je suis tout pour elle, que je n'ai pas à ressentir cela. Et nous nous épousons.
Henry.***
Encore un bal, ce soir. Comme toujours, Henry s'y rend avec plaisir. La vie mondaine a joyeusement remplacé l'enfance à la campagne avec pour seuls compagnons sa mère, quelques cousins. Ici, tout est fête, lumières, dorures. La capitale du royaume est magnificence.
En un an, le jeune garçon a dompté son angoisse face à la foule, son inquiétude face aux visages des inconnus. On commence à remarquer cette tête blonde qui semble un peu ailleurs mais qui est si bien éduquée, cultivée. On connaît le prestige de sa famille ; déjà des mères rêvent voir leurs filles, encore toutes jeunes, l'épouser ; sans vraiment connaître Henry, en fait.
Lui n'a cure de ces demoiselles. Quand l'une d'entre elles l'aborde et commence à avoir une discussion longue avec lui, il ne peut s'empêcher de faire dévier le sujet vers les sirènes. Les légendes à leur sujet, leur mode de vie, leur allure...
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« Je suis allé voir ses parents, ce matin. Et je leur ai exposé mes intentions, l'amour que j'éprouve pour Robine puis j'ai demandé sa main. ... Et ils ont refusé. Elle est déjà fiancée. Tu le savais, Henry, qu'elle était déjà fiancée ? Elle te l'a dit ? Elle me l'a jamais mentionné ! Elle a été promise à un garçon vivant en Mayernie depuis des années ! Quand je l'ai rencontré, elle l'était déjà. La chienne ! Elle le savait, en plus. Elle le savait et elle n'a jamais pensé à me le dire. Ça ne lui est apparemment jamais passé par la tête, la chienne ! Je la hais. Comment a-t-elle pu me faire ça ? Je croyais qu'elle m'aimait. Elle va épouser ce crevard. Elle le savait, et elle n'a rien dit. Et le pire, le pire, c'est qu'elle veut l'épouser ! Parce que c'est un bon parti, dit-elle. Quelle horreur, cette femme. Elle te fait croire qu'elle t'aime puis elle te fout un couteau dans le dos. Je la déteste, Henry, je la déteste. Comment ai-je pu l'aimer ? Je n'y crois pas, ce n'est pas possible, c'est un cauchemar. Henry, dis-moi que c'est un cauchemar. Je l'aimais tant... »
***
Henry s'en moque. Il balbutie des phrases pré-faites trouvées dans des romans ; il va s'en remettre, elle n'était pas aussi sublime qu'il croyait, l'amour l'a rendu aveugle. Voilà. Mais franchement, il n'a rien à faire des problèmes de cœur de Werther. Seule compte la sirène.
Tout à l'heure, alors qu'il la regardait durant son sommeil, elle s'est réveillée. Elle avait les yeux remplis de lumière, pleins de joie. Elle lui a sourit.
***
Les médecins s'affairent autour de la sirène, aujourd'hui. Elle est fiévreuse, on craint pour sa vie. Henry est paniqué. Le teint blême, des cernes marquées sous les yeux, les yeux rouges et la démarche pâteuse, il essaie de s'occuper en faisant une quinzaine fois le tour des jardins royaux. Mais il n'arrive pas à oublier l'image de la sirène, sa sirène, agonisante dans sa baignoire. Henry finit par rentrer dans le château, il en fait le tour à plusieurs reprises, descend dans les caves, se perd dans les corridors, monte dans les étages... A la fois amorphe et perpétuellement en mouvement, il cherche une activité qui lui fasse penser à autre chose qu'à sa profonde douleur.
Il finit par arriver, les dieux seuls savent pourquoi, dans la tour de l'astrologue.
***
« Oh, excusez-moi, je ne voulais pas vous déranger durant votre travail. »
« Je leur avais bien dit, je leur avais bien dit que la guerre éclaterait. Ils ne m'écoutent donc jamais. »
« Pardon ? »
« L'aimes-tu, ta sirène ? L'aimes-tu donc tant ? Et est-ce qu'elle t'aimait, elle ? En es-tu certain ? »
« Pourquoi parlez-vous d'elle au passé ? »
« Le passé, le présent, je mélange tout. Le futur est infiniment plus étendu, et surtout plus important. Tout le reste est insignifiant. Cela commencera de l'autre côté de la plaine mouvante. Les cités de saphir seront rougies par les flammes. Puis ce sera au tour des bassins d'émeraude de brûler. Et enfin, lorsque l'on croira que tout ce sera calmé, ce sera autour des volcans d'exploser. »
« Je... je... je ne comprends pas. »
« Personne n'écoute le pauvre Cassandre. »
***
Werther a fait une tentative de suicide. Il s'est jeté d'un pont, il est tombé dans l'eau, mais quelqu'un l'a secouru. Un passant lambda qui a réagi sans réfléchir. Le secouru lui a craché au visage puis il est parti en courant.
Il a maigri. Il ressemble maintenant à une corde en deuil. Les joues creusées, les cheveux noirs mal entretenus qui lui tombent sur les épaules et les yeux, les yeux vitreux.
La sirène a survécu. Sa fièvre est retombée hier soir. Elle a repris des couleurs, elle revit à peu près normalement. Henry a soupiré de soulagement et s'est enfin permis une nuit complète de sommeil.
