Wang lorgnait la table avec la concentration d'un copiste. Si on se donnait la peine de vraiment le regarder, on pouvait distinguer des motifs dans les rainures : ici une arabesque lui souriait ; là, un dragon difforme s'étirait, la gueule béante. Les taches sur le bois formaient autant de points mortellement intéressants où fixer son regard et son esprit. Tout à sa mission, il ignorait avec superbe le paquet coloré de biscuits secs en face de lui. D'ailleurs, il les détestait. Donner un goût de sable à des graines de blé concassées tenait de l'exploit, et à ce titre, il daignait leur accorder un minimum de respect. Mais ça s'arrêtait là. Oui, il les détestait presque autant que les bananes, pas pratiques et bourratives, ou encore les viandes bizarres qu'on pouvait trouver ici, sans parler des abjections biscornues qui hantaient certains placards -et tant qu'il y était, ajouta-t-il avec un brin d'ironie, il abhorrait aussi les oreillers déplumés, la couleur des murs, ses cheveux qui avaient eu la bonne idée de pousser et lui tombaient de loin en loin devant les yeux, les couloirs interminables, les pliages de papier idiots, ce fichu muscle qui s'était coincé quelque part entre sa nuque et son épaule, les éclats de voix tonitruants qui lui agressaient les tympans au détour d'une porte entrebâillée, et tout le reste.

Le gamin aurait pu dresser, dans un esprit plus pragmatique, la liste des choses qui ne lui tapaient pas sur les nerfs. Il n'en avait pas la moindre envie. Un pli de réflexion et de mauvaise humeur barrait son front. « Aller mieux » était un concept aussi dépassé que surestimé. Wang Huan Yue était en colère, Wang Huan Yue était frustré, et Wang Huan Yue tenait à ce que cela se sache. Il entreprit de triturer un bouton de manchette plus qu'à moitié décousu et poussa un énième soupir. Il n'aurait pas dû être étonné et, pour ça, il s'en voulait. Le monde avait toujours ourdi quelque complot mesquin à son encontre ; rien ne se passait jamais comme il l'aurait voulu. Malchance sur déveine, insulte sur injure, et deux grands cerisiers sur un gâteau putride.

S'il ajoutait à cela la propension de Courtney à lui rendre la vie impossible, il devenait évident que les choses allaient mal tourner.

Parce qu'elles ont mal tourné ?

Le Mandchou serra les dents, et ponctua la remarque de la sale petite voix à l'arrière de son crâne d'un nouveau soupir. Pas vraiment dans l'espoir de la faire taire -l'insolente l'assaillait de questions auxquelles il n'avait pas de réponse depuis la veille. Elle semblait trouver un regain d'énergie dans l'obscurité de sa chambre la nuit, mais cela ne l'empêchait pas de se tapir dans le premier recoin venu en journée pour le gratifier tantôt d'une réflexion cinglante, tantôt d'une interrogation perplexe.

Les femmes étaient des créatures mystérieuses, certes -il l'avait vite compris. Si Lener avait été une véritable fille, douce et calme, pleine de bon sens et de mesure, peut-être aurait-il pu faire un effort pour essayer de la comprendre malgré tout. Là, il avait l'impression d'avoir non seulement affaire à un ogre, mais à un ogre femelle. Il leva imperceptiblement la tête vers Aphrodite, assise non loin à sa gauche. Elle, au moins, avait le mérite de ne pas être aussi étrange. Plus impavide que réservée, ses préoccupations lui paraissaient plus directes que celles de Courtney -à tout le moins maintenant. Avant cette stupide scène dans cette fichue salle trop haute de plafond, il avait pensé que les ambitions et motivations de celle-ci ressemblaient en grande partie à celles d'un phoque.
Là, il n'était plus trop sûr. Il ne s'était pas attendu à grand chose, maestro incontesté des fuites à l'anglaise dès qu'il pondérait un peu trop risques et conséquences ; tout de même, il avait envisagé un rire moqueur, ou une bonne gifle, quelques insultes, et que savait-il d'autre encore.

Pas... Eh bien, pas ça.

-Dis, Aphrodite, finit-il par lancer pour briser un silence qu'il trouvait pesant, à peine brisé par le bruit des cookies que la jeune fille mangeait avec trop d'application. Qu'est-ce que ça veut dire quand...

Il hésita un instant, cherchant quelle question serait la plus pertinente. Quand une fille pleurait, vous embrassait, vous frappait et s'enfuyait en courant ? Trop direct. Quand... Quand quoi, exactement ? Il envisagea de laisser tomber le sujet et de simplement lui demander si Courtney avait été bizarre depuis la veille, mais cela lui parut superflu. Elle l'avait été avec lui, et ça lui suffisait.

Puisqu'il ne trouvait pas de moyen plus subtil de formuler la chose, Wang décida de se lancer :

-Quand quelqu'un te donne un coup de poing et s'en va en pleurant.

L'absurdité de sa phrase le frappa à la seconde où les mots sortirent de sa bouche, aussi se senti-il contraint de préciser quelque peu sa pensée :

-Et qu'ils donnent des démonstrations d'affection en même temps. Ou pas, en fait. Mais qu'on dirait que si. Et qu'en fait non.

Son discours tenait plus de la pelote de laine que d'un fil directeur. Il évita soigneusement de regarder Aphrodite. Poser la question directement à la principale intéressée aurait été plus efficace -seulement voilà. Il se répéta qu'il n'en avait pas eu l'occasion, bien trop conscient des trésors d'ingéniosité qu'il avait développés pour réduire à zéro leurs chances de se croiser -son principal accomplissement ayant été de se cloîtrer dans un lieu moins évident que sa chambre, et d'éviter comme la peste les lieux de passage comme la cuisine. Avant de réaliser que sa meilleure option s'y trouverait sûrement. Il avait tapé en plein dans le mille.

Il soupira derechef et se laissa couler un peu plus sur sa chaise, avachi comme il n'avait pas l'habitude de l'être. S'il avait mal au dos en plus d'avoir mal à la nuque, Courtney entendrait parler de lui. Au fond, c'était de sa faute.

Assise en tailleur sur la chaise, coudes contre la table, Aphrodite étudia longuement les possibilités qui s'offraient à elle.
Il n'y avait pas trente-six solutions. Il allait falloir choisir. Soit elle commençait par le cookie aux pépites de chocolat — son préféré —, et finissait par celui à la noix de coco, qu'elle aimait un peu moins, soit elle faisait l'inverse. Elle pouvait aussi en rajouter un autre à la fin pour équilibrer le goût. Deux contre un.
La logique lui disait de garder le meilleur pour la fin : comme ça, elle aurait le meilleur des deux goûts sur la langue au moment d'arrêter de grignoter. Son cœur, en revanche, lui grommelait que commencer par le moins bon aurait été une insulte aux pépites de chocolat. Si elle avait dû choisir entre faire équipe avec Courtney ou quelqu'un qu'elle aimait moins, elle aurait commencé par Courtney. Ça faisait sens. Quitte à faire du favoritisme, hein. Autant le faire bien.
Yeux plissés, horriblement déchirée, elle mordit dans son cookie préféré en attendant de pouvoir faire un choix. Ce n'était pas le dernier, donc ça ne comptait pas. Pas encore. Ça compterait bientôt, vu la vitesse à laquelle elle les avalait (faire du sport donnait faim), mais elle aviserait le moment venu.