***
« L'amour, c'est des conneries, Henry. C'est juste une passion qui te séduit durant les premiers instants, puis ça te ronge. Tombe pas amoureux. Je suis con de te dire ça maintenant, c'est trop tard. Je n'aurais jamais dû te parler de ce sentiment. Mais tu verras, ta sirène, un jour, elle agira comme Robine. »
***
La sirène va être déplacée dans un bassin plus grand pour qu'elle puisse être mieux soignée. Dans la baignoire, elle manque d'espace, d'eau. Elle ne pouvait pas y vivre décemment. Henry doit donc regarder les médecins l'extirper de sa chambre et la transférer dans l'un des bassins des jardins royaux. Et bientôt, quand elle sera rétablie, on pourra la remettre à la mer. Quelle horreur, une vie sans sa sirène. C'est inimaginable. Alors Henry commence à s'organiser. Il pourrait s'engager dans la marine, ainsi il pourra être toujours auprès de cette douce créature.
La sirène semble contente de trouver un bassin. Elle peut enfin nager, plonger, s'ébattre dans une grande étendue d'eau. Et quand Henry vient la saluer avant d'aller se coucher, le soir, elle lui fait un large sourire. Du remerciement, sans doute. De l'affection aussi, espère le jeune garçon. Il va maintenant falloir commencer une nouvelle vie sans être en permanence avec sa créature vénérée, après ces dix mois d'émerveillement.
***
Dans le même temps, une étrange métamorphose se fait sentir chez Werther. Après trois tentatives de suicide, il a décidé de se couper totalement de la vie de la cour pour plusieurs mois. Puis il revient subitement aux quatorze ans de son cousin. Et il a changé.
C'est toujours l'homme sombre que l'on a quitté, terriblement maigre, complétement vêtu de noir et aux pensées tout aussi obscures, mais il y a néanmoins dans son regard une lueur nouvelle qui brûle et qui fascine. La lueur de ces hommes passionnés qui peuvent vous faire vivre d'inoubliables expériences.
Après une lourde remise en question, il a compris que l'amour est une foutaise. Soit c'est passion dévorante, soit c'est néant total. Il préfère échapper à cela et se joue maintenant des demoiselles. Puisque l'amour et l'idéal féminin ne peuvent exister correctement, il cherche chez les jeunes filles autre chose. Le vice de la luxure s'est emparé de lui.
***
Monsieur Valmont s'énerve devant la mollesse de son fils. Dans un long discours, il lui explique qu'il serait grand temps de faire quelque chose de sa vie. Qu'il s'engage dans une activité constructive, dans une carrière intéressante. Par exemple il pourrait s'entraîner pour l'armée. Un fils militaire est toujours un honneur, et plus tôt il commence, plus loin il ira. De plus, dans le royaume de Gocesther, les capitaines de la marine sont d'une utilité considérable pour régler les insurrections pirates dans les îles du nord de l'archipel, ou pour convoyer des bateaux de marchandises. Ce serait donc un travail fort intéressant pour Henry, pour sa position sociale et financière.
Mais le garçon ne veut rien entendre. Il veut devenir poète, vivre éternellement avec sa muse, sa sirène adorée. L'armée, il la hait, le poste de capitaine, il n'en a cure.
***
« Ta passion pour ta sirène me fait rire, très cher Henry. Tu es si naïf. Tu ferais mieux d'adopter mon comportement. Profite de tout ce que l'on t'amène sur un plateau, ne réfléchis pas au sens de tout cela et arrête des fantasmes imbéciles avec ce poisson. »
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Mayernie et Illion se sont déclarés la guerre ce matin. La famille Heimann a décidé de retourner en son pays pour soutenir le reste de sa famille là-bas et aider sa patrie. C'est avec un sourire plaisant que Werther voit Robine en larmes quitter Goceshter. Les intellectuels, eux, disent que cette guerre va avoir une forte influence sur le royaume où vivent Henry et son ami. Il y aura des problèmes politiques d'abord : quel voisin soutenir ? Ensuite, cela mènera à des troubles économiques : ces alliés auront d'abord moins d'argent à investir dans le commerce, et l'un d'eux risque de couper tous les ponts d'échanges de marchandise, si les tensions s'accroissent. Un potentiel désastre en perspective.
Henry, lui, s'en moque totalement : tous les matins, après sa toilette et son repas, il court dans le jardin jusqu'au bassin de sa sirène. Elle ne s'est toujours pas remise à parler, mais il le sent dans son regard, dans ses sourires, c'est toujours un plaisir d'être ensemble pour elle aussi. Elle grandit si vite. Elle ressemble à une jeune fille de dix-huit ans, désormais. Il se sent presque trop petit, à côté d'elle. Il passe la journée avec elle, s'échappe de son regard magnétique uniquement pour les repas ou pour les urgences. Voilà sa nouvelle routine, qu'il pleuve ou qu'il vente.
Mais voilà, ce matin, un désastre différent de la déclaration de guerre a eu lieu. Un autre homme était là. Henry le connaît. C'est le Baron de Cowells, un garçon de vingt ans, réputé pour ses talents à l'escrime et son charme. C'est l'une des personnes au cœur des plus infâmes de la cour. On raconte à son sujet des histoires de filles devenues femmes malgré elles par exemple ; on dit aussi qu'il serait responsable de la grossesse de la fille du Marquis de Glon ; et puis toutes les demoiselles gravitent pourtant autour de lui aux bals. Que fait-il avec la sirène, ce matin ?
En voyant Henry, il dit au revoir à la créature, remet son gigantesque chapeau, salue rapidement le garçon et s'en va.
***
Le lendemain, le Baron est encore venu saluer la sirène, alors qu'Henry était avec elle. Quand elle l'a vu, elle s'est mise à s'agiter, à faire de grands mouvements de bras et des sourires gigantesques pour lui indiquer sa joie de le voir.
Henry, ce jour-là, choisit de rentrer plus tôt à sa chambre. Quelle horreur. Ce Baron a totalement fasciné la sirène. Il a prit la première place sur la scène, c'est affreux. Quand il est là, elle ne voit que lui. Le petit blond n'existe plus pour elle. A côté, il est si jeune, si petit ; un admirateur au plus, pas un amant. Elle ne le verra jamais comme un amant. Et voilà qu'Henry a l'impression de sentir du sable couler dans son cœur, il a mal, mal putain.
Et tous les jours qui suivent, les semaines, ça continue. Elle ne voit que lui.
***
Un mois est passé depuis la première fois où Henry a surpris sa sirène sans nom avec l'ignoble Baron. Et régulièrement, il les voit ensemble. Et régulièrement, il songe à le tuer, ou à la tuer, ou à se tuer lui-même. Il a trop mal, des griffes serrent et meurtrissent son cœur à chaque battement. Il s'affaiblit, il ne mange plus. Comment pourrait-elle l'aimer d'amour ? Elle n'éprouve sans doute que de l'amitié pour lui. Il pourrait faire comme l'a essayé Werther, se jeter d'un pont. Cela doit être une façon de se donner la mort plutôt amusante ; la sensation de vitesse lors de la chute est sûrement grisante.
Et ses parents, en voyant son état, pensent à l'envoyer loin de la cour, pour qu'il se ressaisisse, se soigne. Le père du garçon en profite pour lui rappeler son souhait de le voir s'engager dans la marine. Il deviendrait militaire, et par la suite dirigeant d'un vaisseau royal.
Henry finit par accepter. Dans quelques semaines, il ira sur un navire, le Rosemary.
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En une semaine, l'armée mayerne est arrivée à la capitale d'Illion. Les villes en bas des montagnes ont été ravagées en premier. Les palais et les musées ont été pillés, des villages ont été massacré. Le gouvernement de l'attaquant n'a pas perdu de temps : des troupes d'occupation ont déjà réquisitionné les mines, prétexte principal du conflit. Puis les militaires ont rejoint la Cité Bleue, capitale du royaume. Elle est désormais en feu. Par crainte de représailles, Goceshter a déclaré soutenir Mayernie. Pour la forme, une poignée de soldats ont été envoyé, mais le Roi préfèrerait ne pas trop s'immiscer dans ce conflit.
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« Tu t'engages dans la marine, Henry ? C'est absurde. Fais comme moi, exile-toi à la campagne un temps, mais ne va pas à l'armée, Henry. C'est... c'est dangereux, là-bas. J'ai entendu dire qu'ils veulent envoyer une partie de la flotte pour détruire les ports d'Illion. Tu risques d'être envoyé là-bas... »
« Je sais ce que je fais, Werther, laisse-moi tranquille. »
« Tu n'as que quinze ans, je ne veux pas que tu meures... Tu es la personne que j'apprécie le plus dans ce monde infecte, tu sais ? Ne pars pas. »
« Laisse-moi, Werther, je t'en prie. Et cesse donc de me regarder comme ça, tu me donnes l'impression d'être un éclair au chocolat. »
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Henry, à l'aube, va saluer une dernière fois sa sirène. Le visage de la créature prend l'expression de la surprise en le voyant dans ce superbe uniforme rouge de soldat de la marine et le visage grave de son ami. Il lui dit "adieu", les yeux de la belle s'écarquillent, elle a compris. Elle ouvre la bouche, essaie de dire quelque chose, mais toujours son mutisme l'en empêche. Le jeune garçon, silencieux, se retourne et s'écarte du bassin. Il ne veut plus voir la sirène. Et elle ne doit pas voir que ses yeux sont embués de larmes. Il l'aime tellement, pourquoi tant de souffrances ?
Henry marche, à grandes enjambées, quand un cri le retient brusquement : "Frère !" Il se retourne alors, ses joues humidifiées par ses pleurs. La sirène a parlé, enfin. Frère.
Dans ce cas, au revoir, sœur.
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Le matin du départ de son cousin, Werther n'a pas voulu le voir. Ni même la veille et les jours qui ont précédé. En fait, il n'a voulu voir personne. Voilà cinq jours qu'il vit enfermé dans sa chambre sans manger. Il pensait s'être remis de sa rupture avec Robine, et pourtant il ressent encore cette terrible souffrance au cœur, au ventre et à la tête, cette envie de pleurer sans cesse et de mourir. Ce n'est pourtant pas à son insupportable rouquine qu'il songe.