Terribles problèmes de première importance.

En entendant le peut-être vingt-millième soupir quitter les poumons du garçon à sa droite, elle s'autorisa un regard discret dans sa direction. Elle était à peu près sûre que ce n'était pas les biscuits qui lui faisaient cet effet. Il n'y avait pas touché. Puis il soupirait déjà en arrivant, et elle le voyait mal être triste ou fatigué pour de la nourriture. Il n'y accordait clairement pas autant d'importance qu'elle.
Compréhensible. Pour beaucoup, ici, les gâteaux n'avaient rien d'exceptionnel. Ils avaient l'habitude. Et si même après des années passées au pensionnat elle persistait à s'émerveiller du goût de la fraise et de la vanille, elle comprenait être un cas à part. Ça lui allait très bien.
Le problème, c'était qu'à part pousser les biscuits un peu plus près de Wang, elle ne voyait pas trop quoi faire pour lui remonter le moral. Elle ne savait pas ce qui le travaillait ; encore moins si c'était grave ou pas. Échelles de mesures différentes, là encore. Faire tout un drame d'un rat dans un paquet de gâteaux ne la choquait pas, mais elle n'aurait pas pleuré ou soufflé pour si peu. Sa notion des problèmes graves tenait de l'annonce d'un décès plus qu'autre chose. Or, son ami n'avait pas l'air en plein deuil. A priori.

C'était compliqué, tout ça.

Résignée à attendre qu'il veuille bien lui expliquer ou aller mieux de lui-même, la demoiselle écrasa la pâte entre ses dents sans aucune pitié. Elle n'allait pas le faire parler. Ça ne lui aurait pas plu qu'on insiste, donc elle n'insistait pas elle-même. Beaucoup prenaient ça pour un manque d'intérêt de sa part, mais c'était juste sa façon de fonctionner ; elle préférait laisser les autres respirer.
Le cookie n'était qu'à moitié mâché lorsque Wang prit la parole, mais elle ne se pressa pas pour l'avaler. Il ne se dépêcha pas de finir sa question, non plus, donc tant mieux. Ils se comprenaient. Bonne entente implicite. Elle appréciait.

Sourcils froncés, perplexe, la fin de sa question la laissa tellement perplexe qu'elle faillit en parler la bouche pleine. Et heureusement qu'elle dut prendre le temps d'avaler avant, finalement, parce qu'il n'avait pas fini.
Autant dire que sa précision ne l'aida pas du tout.
Au contraire.
Concentrée, elle réfléchit rapidement à la situation. Lui demander des conseils à elle pour des problèmes relationnels tenait presque de la blague, mais pourquoi pas. Elle voulait bien essayer.
A défaut d'être très au point avec les démonstrations d'affection et les subtilités des relations humaines, elle avait un bon esprit d'analyse. Ça pouvait aider.

« Ton quelqu'un a l'air confus, répondit-elle après un bref silence. J'aurais dit que ça ressemblait à une dispute, mais si on te montre de l'affection en même temps... »

Elle eut beau plisser les yeux et froncer les sourcils, aucune révélation divine ne lui vint. Ça lui fit juste mal aux muscles faciaux.
Tournée plus franchement vers Wang, pointe des pieds par terre, elle lui vola la boîte de biscuits pour mieux l'ouvrir.

« Mais je visualise mal. Comment tu fais pour faire les trois en même temps ? »

Sa phrase fut ponctuée par le bruit du carton qu'on déchire.
A deux, ils allaient bien réussir à comprendre.

Confus. Wang retourna le mot dans sa tête, le désarticula minutieusement -comme si la réponse à toutes ses questions devait se trouver là, dans les entrailles figuratives de ces quelques lettres. Confus. Ça tombait plutôt bien, parce que ce terme avait retrouvé toutes ses lettres de noblesse ces derniers temps. Pas que le gamin eut un jour été particulièrement sûr de lui mais, fort d'un petit talent pour le tabula rasa, ces petits manques de clarté ne l'avaient jamais dérangé. Quand il ne comprenait pas quelque chose, il s'en détournait avec un haussement d'épaules. Parfaite traduction de l'importance toute relative qu'il accordait au problème. C'était en essayant de braquer une torche sur les embrouillaminis de ses éventuels sentiments pas tout à fait amicaux envers Courtney qu'il s'était retrouvé dans la panade.

La voix de la logique, implacable, lui soufflait donc de laisser tomber, content de ce « confus » qui n'expliquait rien, et de ne pas chercher à remuer plus de mélasse.

Il trouva que c'était une bonne idée.

Il resta pendu aux lèvres de son amie.

La voix froncer les sourcils lui mit du baume au cœur : l'impression tenace d'être profondément stupide pour buter sur un problème qui, connaissant Lener, ne devait pas avoir de réponse plus poussée que « connard » avait un peu piétiné sa fierté. Au moins, il n'était plus seul à y réfléchir. Peut-être qu'Aphrodite était capable de lire l'avenir dans les miettes de cookies. Il aurait au moins pu savoir si ça valait la peine de se torturer.

Huan Yue regarda les gâteaux disparaître sans grande émotion. Ces fichus biscuits lui retournaient l'estomac, de toute façon. Qu'ils aillent au diable. Ou qu'importait d'ailleurs les affres auxquels étaient vouées ces galettes débiles. Il envia presque leur vie facile avant de serrer les lèvres. Cette histoire lui avait mis la tête à l'envers. Il n'était pas du genre à se défouler sur des objets qui, in fine, seraient mâchés et digérés sans avoir contemplé autre chose que le plastique blanchâtre de leur boîte. Sur des objets tout court, lui semblait-il.

Confus, hein ?

Le Mandchou s'autorisa un instant de réflexion. La scène avait beau s'être jouée en boucle entre les parois de son crâne un nombre incalculable de fois, les mots à mettre dessus lui échappaient toujours. Merde, qu'est-ce qu'elle avait fait, déjà ? Les événements s'étaient enchaînés sans souci de cohérence en l'espace de quelques battements de cœur. Est-ce qu'on pouvait considérer que c'était en même temps ? L'ordre avait-il la moindre importance ? Et si la réponse se cachait dans les détails, hein ? C'était bien le cas du diable. Pourquoi pas le cerveau de Courtney et l'explication biscornue à... Eh bien, à ça ? Les détails. Pas convaincu, il fit la moue, couvant encore la table du regard.