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« Vous pensez qu'il va tenir longtemps, le nouveau ? »
« Le petit blond, là ? Je lui donne guère plus d'un mois. A peine nous étions partis qu'il s'est mis à vomir par-dessus bord. »
« Je me demande bien ce qu'il cherche ici. C'est un fils de duc, je crois. »
« L'autre jour, je l'ai surpris en train de pleurer. Peut-être essaie-t-il de se remettre de la mort de quelqu'un. Mais forcément, il tombe dans nos pattes, le merdier. »
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Henry, qui n'a absolument pas le pied marin, est malade pratiquement en permanence. Les autres soldats essaient de le soutenir moralement, ses supérieurs qui connaissent son rang et sa famille le traitent le mieux possible. Mais rien n'y fait, il a sans cesse la nausée. Quelle idée de s'engager dans la marine.
Il passe ses journées dans le fin fond de la cale, malgré l'eau sale qui recouvre le plancher et l'odeur de pisse qui émane du bois. On vient le chercher par la peau du cou quand on a besoin de lui, et quand le capitaine en a marre de le voir ne rien faire de ses journées. Mais on essaie de faire sans lui, parce que lorsqu'il est sur le pont, il commet plus d'erreurs que de réussites.
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« Il me fait de la peine, le mouflet. »
« Il sert à rien. Je ne comprends pas pourquoi on ne l'abandonne pas sur une île, ou un truc de ce genre. »
« Son père est quelqu'un de haut placé. Et il n'empêche qu'il me fait de la peine, le mouflet. Il doit s'ennuyer sec... »
« Mais qu'est-ce qu'on en a à foutre ? Si te fait tant souffrir, apprends-le à jongler pour le distraire, imbécile, et arrête de m'embêter. »
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C'est ainsi que Peter apprit au jeune Henry à jongler. Et aussi les astuces pour survivre dans le monde de la marine, pour moins souffrir du mal de ventre, pour dormir la nuit malgré le roulis du bateau, comment se distraire en mer ; et qui lui raconta aussi des histoires de navigation, de trépidantes tempêtes qu'il avait lui-même vécu, d'étonnantes rencontres faites dans les ports et dans les archipels, des levers de soleil magnifique sur un océan apaisé.
Au fil des semaines, Peter donne confiance au nouveau marin. Celui-ci sort de plus en plus de sa cale, parle avec les autres et commence même à montrer un certain talent en mer.
Il y a juste eu un incident l'autre jour, où il a recommencé à vomir. Alors que le Rose Mary longeait des récifs, par une journée de forts roulis, Peter a fait remarquer à Henry la présence de sirènes sur les rochers. Il lui a expliqué qu'elles attendaient que les bateaux trop fragiles et mal dirigés se fracassent, que les naufragés tombent pour qu'elles puissent leur briser le cœur et le manger. Les vagues semblent avoir eu raison de l'estomac du garçon.
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Henry se mêle de plus en plus aux autres marins. Il préfère discuter avec Peter ou avec le capitaine, qui sont probablement les plus éduqués sur le bateau ; mais il ne rejette pas les autres. Toute amitié est à prendre, surtout dans sa situation. Parce que, bordel, la nuit, sur son hamac, entouré par les hamacs de tout le reste de l'équipage, quand tout le monde dort, il se sent seul.
Et Werther lui manque.
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Un jour, le navire s'arrête dans le port de Boldon, sur l'île principale de l'archipel. Il fait beau, on décharge les marchandises, on charge d'autres produits, de l'argent circule, on amène des missives au capitaine... Le bateau devient une fourmilière, où vont et viennent hommes, objets, pièces d'or. Henry admire le spectacle des flux depuis le haut du mat, avec Clyde. Clyde est un matelot de son âge, avec qui il a un peu sympathisé. Néanmoins, ils n'ont pas vraiment tissés de véritable lien d'amitié : la différence d'éducation, de culture entre les deux garçons creuse un fossé qui les sépare. Henry le trouve même franchement con. Mais voilà, ce gamin lui permet de lutter contre l'horrible solitude qui le prend dès qu'il arrête d’interagir avec quelqu'un. Et c'est Clyde qui a eu l'idée de tout regarder depuis la vigie, ce qui est vraiment une idée fort sympathique.
Un messager arrive sur le pont, avec un chapeau brun orné d'une superbe plume beige. Il parle avec un marin, abruti, qui le redirige vers le capitaine. Le capitaine, qui a autre chose à faire -une cargaison de perles rouges très fragiles est en train d'être transporté- essaie de s'en débarrasser au plus vite. Il dit deux-trois mots au nouveau venu, puis il s'écrie : "Valmont ! Où est Valmont ?"
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Oui, petit Henry, il y a une lettre pour toi.
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Mon cher Henry,
La vie à la cour me paraît bien morne depuis ton départ. L'envie de me hisser hors de mon lit, le matin, m'a quitté depuis que tu nous as quitté. Les bals ne m'amusent plus. Tout me déprime. J'espère que tu obtiendras assez vite une permission, tu pourrais venir passer quelques semaines auprès de nous. Je ne sais guère quoi te dire d'autre... J'aimerais pouvoir te transmettre des nouvelles heureuses plutôt que de te faire part de mes lamentations ridicules. Je suis franchement misérable : lorsque je prends enfin mon courage à deux mains, c'est pour te raconter des inepties sur mon état mental, que je mets trois jours à écrire parce que j'hésite une demi-heure entre chaque mot. Ne suis-je pas pathétique ?
Ah, il y a bien quelque chose : Yüyi a parlé. Parce que oui, le prénom de la sirène est Yüyi, elle nous l'a dit. Et elle a ajouté que tu lui manquais. Elle t'appelle Frère ; je suis désolé de devoir te l'annoncer. Mais je t'avais averti : les femmes sont des garces. L'humanité entière est une garce. On nous fait croire en des illusions, puis on nous envoie nous fracasser contre un mur avec pour seule explication : "C'est la vie." J'avais bien tenté de t'avertir, mais le chant des sirènes a été plus fort et tu as plongé dans l'océan. C'est un récit qui se répète, c'est le serpent qui se mord la queue.
J'ai tellement mal à la tête. Je prends du rhum pour l'apaiser, mais le médecin dit que ça ne fait qu'empirer les choses. Je n'en ai cure, en fait. Plus grand chose ne m'intéresse. Le monde est une pourriture, je suis moi-même qu'une raclure. Reviens, je t'en prie.
J'ai envie de t'écrire des pages et des pages, mais je ne sais guère que dire. J'ai trop mal à la tête. Et les journées me semblent enveloppées d'une brume qui fait oublier. Excuse-moi pour la piètre qualité de cette missive. Je ferais mieux de brûler ce bout de papier sur le champ. Oui, je vais sûrement le faire. Mais toi... toi, comment vas-tu ? Le Rose Mary est-il accueillant ? La vie sur ce rafiot te convient-elle ? Avoue, la marine était une erreur. Reviens, je t'en conjure.
Werther.***
Mille couteaux se plongent dans le cœur d'Henry. La vie à la cour, Werther, la sirène... tout cela est un poison qui s'immisce dans son sang et qui étouffe le jeune garçon. Des images reviennent à son esprit, par centaines et par milliers, un tourbillon de sensations qui le font souffrir. Ah, cette maudite sirène ! Soit elle damnée ! Après avoir chassé et chassé encore cette vision persistante de la créature aquatique, après avoir détourné ses yeux de toutes ses sœurs croisées en chemin, la voilà qui ressurgit en son esprit à travers les mots de son ami.
C'est pourquoi, au cœur de la nuit, il monte sur le pont, s'appuie au rebord de bois du navire. Il pose une première jambe dessus, vite suivie par la deuxième. En dessous se trouve une mer noire comme l'encre des pieuvres qui rôdent dans les profondeurs. Et il saute.
Yüyi. Quel nom de merde. Sirène de merde.
***
« Mes salutations, Dame Yüyi. »
« Bonjour mon cher Werther. Vous ne semblez pas aller fort bien ce matin. Qu'avez-vous ? »
« Henry a essayé de se tuer. »
***
Passé le choc premier de la nouvelle, Werther ressent un certain plaisir. Monsieur Valmont a décidé de faire revenir immédiatement son fils à la cour, pour que les meilleurs médecins s'occupent de lui. L'escapade d'Henry en mer va se terminer, enfin.
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Werther, depuis sa chambre, guette l'arrivée du carrosse. Cela fait maintenant trois heures qu'il guette le bruit des graviers qui crissent sous le poids des roues. Henry Valmont revient, et pour son plus grand plaisir. C'était prévisible. C'est la logique du serpent qui se mord la queue. Tout se répète éternellement. Henry s'est jeté à l'eau et il a été secouru à temps, comme Werther lui-même l'a fait et l'a été quelques mois auparavant. Tout se répète. Et maintenant, Henry arrêtera enfin ses niaiseries. Quelle joie. Il va retrouver son Henry. Un Henry qui lui ressemblera encore plus qu'avant, maintenant qu'il a rejoint sa situation.
L'aîné va pouvoir lui faire partager les joies d'une vie de débauche, d'inconvenances cachées dans les chambres du palais, le plaisir de corrompre les jeunes filles et d'être admiré d'elles en permanence. C'est un torrent d'excitation qui traverse le jeune homme.
Mais quand le carrosse arrive, on en sort un garçon de quinze ans maladif, pâle, ne tenant pas debout, les yeux bordés de cernes. Le temps n'est pas à la fête, malheureusement.
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Henry est allongé dans son lit, face à la fenêtre, ainsi il peut regarder les jardins royaux. On s'occupe de lui, sa mère ne cesse d'aller et venir pour veiller sur son fils ; durant la nuit, Werther a pris le relais. Il a passé des heures, éveillé, incapable de dormir, sur une chaise, à regarder son cousin faire des cauchemars sans rien pouvoir y faire. En quelques mois, son corps s'est bien modifié. Il a grandi, pris l'apparence d'un véritable homme, plus fort et mâture. Il a aussi considérablement minci, perdant ainsi ses quelques rondeurs de l'adolescence. Néanmoins, il a gardé ses mèches blondes de chérubin, qui désormais s'agitent en même temps que le reste de son corps, au rythme des effrayants songes que le garçon éprouve.