« Ben, j'irai pas jusqu'à dire que c'était en même temps. D'abord elle a pleuré. Ensuite le reste. »

Huan Yue se demanda s'il aurait compris grand-chose à son propre discours ; probable que non. Il faisait toutefois confiance à Aphrodite pour démêler l'écheveau qu'il lui servait.

A voir la perplexité gravée sur ses traits, c'était peut-être légèrement déplacé. Il ne considérait pas avoir vraiment le choix, aussi reprit-il :

« J'avais fait des koalas. Enfin non, corrigea le gamin avec un brin d'humeur, son esprit allant s'écraser contre ses compétences douteuses en origami. C'étaient des roses, d'abord, mais je reconnais que c'était... »

« Super moche » lui vint en tête en premier, mais ce langage venait droit de Courtney et des autres amateurs de jean-portables qui arpentaient le pensionnat. Il se reporta donc sur un euphémisme tout aussi juste :

« Pas très réussi. »

Les figures de style sauvaient des vies chaque jour -ou à tout le moins déviaient-elles les assauts des pliages ratés sur son orgueil ce jour-là, et c'était bien suffisant.

« Donc, j'avais les koalas. Et j'ai peut-être dit à cette personne que... Je sais plus, enfin que j'avais rien contre les baleines et que je l'appréciais. Un peu. Enfin non, que je la détestais pas. Voilà. Quelque chose comme ça. Après je suis sorti, et elle a pleuré. Et après elle m'a embrassé. Et après elle m'a frappé. Ou peut-être pas dans cet ordre-là précisément. Mais c'est l'idée. »

Le moulin à paroles avait été lancé pour se heurter au barrage de sa compréhension fort limitée de ce qui s'était passé -mais il restait persuadé d'avoir donné tous les éléments dont il disposait. Wang leva les yeux vers Aphrodite, d'un sérieux mortel pour quelqu'un qui venait d'évoquer tout à trac koalas, roses et baleines. Il s'en remettait à elle.

S'il y avait quelque chose à tirer de tout ça, lui n'arrivait à rien.

Pendant que Wang réfléchissait, Aphrodite s'occupa d'achever le carton la séparant des biscuits. Ça ne demanda pas beaucoup d'efforts ; deux trois mouvements agiles et définitifs, un coup sec du poignet et le gémissement plaintif de la boîte qu'on déchire. Pas de pitié. Elle avait faim et eux, ils étaient là pour être mangés : tout s'emboîtait à la perfection. Leurs buts se rejoignaient. Ils se comprenaient.
Si elle avait pu comprendre aussi bien ce que lui racontait son ami, ça l'aurait quand même sacrément arrangée.
Biscuit coincé entre les dents, elle ralentit la mastication chaque fois qu'il ouvrit la bouche pour être sûre de bien l'entendre. Le problème avait l'air franchement complexe ; elle allait avoir besoin de toutes ses cellules grises et de tous les éléments de l'histoire pour espérer pouvoir remettre de l'ordre dans tout ce bazar. Qui commençait par des larmes, apparemment.
Déjà, Aphrodite se sentit bloquer.
L'impression d'être la pire conseillère relationnelle possible revint la heurter de plein fouet. Elle ne savait même pas pourquoi les gens avaient tendance à pleurer ; peu importe le temps qu'elle avait pu passer à côtoyer des civils comme Courtney ou Wang ou Alex, elle peinait toujours à associer les larmes à autre chose que la mort et la douleur physique. La fatigue, à la rigueur. Avoir conscience que beaucoup de personnes (surtout les filles, soit-disant) pleuraient en réponse à toute émotion négative ou extrême était une chose ; le comprendre réellement en était une autre.
Alors si en plus il rajoutait des koalas, la logique avait vite fait de quitter le navire.
Pour le coup, elle oublia carrément de mâcher. Essayer de se représenter quand comment et dans quelles circonstances on pouvait faire une rose si ratée qu'elle se transformait en koala menaçait de lui filer la migraine — sans exagérer. Et encore ; heureusement qu'elle savait ce que c'était, un koala, parce que sinon elle n'aurait même pas pu faire semblant de raccrocher les wagons. Et il y en avait, des wagons.
Il y en avait beaucoup.
Qu'il rajoute des baleines à son petit zoo ne l'étonna qu'à moitié, mais elle se garda de tout commentaires. S'il aimait les métaphores animales, elle ne comptait pas l'empêcher d'en utiliser. Il devait bien y avoir une raison au fait qu'il refuse d'être précis, et le forcer à dire les choses comme elles étaient, sans se perdre ni élaborer plus que nécessaire, en se cantonnant aux faits, aurait risqué de le braquer. Elle avait l'habitude de ce genre de détournements pas forcément subtiles.
Ça compliquait encore plus les choses, mais il allait falloir faire avec.

« Donc... » Très concentrée, la demoiselle avala les restes de son biscuit avant de poursuivre : « Tu lui as dit que tu la détestais pas, tu es sorti, elle a pleuré, elle t'a embrassé, et elle t'a frappé. »

Beaucoup de mouvement en très peu de temps. L'ordre avait quand même un semblant d'importance, pour le coup ; surtout s'il avait dit ou fait quelque chose entre les deux qui puisse mériter de passer de l'affection à la violence.
Mais en imaginant qu'il n'ait rien fait de particulier, et que tout se soit enchaîné pour la même raison, elle ne voyait pas trente-six scénarios possibles.

« Si elle t'a embrassée, je pense pas qu'elle soit trop fâchée, répondit-elle en haussant les épaules. Ou pas que, en tout cas. J'embrasserais pas quelqu'un que je déteste. »

Ni qu'elle appréciait. Comme certains le faisaient, ici, elle n'excluait cependant pas la possibilité. Il y avait des gens moins sérieux que d'autres à ce niveau.

« Mais c'est quand même... Fort, comme réaction, ajouta-t-elle en tapotant pensivement sur la boîte ouverte. Ton 'je te déteste pas' a dû lui faire de l'effet. »

Dans un sens ou dans l'autre. Mais de son avis, vraiment, un baiser constituait une réaction plutôt positive.

« Ce serait plus simple de demander directement à la personne, tu sais. Et ils viennent faire quoi là-dedans, les koalas ? »

Ça avait piqué sa curiosité. Elle aurait bien aimé savoir transformer des roses en koalas, elle aussi.

Wang hocha vigoureusement la tête. C'était ça -dans les grandes lignes, songea-t-il sans pour autant essayer de vraiment se rappeler des mots qu'il avait pu prononcer alors. Il se souvenait en avoir préparés une armée pendant des heures, harangué son cœur avec de beaux discours et levé des trésors de poésie. Ces lâches soldats avaient pris leurs jambes à leur cou à la seconde où Courtney était arrivée et, de toute évidence, sa mémoire avait suivi le mouvement. Peut-être bien qu'il n'avait pas dit qu'il ne la détestait pas ; peut-être même qu'il l'avait formulé autrement, ou peut-être qu'il ne l'avait pas formulé du tout. Le Mandchou restait persuadé que l'idée était passée. Entendre Aphrodite relater les événements avec la froide logique qui lui était propre leur conférait un semblant de véracité.

Ce n'était pas non plus comme s'il l'avait demandée en mariage.
Il ne lui avait rien demandé du tout, d'ailleurs.
Si Wang avait laissé traîner les choses plus longtemps, il se serait sas doute convaincu qu'il n'avait fait que lui proposer un thé.

Il ravala un soupir de soulagement lorsque son vis-à-vis annonça son verdict. Pas trop fâchée, c'était une bonne chose, non ? Il l'avait pourtant vue, lui. Et elle avait eu l'air foutrement en colère. Que ce furent ses frères ou son père, personne chez lui ne laissait cours à des épanchements pareils. Lener aurait à tout le moins pu lui faire la fleur de se décider ; des larmes quand on riait, des larmes quand on était triste, des larmes quand on était en colère, quand on avait peur, quand on était heureux -il ne comptait plus les raisons et ne pouvait que s'y perdre. Courtney n'était pas une madeleine, mais le phénomène n'en demeurait pas moins obscur aux yeux du gamin. Alors si Aphrodite le disait, il voulait bien que sa parole ait valeur d'or : Courtney n'était pas trop fâchée, point à la ligne.

Le mince sourire qui étirait jusqu'ici ses lèvres se flétrit aux commissures quand la jeune fille évoqua la principale intéressée, et finit en une franche grimace. S'il avait pu, il l'aurait fait. Il n'avait pas peur. Pourquoi diable aurait-il eu peur ? Il n'en avait simplement pas vu l'intérêt. Si elle avait voulu lui parler, alors elle serait venue le voir.
L'idée que Lener ait pu penser exactement la même chose de lui ne lui traversa pas l'esprit. Pas de place pour de telles considérations lorsque sa fierté, piquée au vif, enflait comme un ballon de baudruche. Et puis s'il lui demandait, souffla le Fatalisme tandis qu'il fronçait les sourcils, elle l'enverrait promener à coup sûr. Ç’aurait bien été son genre.

Wang voulut éluder la question des koalas d'un geste évasif du poignet, mais sa tentative d'esquive se heurta au regard inquisiteur d'Aphrodite. Quand avait-il évoqué ces bêtes horribles ? Voir ses fleurs délicates reléguées au rang d'ourson à bec lui avait inspiré un mépris certain pour ces animaux. Il inspira, cherchant à voir ce qui, dans les coins et les arêtes malhabiles du papier, avait pu évoquer un koala à son amie.
Il ne trouva rien.
Il en déduit que Courtney était juste bizarre.

« Mon frère faisait des origamis avant. Tu sais, les pliages avec le papier. J'ai voulu en faire aussi -des roses- sauf que de toute évidence, j'ai un peu oublié comment on faisait. »

Il décida, presque inconsciemment, de passer sous silence le fait qu'il n'avait jamais été particulièrement talentueux dans ce domaine. Si ce n'était pour réaliser de magnifiques projectiles informes. Au moins, se dit-il, je vise bien.

« Du coup Courtney a trouvé ça moyen, alors que très honnêtement, elle aurait fait pire. De là à savoir ce qui lui a fait penser à un koala dans une rose, certes un peu biscornue, j'en ai aucune idée. Tu lui demanderas. »

Il ponctua sa remarque d'un haussement d'épaules. Trop vexé par le souvenir de son échec cuisant, il ne se formalisa pas d'avoir laissé fuser le nom de la concernée. La conversation en avait été peuplée, à ses oreilles. Le Mandchou ne s'en rendit pas seulement compte.

Des pliages. D'accord. Le nom qu'il avait donné à la technique — origami — ne lui dit rien, mais elle le nota soigneusement dans un coin de sa mémoire pour aller le chercher dans un livre plus tard. Elle ne serait sûrement bonne à rien, s'il s'agissait d'être créative, mais ça valait toujours le coup de tenter sa chance. Elle était bien placée pour savoir que la persévérance et la technique pesaient souvent bien plus lourd dans la balance qu'un quelconque talent inné. Quand on s'acharne, on s'améliore. Simple.
Au moins, comme ça, elle pourrait un peu mieux compatir aux malheurs de son ami. Elle ne voyait toujours pas comment une rose en papier pouvait avoir des airs de koala. Avec beaucoup d'imagination, peut-être ? Ou bien en ratant beaucoup. Ça en devenait presque un art, à ce stade. Elle n'aurait jamais réussi à rater un avion au point de le faire ressembler à un lapin. Ça aurait juste eu des airs de papier froissé, moche et mal fichu.
Mais même si ç'avait été affreux, Courtney l'aurait encouragée.
Elle ne comprenait pas très bien ce que Wang et elle trouvaient de drôle à constamment se grogner dessus ; ils s'appréciaient, ça crevait les yeux, alors c'était faire beaucoup de bruit pour pas grand chose. Des histoires de tempérament, peut-être. Ce n'était pas la première fois qu'elle voyait des amis se traiter comme ça. Certains trouvaient ça drôle. D'autres ne savaient juste pas faire autrement. Question d'ego. De fierté. D'un peu tout et n'importe quoi.
Ça l'aurait arrangée qu'ils arrête de s'insulter — d'autant que ça pouvait faire mal, parfois, ou aller juste un pas trop loin et faire vraiment mal — mais en même temps, elle ne se voyait pas interférer dans leur relation. Quelle qu'elle soit au juste.
Elle n'aurait pas parié qu'il puisse y avoir plus que de l'amitié entre eux, mais elle n'avait jamais été très douée pour repérer ces choses-là. Ni quand on s'intéressait à elle, ni quand elle s’intéressait aux autres, ni quand deux de ses amis s'intéressaient l'un à l'autre. A moins qu'ils ne soient très vocaux ou vraiment, vraiment pas subtils, ça avait tendance à lui passer au-dessus de la tête. L'amour n'était pas sa première préoccupation dans la vie.

Alors pourquoi c'était à elle qu'on venait demander de l'aide, vraiment, elle n'en savait rien.

Histoire de gagner deux secondes de plus, elle croqua dans un biscuit. Eux, au moins, ils ne risquaient pas de faire n'importe quoi. Ou d'être déçus. Ou de ne plus vouloir se parler parce qu'ils se seraient mal compris.
Ils ne se rendaient pas compte de leur chance. Se faire manger, ça ne demandait pas beaucoup de réflexion. Elle les enviait, de temps en temps.
ce serait facile.