De quoi peut-il rêver ? Werther se le demande. De la vie en mer, des conditions de vie sur le bateau, probablement. Certainement de Yüyi. Peut-être a-t-il aussi des visions de créatures enchantées, de monstres qui viennent le dévorer. De tout un tas de choses éprouvantes, au vu de la sueur qui le recouvre et de sa fatigue au réveil. Si seulement... Rêve-t-il de son cousin ?
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Quatre porteurs saisissent la bassine d'argent dans laquelle s'est assise Yüyi, la soulèvent et la portent sur leurs épaules. La sirène, maintenant devenue femme de cour, a opté pour ce mode de déplacement, afin d'assister aux réceptions, aux représentations théâtrales et aux salons. Grâce à ses serviteurs, elle peut aller où elle veut, là où on la désire, car nombreux sont ceux au palais qui souhaitent la fréquenter. Malheureusement pour ces messieurs, les rumeurs disent qu'elle passerait chacune de ses nuits auprès du Baron de Cowells. Werther, voyant l'état de son ami, a préféré lui taire ce ragot.
Yüyi, aujourd'hui, veut voir Henry. Elle en a parlé à Madame Valmont, qui lui a permis de voir le malade, en lui demandant de ne pas le brusquer - il est encore fragile psychologiquement, et personne ne sait vraiment pourquoi il a sauté à l'eau. La sirène s'est fait belle pour revoir son ami. Ses épais cheveux roux ont été relevé en un fabuleux chignon tressé, elle a orné ses seins gonflés de deux seyants coquillages nacrés qui cachent ce que la pudeur implique de dissimuler, son visage a été fardé des plus précieux produits de l'époque, ses paupières ont été décorés de khôl noir. Elle a rarement été aussi belle.
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« Arrête donc de me vouvoyer, mon frère. »
« Vous avez changé. Vous avez vieilli. »
« Les fleurs de ma race se flânent plus vite que celles de la tienne. Mais toi aussi, tu sembles avoir changé. »
« L'air marin m'a rendu plus mature, sans doute. »
« Et... vous semblez plus froid, aussi. Qu'avez-vous ? »
« Vous me vouvoyez, maintenant, Dame Yüyi ? »
« Oh, excuse-moi, Henry... Mais qu'as-tu ? Tu sembles bien songeur. A quoi penses-tu ? »
« Je pense à vous. Votre place ne devrait pas être ici, mais parmi vos sœurs, vos véritables sœurs. Vous n'étiez pas destinée à la cour. Je me dis que... vous feriez mieux de partir d'ici. »
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Elle s'est retenue de pleurer en face de lui. Elle a éclaté en sanglots dès qu'elle est sortie de sa chambre. Lui est resté de marbre, allongé dans son lit, le regard droit devant lui, fixe, vide. Plus tard, dans la soirée, elle se tailladera la poitrine et les épaules à l'aide d'un poignard. Elle mourra durant la nuit.
Henry n'a pas pleuré en apprenant le décès de Yüyi, et il n'est pas allé à son enterrement. Quand Werther lui a annoncé le suicide de la sirène, aucune réaction n'est apparue sur le visage de l'adolescent, à l'exception de ce qui ressemblait à un petit sourire. Un fléau de moins sur la terre.
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Un armistice vient enfin d'être signé entre Illion et Mayernie. Si l'on peut appeler ce traité d’allégeance "armistice". Le pays vaincu devient désormais province du royaume du nord, ses habitants misérables sujets du roi mayerne, les richesses locales possessions de ce même souverain. Au moins, la guerre est arrêtée.
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« J'ai envie de repartir en mer, Werther. »
« Déjà ? Tu n'es là que depuis quelques semaines. Attends au moins la fin de l'hiver. »
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Henry convainc ses médecins et sa famille que retourner sur un navire ne lui fera que du bien. La vie à la cour n'a fait que le fatiguer encore plus. Donc, dès que le printemps reviendra et que le garçon aura repris des forces, on l'enverra dans un bateau, différent du Rose Mary. Cette fois-ci, ce sera un vaisseau militaire, où Henry pourra faire ses premiers pas en tant que soldat.
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Werther se sert un verre de whisky, il en propose un à Henry qui l'accepte. Finalement, en deux mois, ils n'auront pas eu tellement le temps de partager, comme le grand brun l'aurait souhaité. Ils discutent de tout et de rien. Chacun pense à faire tomber le sujet tabou de la sirène dans la conversation, mais jamais aucun n'ose aborder ce thème. Le climat agréable de ce début de mois d'avril, la nouvelle mode de ces robes très chatoyantes que portent les femmes, la dernière pièce de théâtre en vue à la cour. Tout y passe, sauf le décès de la créature, trépassée.
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L'a-t-il vraiment aimé, cette sirène ? songe-t-il en montant à bord du Deirdre. Yüyi, c'était son prénom. Il l'ignorait : il ne la connaissait pas assez. Il ne savait en fait rien d'elle, à l'exception des fantasmes qu'il avait collé sur cet écran mi-femme mi-poisson, objet de ses délires et de ses rêveries. Mais elle est morte. Elle n'est plus rien, désormais, à l'exception d'une chose enfouie dans la terre et dans les tréfonds de la mémoire d'Henry. Tournons la page.
Il n'en sera jamais réellement capable.