« Je lui demanderai. » Ça lui donnerait une opportunité de lancer le sujet sans forcer quoi que ce soit, tant qu'à faire. Elle prenait. « Tu veux que je lui demande ce qu'elle voulait dire, en même temps ? Ou tu te débrouilles. »

Venant d'elle, posée sur ce ton, la question semblait parfaitement sincère et innocente. Elle ne comptait pas jouer aux messagers entre eux pour régler les soucis de communication, mais elle avait tout le temps du monde devant elle ; s'ils avaient besoin d'un coup de main pour débloquer la machine, elle ne dirait pas non. Tant qu'on ne lui demandait pas de prendre un parti, au fond, elle s'en fichait un peu. Elle les appréciait tous les deux.
Elle n'imaginait pas Courtney lui demander de détester tous ceux qu'elle détestait juste pour faire front commun, de toute façon. Et puis elle ne détestait pas Wang. Ses commentaires sur son poids, sans doute que oui, mais pas le garçon en lui-même. Elle ne pensait pas, en tout cas.
Et si elle l'avait embrassée, à priori, elle non plus.

Wang s'autorisa un demi-sourire. Il aurait payé cher pour observer la scène, petite mouche discrète sur un mur : Courtney s'évertuant à expliquer ce qui tenait du koala dans ces morceaux de papier, avec force gesticulations et comparaisons spirituelles, voilà qui promettait d'être intéressant. Divertissant, corrigea-t-il. L'ennui venait sans cesse frapper à votre porte entre ces vieilles pierres. C'était sans doute pour cela qu'il trouvait Lener drôle : il n'avait simplement rien de mieux à faire. Quant à lui demander des éclaircissements sur d'autres points... Le garçon sentit les commissures de ses lèvres retomber. L'idée de laisser Aphrodite se charger du sale boulot, l'air de rien, auréolée de son aura de bonne amie et d'éternelle confidente autour d'un pot de glace trop sucrée avait quelque chose d'attrayant. Se délester d'une mission qu'il n'avait aucune intention d'accomplir et dont il ne retirerait à coup sûr que des injures et d'autres questions ; laisser quelqu'un de plus compétent lui tirer les vers du nez ; être loin, très loin, si l'envie lui reprenait de lui envoyer sa main en plein visage. L'un dans l'autre, ce n'était peut-être pas un si mauvais plan.

Il n'y avait que l'impression tenace de s'enfuir la queue entre les jambes pour le retenir d'accepter d'emblée, noyant la jeune fille sous moult remerciements venus du fond du cœur. La voie de la facilité brillait malgré tout de mille feux. Au final ç'aurait été pareil -Aphrodite s'en sortirait mieux. Il lorgna les biscuits, tiraillé entre le soudain besoin de se redonner une contenance et la certitude qu'il ne parviendrait pas à s'en saisir avant que son amie ne lui donne une bonne tape sur les doigts. Un soupir au bord des lèvres, il chercha les bons mots sans les trouver. C'aurait été plus simple s'il avait su au juste ce qu'il voulait dire.

« Je sais pas. T'envoyer demander, ce serait un peu... »

Une seconde de réflexion, une brève torture de ses boutons de manchette.

« Minable. »

Ce qu'il n'était pas. Or pleurnicher sur l'épaule d'Aphrodite parce qu'il ne comprenait goutte à ce que Lener avait dans la tête à part un vide criant l'était. Oh, il ne larmoyait pas en enfournant des scones parce que sa vie était fichue ; rien ne garantissait toutefois que Courtney ne se représentât pas ainsi la scène -et ça, il n'y aurait pas survécu. Elle ne lui en aurait pas laissé l'opportunité. Huan Yue s'imaginait déjà ses jours non plus jalonnés de repas et de levers de soleil, mais de Lener lui rappelant d'un air goguenard qu'il était plus délicat et fragile qu'une petite fleur de serre.

« Non, asséna-t-il de but en blanc après avoir laissé à cette éventualité le temps de lui geler les os. Elle pourrait croire que ça a la moindre espèce d'importance. Ou que ça me dérange. Alors que ça ne me dérange pas. Ça m'est égal, si elle est fâchée ou non. Je demandais juste comme ça. »

Le Mandchou se leva et entreprit de faire les cent pas entre la table et les placards. Son visage fermé et pétri d'entêtement avait beau crier le contraire, il s'appliqua à insuffler dans sa voix autant de détachement que possible. En cas de doute, ne jamais laisser l'adversaire apercevoir de faiblesse, de lézarde et de pans de murs poreux où appuyer. Il se répéta donc qu'il s'en fichait une deuxième puis une troisième fois, conférant à l'idée un crédit en carton par la simple force de la répétition. Peut-être que d'ici un mois ou deux, il en aurait été intimement persuadé. Ne lui serait plus resté qu'à éviter la principale intéressée pendant ce laps de temps. Option C, donc : elle ne lui demandait rien, et il ne se débrouillait pas.

Il ouvrit un des rangements et contempla les rangées d'épices, de condiments et autres curiosités sans importance.

« Tu pourrais vérifier qu'elle est encore en vie, par contre. Je l'ai pas recroisée depuis. Enfin, je sais qu'elle a des réserves pour l'hiver, mais... »

Parce qu'évidemment, non, il ne l'avait pas soigneusement évitée. Il referma la porte du placard avec un brin d'humeur. Parfois, le courage avait besoin d'un coup de pouce du destin pour se manifester. Et puisque ce dernier semblait fort occupé à se gausser de lui, un coup de pouce d'Aphrodite aurait tout aussi bien pu faire l'affaire.

Bouche pleine, Aphrodite haussa les épaules. Elle n'aurait pas été jusqu'à qualifier ça de minable. Est-ce que ça manquait de courage ? Sans doute. Mais être capable de reconnaître que la situation nous échappait, et savoir admettre qu'un peu d'aide ne serait pas de refus, c'était aussi une forme de maturité. Taper du pied devant le mur pendant des heures ne l'avait jamais fait reculer. Lancer le sac à la personne qui avait su l'escalader restait la meilleure des solutions, parfois, pourvu que le but soit de faire passer le message.
Si le but était de le donner soi-même, c'était autre chose.
Elle aurait été incapable de dire ce qui importait le plus à Huan Yue — avoir la réponse, ou entendre Courtney lui répondre. Alors elle se tut et ne jugea pas.
Pour ça, au moins, elle était douée.

« Non. Elle pourrait croire que ça a la moindre espèce d'importance. Ou que ça me dérange. Alors que ça ne me dérange pas. Ça m'est égal, si elle est fâchée ou non. Je demandais juste comme ça. »

Ah. D'accord.
La rouquine croqua lentement dans son biscuit, yeux rivés sur son ami, avec la même intensité et la même intention que des yeux exaspérés roulés vers le plafond.
Enfin. Essaya de le fixer, du moins — puisque monsieur trouva pertinent de se mettre à faire les cents pas (pour illustrer à quel point il n'en avait rien à faire, sans doute). Jamais elle n'avait vu quelqu'un avoir l'air aussi zen et détaché que lui. Il respirait le calme. La paix intérieure. Il n'aurait pas pu s'en moquer plus fort sans repartir dans l'autre sens, clairement. Elle voulait bien le croire.
Tenir la vérité à bout de bras la rendait juste plus évidente, pour le coup, mais c'était une réaction comme une autre. Qu'elle ne comprenait pas, qui n'avait l'air ni très pratique ni très utile, mais bon. C'en était une.
Refuser de tomber amoureux ou de s'inquiéter de quelqu'un dans le contexte de la guerre, soit. Elle l'avait fait. Mais sachant qu'ils étaient ici pour le restant de leurs jours et que Courtney n'allait pas mourir (elle y veillait), il n'y avait vraiment aucun risque à admettre qu'il l'aimait.
Ou l'aimait bien, à minima. Ç’aurait été un bon début.
Il le lui avait dit, avec les roses et les koalas. Or s'il était capable de le dire à la concernée, il aurait quand même pu le lui avouer à elle.

Après un regard sévère et presque triste à son brave biscuit, résolue, elle en jeta la moitié sur Wang. Il heurta l'arrière de sa tête sur un petit "pof" pas très glorieux avant de finir sa course par terre, dans un lit de petites miettes.

« Elle est en vie, affirma-t-elle, très sérieuse. Et peut-être qu'elle te taperait moins si tu lui disais que tu l'aimes, au lieu de l'insulter. C'est comme tes roses et tes koalas. Tu l'aimes bien, mais tu lui dis tout le temps qu'elle est grosse et stupide. »

Main levée entre eux, elle tenta d'extirper un autre biscuit du paquet.

« Et non. Elle n'est pas vraiment grosse et stupide. »

Ou pas à ce point. Courtney était toujours dans la moyenne. La meilleure moyenne. Elle aurait tué quelqu'un pour cette moyenne.
Sa main resta en place. Elle replia les doigts pour le pointer de l'index.

« Et non, insista-t-elle, tu ne le penses pas. Vous vous aimez bien. »

Sur quoi elle baissa le bras, satisfaite, et essaya vaille que vaille de dégager ses nouveaux meilleurs amis de leur emballage plastique. Elle ne savait pas pourquoi ils tenaient absolument à les enrouler dix fois dans dix trucs trop serrés, mais ça lui tapait sérieusement sur le système.
Le pire, dans cette histoire, c'était de savoir que quoi qu'elle dise, Huan Yue finirait quand même par aller traiter Courtney de cétacé. Inexorablement.
Et peu importe à quel point elle aimait Courtney, elle n'arrivait pas à l'imaginer répondre autrement qu'en fonçant dans le panneau avec la délicatesse d'un tank.

C'était à se demander comment ils communiquaient, parfois.

Souvent.

Le biscuit alla s'écraser sur le sol sans un bruit. Wang aurait pensé que puisque son honneur avait chu avec les miettes, un capharnaüm aurait fait trembler les murs du pensionnat ; mais l'onde de choc ne se propagea que sur ses nerfs à vif, laissant dans son sillage une paire de sourcils froncé, un menton levé et une mâchoire serrée. Le Manchou demeura résolument tourné vers les placards, tout aussi expressifs qu'Aphrodite mais bien plus justes dans leur jugement. Il ne méritait pas d'être agressé de la sorte pour avoir énoncé un fait que n'importe quel quidam aurait noté en apercevant Lener -et si la plupart se serait tue, lui pouvait se targuer d'être honnête. Ou mauvaise langue, ironisa sa conscience. Il l'étouffa d'un croisement de bras. C'était elle, la vipère.

Dans cette affaire, Huan Yue se trouvait irréprochable. Si ce n'était pour ses pliages. Mais l'idée que des roses plus réussies fussent parvenues à changer le dénouement de la scène lui parut grotesque.

Tout comme la relation douteuse entre ses soi-disant insultes et le comportement déplorable de Courtney. Rien à voir, songea-t-il. Il pouvait plisser les yeux tant qu'il le voulait, le rapport lui semblait au mieux capillotracté, au pire tout à fait fictif. Certes, il l'appréciait. Certes, il lui faisait parfois remarquer que sa silhouette évoquait plus un gâteau au beurre qu'une nymphe des bois, et son comportement celui d'un sanglier plutôt que d'une jeune femme. Il restait persuadé que le problème venait d'elle et non de ses commentaires -après tout, Lener pouvait difficilement se prendre pour autre chose que ce qu'elle était. S'il la supportait malgré tout, ce n'en était que d'autant plus flatteur et magnanime de sa part. Elle aurait dû lui lancer des fleurs. Aphrodite était injuste.

D'autant que Courtney était vraiment-

« Et non. Elle n'est pas vraiment grosse et stupide. »

Il se tourna vers la jeune fille. Bien sûr que si. Aphrodite était son amie et donc biaisée. Elle était grosse et stupide et lui le-

« Et non, tu ne le penses pas. Vous vous aimez bien. »

Elle laissa tomber son index accusateur et Wang s'appuya au plan de travail sans se dérider ni se laisser démonter. Ou alors seulement un peu. Il n'avait pas le courage de se lancer tête baissée dans le mur de conviction qu'avait érigé Aphrodite en quelques mots. Buté, le Chinois observa le silence. Il n'avait jamais moins aimé son frère aîné de lui avoir si souvent répété qu'il était fainéant. Peut-être que c'était différent chez les filles. Il n'en savait rien et se fendit d'un nouveau soupir un rien agacé.

« Je peux bien l'aimer et quand même la trouver grosse et stupide. Peut-être que j'ai juste très mauvais goût. Ou que je suis très magnanime. »

Il hésita une seconde, tâchant bon gré mal gré de s'imaginer une de leur conversation et d'en soustraire jusqu'à la dernière remarque vaguement négative. Il ne lui resta qu'un silence bizarre.

« Et puis elle m'insulte aussi, je te signale. Blablabla soviétique, et ceci et cela. Je ne vois pas pourquoi ce serait à moi de m'incliner. »

Il ravala un « ce serait humiliant » qui ne se traduisit que par un nez pincé. Il n'avait pas envie de savoir qui avait lancé les hostilités en premier -parce qu'il aurait dû reconnaître qu'a priori, c'était lui.