***
Le garçon grandit, il fait ses preuves. Peu à peu, il monte en grade. Au bout de deux ans à bord du Deirdre, il est devenu commandant. Un jeune homme prometteur, dit-on, il a de grandes capacités. On lui prédit un grand avenir, une belle carrière.
Quand il revient à terre, quand il retourne à la cour, il revoit bien entendu son Werther, même si leurs rapports sont quelques peu tendus. Depuis le décès de Yüyi, une étrange tension est apparue entre eux. Le jeune Henry a l'impression que son ami attend quelque chose de lui, quelque chose qu'il ne comprend pas.
Malgré tout, ils restent collés l'un à l'autre. Aux soirées, ils courtisent les jeunes femmes ensemble ; à la chasse, leurs chevaux ne sont jamais très loin l'un de l'autre. Ils ont tout les deux cet étrange caractère, mi-obscur, mi-coureur de jupons.
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Henry,
J'ai appris que le Deirdre ferait une escale au port de Nortmouth dans quelques semaines. J'y serai. Je dois te voir, la situation est préoccupante.
Werther
***
Henry froisse le court billet qu'il a reçu et le jette dans l'océan. Ils n'ont pas eu l'occasion de discuter depuis plusieurs mois, et Werther ne lui soumet que quelques lignes. Quelques lignes et c'est tout !
***
Et arrive le moment de l'escale à Nortmouth. Quand Henry descend du navire, Werther l'attend, sur le quai, impatient. Quand le blondinet arrive à sa hauteur, il le salue froidement. Ils disent quelques mots puis se dirigent vers une auberge relativement sale pour parler convenablement.
***
« Durant ton absence, d'importantes insurrections ont éclaté à Illion. »
« Werther, tu as insisté pour venir me voir ici... pour me parler géopolitique ? »
« Non, enfin... c'est compliqué. Des insurrections ont éclaté, je pensais que je devais te tenir au courant. »
« Mais qu'est-ce que j'en ai à foutre ? »
« Je pensais que ça t'intéresserait... Et le pouvoir de Mayernie s'en trouve fragilisé. »
« Ça ne me concerne pas. Ça ne me concerne en rien. Pourquoi es-tu venu ? »
« Tu me manques, Henry. Tu me manques, voilà tout. Je n'arrive pas à vivre sans toi, si c'est ce que tu veux savoir. »
***
Henry se réveille, il ne comprend pas où il est. Quelle est cette grande forme nue qui partage son lit ? Il est collé contre ce corps, il n'a pas envie de se détacher. Il ne sait pas de qui il s'agit. Il a sans doute encore trop bu hier et fini dans les bras d'une prostituée. Il n'a pas envie de partir, il est bien contre elle. Il se retourne pour voir son visage. C'est Werther.
Il se réveille avant son ami, se rhabille et part de l'auberge en courant. Il rejoint son bateau ; on largue vite les amarres et on disparaît au milieu des flots. Il pleure en repensant aux draps souillés de la nuit. La mémoire lui revient peu à peu. Et il a aimé.
***
Werther, mon ami,
Je ne sais pas ce qui s'est passé. Je n'arrive pas à comprendre. Mais ce qui a eu lieu à Nortmouth doit rester entre nous. Que dis-je ? Il faut l'oublier. C'était accidentel. Tu es mon meilleur ami, Werther. Restons ainsi. Une telle relation serait malsaine. Je te prie d'accepter mes excuses, je ne voulais pas partir aussi vite l'autre matin. J'ai paniqué. Par pitié, repartons sur des bases saines.
Henry.
***
Henry retourne à la cour, après des mois sur la mer. Il a maintenant dix-sept ans et l'allure d'un homme très bien fait. Il n'a pas eu de nouvelle de Werther depuis leur rencontre à Nortmouth, l'accident et la lettre. Il craint leurs retrouvailles. Et il craint les sentiments qu'il éprouve pour son cousin par alliance. Werther est censé être son ami, alors pourquoi songe-t-il à lui à chaque fois qu'il passe la nuit dans le lit d'une dame ?
Alors qu'il entre dans le hall du palais, une femme accourt à sa hauteur en lui hurlant des mots qu'il ne comprend pas tout de suite.
...
Werther ? Il est... mort ?
***
Toutes les personnes qu'Henry Valmont a vraiment aimées sont-elles destinées à mourir ? Yüyi s'était poignardée. Werther s'est pendu quelques heures avant le retour de son ami. Il n'avait pas assisté à l'enterrement de la sirène ; Werther, lui, avait trop d'importance à ses yeux pour qu'il ose ne pas lui rendre un dernier hommage. Il ne peut s'arrêter de pleurer.
C'est vêtu de noir qu'il repart, sombre, à bord du Deirdre.
***
Les insurrections à Illion s'accroissent, le pouvoir de Mayernie vacille. En soutien, Goceshter envoie quelques bataillons de soldats opprimer les rebelles dans le royaume récemment conquis. Cependant, rien ne préparait ces hommes face au péril qui s'est abattu sur eux comme une vague effroyable : après des décennies sans entendre parler de l'Empire méridional. En effet, profitant de la désorganisation, Iberia a lancé des troupes envahir les terres mayernes.