« Je pourrais lui offrir un milk-shake de la paix, réfléchit-il à haute voix, pour lui dire que je m'en fiche qu'elle réagisse de façon totalement incohérente mais que je suis plutôt réjoui qu'apparemment elle ne me déteste pas. »

C'était peut-être un message un peu compliqué pour un milk-shake, mais il ne remettait pas en doute la force symbolique de ces trucs. Même s'il n'était selon ses amies pas censé y mettre du poisson.

« Ou alors tu crois qu'elle le prendrait comme un « tiens, de la nourriture parce que t'en es plus à un bourrelet près et que tu ne réfléchis qu'avec ton estomac ? » »

Aphrodite jeta un regard bref mais atterré à son ami. C'était fou, à quel point il pouvait être têtu. Elle n'avait rien contre — patience oblige —, mais quand même. Dans des moments pareils, elle ne voyait plus que ça.
Enfin, soit. D'accord. Courtney aurait pu être réellement grosse, réellement stupide, et lui aurait pu l'aimer malgré tout. Mais quand on aime quelqu'un (et il l'aimait, peu importe le sens et l'intensité), on ne lui dit pas des horreurs. Il avait bien vu que Courtney n'aimait pas être comparée à une baleine. Qu'elle réagissait mal, quand on insultait son intellect. Ça pouvait s'entendre. Sembler logique. Il aurait dû comprendre, mettre le sujet sous clef et le laisser sous la paillasson pour ne pas la vexer ; ça ou apprendre à la taquiner plus gentiment. Au choix.
Mais non. Il insistait. Violemment. Avec la grâce d'un tank. Et oui, Courtney aussi. Elle savait bien. Elle la connaissait.
Quand bien même, l'un n'excusait pas l'autre. Et ce n'était pas une histoire de s'incliner. Elle continua de faire une petite liste dans sa tête, mains appliquées à extraire un gâteau du paquet, sourcils froncés. Elle ne voulait pas lui couper la parole et risquer de rater une ouverture.

On ne sait jamais ; il allait peut-être avoir une révélation. Concéder du terrain à l'ennemi. Puisque Courtney était l'ennemi, apparemment. Un peu difficile à concevoir, mais pourquoi pas. Il pensait bien ce qu'il voulait.
Tant que ça finissait bien, toute cette histoire, ça lui était égal.

« Ou alors tu crois qu'elle le prendrait comme un « tiens, de la nourriture parce que t'en es plus à un bourrelet près et que tu ne réfléchis qu'avec ton estomac ? » »

... Bon. Ils n'étaient pas sortis de la zone dangereuse. Mais.
Appuyée contre le dossier de la chaise, Aphrodite abandonna ses précieux gâteaux pour plutôt secouer la tête.

« Elle le prendra comme ça si tu le lui dis, fit-elle remarquer très justement. Sinon, elle pensera juste que tu lui offres un milk-shake. Si elle te demande pourquoi, dis lui que c'est un milk-shake de la paix. C'est facile. »

Ça semblait facile, du moins. Elle ne doutait pas que son ami y verrait de terribles subtilités que son honneur ne saurait accepter. Les garçons étaient un peu stupides et rigides, parfois. Pas tous, mais beaucoup de ceux qu'elle avait connu. Huan Yue n'était pas mieux.
Il ne voulait pas perdre. Ou s'incliner. Ou s'humilier — peu importe. Elle avait bien saisi.

« Je sais que Courtney est casse-pieds, par moments. » Pas avec elle. Mais quand même. « Le problème, c'est que si aucun de vous deux ne fait le premier pas, ça n'ira jamais nulle part. Si tu arrêtes de l'insulter, elle arrêtera sûrement aussi. »

Elle haussa les épaules. Sûrement. Elle n'en aurait pas mis sa main à couper, pour le coup.

« Mais un milk-shake, c'est bien. Ça relance la conversation sans la forcer à s'expliquer sur le champ, acquiesça-t-elle, de nouveau occupée à martyriser le plastique. Sans poisson ni insultes, par contre. »

Rien qu'à l'idée de coller un poisson dans le mélange de fruits de lait et de bonnes choses sucrées, Aphrodite sentit un frisson de dégoût la parcourir de bas en haut. Le sucre avec le sucre. Beaucoup de sucre avec beaucoup de sucre. Elle ne voyait aucun problème à mettre du chocolat et des fraises et des bonbons et des cookies dans son milk-shake, mais du poisson ou de la viande ? Non. Jamais de la vie.
Courtney aurait été d'accord avec elle, alors leur avis faisait loi. Elle faisait bien plus confiance à ses papilles gustatives qu'à ses capacités de résolution de problèmes amoureux.
Si ses conseils empiraient les choses, elle allait s'en vouloir un moment.

Wang comprit que son argumentation pourtant implacable n'avait pas fait mouche, mais alors du tout, lorsque Aphrodite troqua ses gâteaux pour une expression désabusée. Il savait qu'il avait raison ; il n'aurait pas dû tenir tant que ça à convaincre son amie de la légitimité des remarques qu'il lançait à Courtney. Et malgré tout, il s'accrochait à son approbation telle une bernique sacrément déterminée à rester sur son rocher. Le gamin ne savait même plus pour quoi il était venu la trouver : des conseils, ou de quoi le conforter dans son idée que c'était à Courtney de bouger ? Il devait bien reconnaître que sa politique d'autruche n'avait pas très bien fonctionné jusqu'à présent, mais était-ce une raison suffisante pour en changer ? Il haussa les épaules, l'air buté. Simple mon œil, songea-t-il. C'est tout sauf simple. Il pouvait bien dire et répéter qu'il n'y avait pas la moindre arrière-pensée derrière son milk-shake de la paix, ça n'empêcherait pas Lener de le lui lancer à la figure en hurlant. Ce n'étaient pas ses actions à lui, le problème. C'était elle.

A cette idée aussi, il s'y accrochait fermement. Courtney ne le croirait pas, sa fierté se retrouvait foulée aux pieds et leur situation n'aurait pas avancé d'un iota.

Qu'il complique inutilement les choses ne lui traversa pas l'esprit.

« Je sais que Courtney est casse-pieds, par moments. Le problème, c'est que si aucun de vous deux ne fait le premier pas, ça n'ira jamais nulle part. Si tu arrêtes de l'insulter, elle arrêtera sûrement aussi. »

Le Mandchou hocha la tête, ravi d'entendre Aphrodite relever les torts de leur amie commune. Casse-pieds n'était pas encore assez fort à son goût, mais ça faisait l'affaire. Irritante, contrariante, têtue, bruyante. Il aurait pu y passer des heures que la liste de ses « moments casse-pieds » n'aurait pas été exhaustive. Il ne réalisa pas qu'un sourire était venu décorer le coin de ses lèvres. Insupportable, se dit-il simplement. Complètement insupportable.

« Mais un milk-shake, c'est bien. Ça relance la conversation sans la forcer à s'expliquer sur le champ. Sans poisson ni insultes, par contre. »

Ca relance la conversation ? C'était elle qui était partie en pleurant, pas lui. D'autant que passer de koalas ratés à un milk-shake au saumon, c'était...

Non, à la réflexion, il restait dans la continuité des choses. Plus ou moins.

« Et pourquoi ce serait à moi de le faire ? Je le fais déjà tout le temps. »

La faiblesse de son argument le frappa de plein fouet et manqua de le laisser sur le carreau. Quant à la petite voix de sa conscience, elle se tordait de rire entre ses oreilles. Oui, bon, concéda Wang. Peut-être pas tout le temps. Mais il avait déjà fait un pas de géant en lui déclarant -eh bien, qu'il ne la détestait pas. Si elle n'était pas capable de se rendre compte qu'il faisait des efforts, alors qu'elle reste dans son coin, à bouder. Ça n'allait pas être de sa faute.

C'est toi qui boude.

Je ne boude pas.

Tu boudes.

Désireux de quitter cette sente glissante, Huan Yue décida de basculer sur un affront tout aussi criant :

« Et pourquoi sans poisson ? Ça fait... Du sucré-salé. Et c'est bon. Je vois pas le problème avec mes milk-shakes. C'est bon pour la santé. Et. Voilà. »

Wang se saisit d'une de ces pommes acides qui reposaient dans une corbeille et lui décocha un regard noir. Fichue pomme. Foutus fruits. Ils étaient nuls, et il tombait toujours sur celui qui avait un morceau pourri, ou juste un goût immonde, et ils -bravo, te voilà reparti à insulter des objets innocents. Quel courage.

« Bon, lâcha-t-il, tâchant d'avoir l'air plus résolu qu'il ne l'était vraiment. Si je fais ça, et que je l'insulte pas, et qu'elle m'insulte quand même, je jure devant... Devant toi, tiens, que ce sera pas ma faute et qu'elle pourra bien regretter après, je m'en ficherai. »

Il hésita une seconde, tentant tant bien que mal d'élaborer un plan d'attaque.

« Si elle me le jette à la figure, je la traite de pachyderme. »

Le regard consterné que renvoya Aphrodite à Wang ne risquait pas de beaucoup l'impressionner ; elle passait son temps à ça, depuis dix minutes. Il devait être vacciné. Immunisé. Bientôt il allait les ignorer et elle n'aurait plus du tout d'autorité sur lui. Pas qu'elle ait l'impression d'en avoir beaucoup, pour être honnête, mais il l'écoutait quand même un minimum — même si c'était pour mieux la contredire sur le coup, elle pensait sincèrement qu'il en gardait quelque chose.
Ç'aurait été bête d'abuser de trop de pouvoir. Elle décida donc d'étrangler un soupir et de reposer les yeux sur sa tâche, sans commenter ni lui reprocher quoi que ce soit.
S'il avait retenu la leçon, pas besoin de lui expliquer pourquoi c'était à lui de le faire. Il le savait très bien. Il avait juste... Du mal à accepter. Et appliquer.

Tellement. Borné.

Demander à Courtney d'aller répondre quelque chose à son ami aurait sûrement été aussi sportif. Elle l'entendait couiner "mais il m'a rien demandé il m'a juste fait des koalas ratés" d'ici. Tellement de courage à la ronde.
Dans leur malheur, elle pouvait s'estimer chanceuse. Dorian avait toujours été dramatiquement clair dans ses intentions. Pas de koalas ratés ; pas de milkshake. Rien que des cœurs mal fichus et des déclarations à la douzaine.

... Et il lui manquait, maintenant. Génial.

« Et pourquoi sans poisson ? Ça fait... Du sucré-salé. Et c'est bon. Je vois pas le problème avec mes milk-shakes. C'est bon pour la santé. Et. Voilà. »

Sa grimace répondit pour elle. Même le paquet de gâteau protesta dans un crissement de plastique à en réveiller les morts. Pas. De sucré-salé. Ou pas comme ça, en tout cas. Ses milk-shakes étaient des abomination et des monstruosités et s'ils étaient bon pour la santé, alors tant pis. Elle préférait encore se bousiller tous les organes que de manger son mélange de film d'horreur.
Refiler quelque chose d'imbuvable à Courtney pour s'excuser, de toute façon, c'était un mauvais plan. Elle la connaissait. Et puis même — personne ne l'aurait bien pris. Dire "désolé" et offrir du poisson trempé dans des fruits et du lait, ça avait des airs d'attentat à peine dissimulé. Pour une fille sur les nerfs, ça pouvait faire toute la différence entre une discussion civilisée et une série de hurlements incohérents.
Gâteau coincé entre l'index et le majeur, elle le ramena à elle pour mieux croquer dedans.

« Bon. Si je fais ça, et que je l'insulte pas, et qu'elle m'insulte quand même, je jure devant... Devant toi, tiens, que ce sera pas ma faute et qu'elle pourra bien regretter après, je m'en ficherai. »

Aphrodite haussa un sourcil circonspect. Jurer devant elle, c'était audacieux. Mais soit. Elle acceptait. Elle serait là pour jurer qu'il l'avait prévenue, quoi que ça change au juste.
Affirmer qu'il s'en ficherait était un peu gros, pas très crédible, mais là encore, elle voulait bien prendre note. Comme ça, s'ils en arrivaient malheureusement à avoir cette conversation, elle pourrait lui appuyer un index entre les côtes en lui faisant remarquer que non, il ne s'en fichait pas du tout. Parce que ça l'aurait frustré. Évidemment. Mis en colère, peut-être même.
Elle aurait été jusqu'à dire triste, mais il ne l'aurait jamais admis. Pas la peine d'espérer.

« Si elle me le jette à la figure, je la traite de pachyderme. »

Et on y retourne.
Cette fois, elle laissa carrément filer un grognement exténué.

« Huan Yue. Non. »

Non et non. Non. Pas de pachyderme.

« Traite la de sirène, pas de pachyderme. C'est une sirène, insista-t-elle entre deux bouchées. Ou alors critique-la en la comparant à un truc moins moche. Comme... Une tortue. Ou un écureuil. Ou un chat. Pas un truc gros et méchant. »

Courtney ne méritait d'être comparée qu'à des choses mignonnes et gentilles et motivantes. Elle n'accepterait rien d'autre.

« Courtney est un milk-shake pomme-pêche-framboise, conclut-elle gravement. Pas un milk-shake thon-pachyderme. Si elle te le jette dessus, dis-lui qu'elle est belle. Elle saura plus quoi dire. »

Sans compter que ça aurait été très drôle à voir.
Dans un sens, elle regrettait un peu de ne pas pouvoir assister à la scène. Juste pour pouvoir lever des panneaux et se cogner la tête contre la table. Un moment éducatif pour tout le monde.