***
Henry ne parle plus. Tout est si noir autour de lui. Werther est mort... Werther. Leur amour interdit et refoulé n'aura pas durer. Il s'est suicidé de chagrin, sans doute, à cause de la lettre de son ami. Plus rien n'intéresse le jeune garçon désormais, il perd goût à tout. C'est pire que la mort de Yüyi. C'est pire que tout ce que lui a fait Yüyi. Il n'est même pas intéressé par le drame qui a lieu en ce moment sur la terre d'origine de son amant. Iberia écrase Mayernie avec une force sans précédent. Tout le continent est aux mains de l'ennemi désormais.
Iberia, Iberia, on en parle sans cesse. L'armée de Goceshter redoute une offensive iberiane, elle ne cesse de se préparer à une éventuelle guerre. Face à une telle puissance, il serait très difficile de résister ; en profitant de l'instabilité de la météo des îles, que les étrangers ne connaît guère, de la topographie complexe des péninsules et des criques, il serait néanmoins possible de tenir quelques mois.
Les entraînements deviennent de plus en plus difficiles, Henry s'endurcit et noie son chagrin dans les stratégies militaires et l'exercice physique. Si la guerre éclate, il mourra sûrement. Il rejoindra Werther. Cette pensée le console un peu.
Et puis un jour, on annonce qu'un accord de paix a été signé entre les autorités des deux nations.
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En haut de sa tour, l'astrologue ricane. Les astres lui ont tout dit. Cet accord ne propose qu'une trêve très temporaire. Bientôt, les volcans exploseront.
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Aujourd'hui, le ciel est bleu, l'air est frais. Le jour est plutôt heureux. Le Deirdre file sur les flots à la vitesse du vent chanteur qui guide les marins. Tout a si bien commencé. C'est ce moment que choisit un navire inconnu pour apparaître et se rapprocher, faisant fi des vagues et des bourrasques contraires, du bâtiment militaire. Des pirates. Malgré l'entraînement des matelots-soldats, la Fleur Sombre prend rapidement possession du Deirdre, de son équipage et de son matériel de guerre précieux.
Henry Valmont songe un moment à se tuer - les pirates le feront sûrement tôt ou tard, et il n'a rien à perdre - puis, alors qu'il est sur la planche qui le mène à une eau infestée de requins, une petite idée lui vient à l'esprit.
« Je connais parfaitement toutes les îles aux alentours, les ports riches et les lieux où se trouve l'argent dans ses ports. Cela vous intéresse-t-il ? »
En c'est ainsi que celui qui n'avait rien à perdre s'est lancé dans la piraterie.
***
Les yeux perdus vers l'horizon, Henry se demande ce que Werther pourrait penser de lui. Il a trahi Goceshter en livrant à un groupe de pirates de précieuses informations sur le royaume. Il fait partie de leur équipage maintenant. Pire encore : lors de leur dernière attaque d'une ville, un noble a reconnu le jeune duc Valmont.
La confrontation a duré plusieurs minutes, où ils se sont dévisagés dans un silence terrible. Le duc Valmont que tout le monde le croyait disparu, mort durant cette attaque de la Fleur Sombre. Le baron Smithson, ami de son père, proche du roi. Henry a failli le tuer. Le baron a failli se taire. Puis il a révélé au monde que le jeune homme de dix-sept ans avait rejoint la piraterie. Depuis, il est activement recherché.
En contrepartie, la vie de pirate ne déplaît pas au garçon. Lui qui avait tout perdu, qui n'avait plus goût à la vie, trouve de l'adrénaline dans ses nouvelles activités. Les attaques le mettent en joie, la vie de débauche qu'il mène dans les ports lui plaît. L'alcool et la luxure le détournent de ses chagrins d'enfant qui a grandi trop brusquement.
Et puis... il grimpe les échelons. Le capitaine du navire, le Capitaine George, le considère désormais presque comme son second. Henry se présente auprès de lui, en effet, comme un conseiller avisé, rusé, connaissant très bien le terrain et dont les plaisanteries vives sont de meilleures qualités que les paroles grivoises du reste de l'équipage. Il gagne en influence au sein de l'équipage. Ce pouvoir croissant le grise.
Le pouvoir le grise. Ravager des ports le grise. Donner des ordres à un équipage le grise. Il sait ce qu'il veut, il sait comment combler ses maux d'adolescents : l'adrénaline d'une vie de dirigeant.
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La vie sur le navire ne présente pas que des avantages. Malgré l'excitation des premières semaines, Henry réalise qu'il doit faire face à de nouveaux problèmes. Son éducation aristocrate ne l'avait pas préparé à vivre dans une telle crasse. Chaque nuit, l'odeur de la poudre à canon et de l'alcool provoque chez lui des cauchemars. Le Capitaine George a beau être relativement éduqué, il n'est pas guère capable de tenir longtemps de longues conversations d'ordre intellectuel, il ne comprend pas l'art. Et ces hommes sont avides d'argent, d'argent, et seulement d'argent. Ils pourraient avoir tellement plus.
Chaque matin, lorsqu'il descend de son hamac, dans la cale du bateau, Henry songe, en contemplant ces ivrognes ronflants, qu'il serait si facile d'en faire une milice armée capable de prendre le contrôle de villes entières. Ils sont nombreux, forts